La gériatrie, une jeune spécialité

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Thierry Pepersack Publié dans la revue de : Septembre 2016 Rubrique(s) : Gériatrie & Gérontologie
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Résumé de l'article :

Résumer en quelques lignes l’évolution de la gériatrie en Belgique au cours des 50 dernières années peut paraître une mission impossible...

Article complet :

Résumer en quelques lignes l’évolution de la gériatrie en Belgique au cours des 50 dernières années peut paraître une mission impossible. C’est en 1950 qu’est fondée la Société Belge de Gérontologie et de Gériatrie (SBGG). Deux ans plus tard, c’est l’Association Internationale Francophone de Gériatrie qui voit le jour à Liège. Les pionniers de la SBGG dont fait partie le Professeur Christian Swine ont réussi à faire reconnaître la Gériatrie en 1987, année à laquelle apparaît le premier Arrêté Royal la concernant. Les choses se sont accélérées depuis l’an 2000, année de la création au Ministère d’une cellule qualité pour la gériatrie. En 2005, paraît l’Arrêté Royal définissant la gériatrie comme une spécialité autonome. C’est en 2007 qu’est instauré le Programme de soins pour les patients gériatriques (PSG) dans les hôpitaux, qui sera évoqué plus loin.

LONGÉVITÉ ET ESPÉRANCE DE VIE

Une série de concepts est arrivée pendant la carrière du Pr. Christian Swine. Un premier concept, relatif à la démographie, est la longévité. Chaque espèce animale est définie par une longévité qui, chez l’humain, est d’à peu près 100 ans, même s’il y a des exceptions célèbres comme par exemple celle de Jeanne Calment. L’espérance de vie est, elle, la moyenne du nombre d’années qui sont à vivre. Chose d’extraordinaire, car unique dans l’histoire de l’humanité, l’espérance de vie à la naissance a fait au cours du 20ème siècle un bond de 20 à 30 ans. En 1900, une époque que décrit Zola, il y avait plus de 20% de la population qui décédait avant d’atteindre l’âge de 10 ans à cause de la précarité, des infections, la mortalité périnatale. La courbe d’espérance de vie qui était alors sigmoïde tend à se « rectangulariser » (1) (Figure 1) : peu de mortalité durant des décennies de vie, puis un taux élevé durant le 4ème âge. En Belgique on considère qu’une dame de 80 ans vivant à la maison, malgré une demi-douzaine de morbidités concomitantes (telles qu’une ostéoporose, une arthrose, une hypertension, une fibrillation auriculaire…), va en moyenne vivre encore 8 ans, dont environ 4 ans en bonne santé fonctionnelle, puis 4 ans en état de dépendance voire grabataire. La compression de la morbidité est une hypothèse qui est apparue en 1980, dans le New England Journal of Medicine, par Fried (2) qui avance que si cette dame de 80 ans reçoit une bonne prise en charge de ses problèmes de santé, incluant dans son cas une anticoagulation pour sa fibrillation auriculaire, elle pourrait probablement vivre encore 7.5 ans en bonne santé, jusqu’à la survenue d’une hémiplégie 6 mois avant son décès. Ce modèle de Fried a été validé 20 ans plus tard dans une partie particulière de la population (3-8).
En étudiant la santé au cours du temps d’anciens étudiants californiens qui se prêtaient à des examens médicaux annuels, on observe que ceux d’entre eux qui atteignaient la longévité de l’espèce humaine sans avoir trop de maladies et de dépendances fonctionnelles partageaient trois caractéristiques : ils n’étaient pas obèses, ne fumaient pas et dépensaient chaque semaine beaucoup d’énergie sous forme d’exercices physiques. On retrouve là des facteurs de risque qui concernent les maladies cardiovasculaires et des maladies neurologiques. Un des rôles de la gériatrie moderne est d’essayer de comprimer la morbidité des patients.

LA FRAGILITÉ ET LE MODÈLE 1+2+3

La fragilité est un autre concept majeur, auquel le Professeur Christian Swine a grandement contribué. Sa définition reste difficile à établir, même si sa reconnaissance par les équipes de gériatrie est assez aisée. La fragilité peut être décrite par le modèle 1 + 2 + 3 du Prof Jean-Pierre Bouchon, gériatre parisien, qui superpose trois processus pour expliquer l’évolution d’une fonction durant la vie adulte (Figure 2) (9). Il y a d’abord le vieillissement physiologique normal, qui n’atteint jamais la ligne en pointillé représentant le seuil au-dessous duquel une dépendance fonctionnelle survient. Le vieillissement normal n’explique pas les chutes, ni l’incontinence urinaire, ni les troubles cognitifs significatifs. S’ajoutent sous forme d’une 2ème pente les maladies chroniques, dont l’âge est le facteur de risque premier. On ne voit (presque) pas d’AVC chez des gens jeunes, ni de démence, ni d’ostéoporose. Si elles surviennent, les maladies accélèrent la pente vers le seuil d’incapacité (ligne en pointillés). Le 3ème processus est un événement aigu, qui vient précipiter la diminution de la fonction en question, heureusement souvent de façon en partie au moins réversible. On peut imaginer, sur la plan de la fonction de locomotion, une dame octogénaire qui marche moins vite (par effet du vieillissement de l’appareil locomoteur), qui aussi développe une gonarthrose et une maladie de Parkinson (maladies altérant sa marche), et qui chute par hypotension orthostatique (événement aigu, ici iatrogène si il est associé à la prise d’un médicament) et subit une fracture du col du fémur. La fragilité est la situation qui précède l’incapacité fonctionnelle.

LES SYNDROMES GÉRIATRIQUES

Les syndromes gériatriques sont un autre concept qui a émergé et qui transforme - ou devrait le faire - la médecine actuelle. Ces syndromes partagent des caractéristiques communes : une prévalence qui augmente avec l’âge, un impact sur la qualité de vie ou sur la dépendance fonctionnelle, une origine plurifactorielle (intriquant des maladies et des événements aigus, dans le modèle de JP Bouchon, (Figure 2), et l’importance d’un traitement multi-facettaire (10). Le syndrome gériatrique se distingue du syndrome internistique qui lui correspond à une entité spécifique sur les plans clinique, physiopathologique et thérapeutique. Par exemple, le syndrome de Cushing est spécifique sur les plans physiopathologique (hypercorticisme), clinique (atteintes caractéristiques au niveau cutané, musculaire, osseux, artériel, métabolique, ...), et thérapeutique (normalisation de la concentration en glucocortocoïdes). En gériatrie, les principaux syndromes gériatriques – chutes, état confusionnel aigu – sont autant de défis posés aux équipes pluridisciplinaires

LE PROGRAMME DE SOINS POUR LES PATIENTS GÉRIATRIQUES

La gériatrie, spécialité hospitalière, vise avant tout l’amélioration ou la préservation des capacités fonctionnelles des personnes âgées, malgré leurs problèmes de santé. Elle évalue leurs ressources autant que leurs déficits, et essaie de promouvoir leurs ressources et leur insertion sociale. Le professeur Christian Swine a été un des fers de lance pour développer en Belgique le programme de soins pour les patients gériatriques (PSG) à l’hôpital, qui repose sur cinq axes. Les unités d’hospitalisation, l’hôpital de jour gériatrique, les consultations, la liaison interne (équipe mobile, de consultance), et la liaison externe. C’est en amont des unités d’hospitalisation qu’il convient d’investir afin de détecter la fragilité avant que les personnes âgées ne se trouvent à l’hôpital avec une fracture de hanche. On sait par exemple que deux tiers des chutes des personnes âgées qui vivent à domicile sont susceptibles d’être prévenues si l’on détecte cette fragilité locomotrice et qu’on les prend en charge. La faiblesse actuelle du PSG est le manque de gériatres. Et sa force est le dynamisme de ses équipes pluridisciplinaires.

DES PIONNIÈRES DE LA GÉRIATRIE

Les grandes avancées en gériatrie sont les réalisations de grandes dames, qui lui ont donné ses lettres de noblesse, lors d’approches par une médecine basée sur des preuves, en particulier pour les principaux syndromes gériatriques. Sharon Inouye, de Boston, a étudié le delirium (également appelé l’état confusionnel aigu) d’abord lors d’études observationnelles qui ont identifié les facteurs prédisposant et ceux précipitant le delirium, puis par des travaux diagnostiques au cours desquels elle a développé la Confusion Assessment Method (CAM), et enfin par des études randomisées qui ont montré la possibilité d’en prévenir la moitié de cas à l’hôpital (11-15). Linda Fried a éclairé le concept de la fragilité, en définissant un phénotype de fragilité, qu’elle a validé en termes de survie. Ce phénotype est basé sur cinq critères, qui sont autant de diminutions : le poids, la force musculaire, la masse musculaire, de résistance physique, et la vitesse de marche (16). Mary Tinetti, de l’Université de Yale, s’est intéressée à la prévention des chutes, en identifiant ses facteurs de risque et leur modification. Ses travaux ont démontré une diminution de deux tiers des chutes des personnes âgées à domicile (17,18). À l’UCL aussi, nous avons des dames qui sont pionnières pour la gériatrie. Pascale Cornette a défendu sa thèse en 2005, consacrée à la fragilité, durant laquelle elle a développé le SHERPA - un score du risque de déclin fonctionnel - en suivant l’évolution de patients âgés admis dans le service des urgences des cliniques universitaires de Godinne et de Saint-Luc (19). Anne Spinewine, dans le domaine de la prescription des médicaments, a présenté sa thèse de doctorat en 2006 dans le service de gériatrie du Pr. Swine, démontrant l’impact positif d’un pharmacien hospitalier clinicien ; elle poursuit ses travaux avec Olivia Dalleur et Benoit Boland (20). Marie de Saint-Hubert, dans sa thèse finalisée en 2010, a clarifié l’association entre la fragilité et l’immuno-sénescence (21). Aux côtés de ces trois dames mousquetaires, Didier Schoevaerdts fait d’Artagnan, et a étudié (et combattu) les microbes multi-résistants, à propos desquels il a rédigé sa thèse de doctorat (22).

LA QUALITÉ DE VIE

Les échelles évaluant la qualité de vie sont surtout en rapport à la maladie ou au traitement, en oncologie par exemple. Puisque la qualité de vie individuelle prime au grand âge, des gériatres à Dublin ont étudié les domaines de qualité de vie individuelle et développé l’échelle SEIQUOL qui couvre les domaines médical, relationnel, affectif, spirituel, religieux, gastronomique, sexuel (23). Ils ont demandé aux patients âgés de ranger par ordre d’importance les domaines de qualité de vie. C’est la qualité de vie médicale qui a été placée en dernière position, alors que la qualité de vie relationnelle et affective est arrivée première. Une manière de définir la qualité de vie, c’est interroger son sens. Un mot qui en français en a trois : la direction (axiale), la perception (sensorielle), et la valeur (spirituelle) (24). La direction d’une vie se révèle par l’intérêt porté en gériatrie à l’histoire de vie de la personne, qui permet de la considérer non pas en objet de soin mais en sujet et en citoyen qui a créé la société dont nous bénéficions. La sensorialité est également à prendre en considération, par exemple quand se pose la question d’une sonde naso-gastrique à une personne âgée présentant des troubles de la déglutition. À laquelle s’ajoute la dimension des valeurs et de la spiritualité de la personne âgée, qui ainsi peut être placée au centre des soins qu’elle reçoit.

Affiliations

Gériatre, Centre Hospitalier Universitaire St-Pierre, Bruxelles

Université Libre de Bruxelles

Références

 

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