Pharmacie clinique et gériatrie

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Anne Spinewine Publié dans la revue de : Septembre 2016 Rubrique(s) : Gériatrie & Gérontologie
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Résumé de l'article :

En m’inspirant du thème des utopies choisi par l’UCL en cette année 2016, j’ai choisi les mots « audace » et « esprit critique » pour décrire quelques exemples d’innovation en cours et à venir pour une meilleure utilisation des médicaments chez les patients âgés. Je suis pour cela repartie du parcours de pharmacie clinique que j’ai débuté dans le service de gériatrie du Professeur Swine.

Article complet :

DE L’AUDACE ET DE L’ESPRIT CRITIQUE

Dès le début de ma thèse de doctorat en 2002, nous avons osé aborder deux domaines nouveaux, ceux de la prescription médicamenteuse appropriée et de l’interdisciplinarité. La porte du service de gériatrie de Godinne m’a été ouverte pour venir y mener un projet d’évaluation de la qualité d’utilisation des médicaments. Il fallait à son chef de service une audace certaine pour accueillir une collègue venant observer la pratique médicale et trouver des pistes pour optimiser l’utilisation des médicaments. Des interviews avec des médecins, des focus groupes avec des patients, et un mois d’observation dans deux services de gériatrie dont celui à Godinne nous ont permis d’observer que la prescription inappropriée est fréquente, et que pourraient être améliorés le conseil au patient ainsi que l’information au médecin généraliste à propos des médicaments à la sortie du patient (1).

Suite à ce premier travail, le Professeur Swine a permis que soit testé un nouveau modèle, celui de pharmacie clinique. La pharmacie clinique est une discipline où le pharmacien est amené à être proche du patient et des autres intervenants, et essaie de faire bénéficier de ses compétences en pharmacologie et pharmacothérapie. Un article écrit dans le Louvain Médical (2) au début de ce travail faisait le point sur la pharmacie clinique qui, à l’époque, n’existait pas en Belgique. Cet article proposait que cette discipline soit développée en Belgique en raison de nombreux avantages espérés et de réelles opportunités dans le cadre de l’évolution des soins de santé.

Nous avons conduit une étude contrôlée randomisée pour évaluer la valeur ajoutée de la collaboration avec un pharmacien clinicien. La moyenne d’âge des patients en unité de gériatrie était de 82 ans. Le pharmacien intervenait en faisant une révision structurée de la médication, et proposait d’arrêter des médicaments, d’en ajouter des nouveaux, ou de modifier d’autres aspects de la prescription comme par exemple les posologies. Cette étude a montré une amélioration statistiquement significative de la qualité de la prescription des médicaments entre l’entrée et la sortie du patient. L’impact clinique de ces conseils a été considéré comme significatif puisque nous avons observé, par séjour et par patient, en moyenne cinq interventions à impact modéré et deux interventions à impact majeur pour le patient.

Cette thématique a été source de projets également aux Cliniques universitaires Saint-Luc. À titre d’exemple, une étude a observé que parmi des patients âgés à profil gériatrique admis par les urgences, une admission sur quatre est reliée aux critères STOPP/START de prescription possiblement inappropriée (4). Une autre étude, également menée faite dans le cadre de la gériatrie de liaison à St-Luc, a montré que l’utilisation de cette grille STOPP/START permettait de doubler l’arrêt des médicaments potentiellement inappropriés à la sortie du patient, et qu’une bonne partie des modifications étaient maintenues (5).

La pharmacie clinique s’est développée en Belgique autour de binômes gériatre-pharmacien, comme par exemple à Gand à propos de la détection d’effets secondaires et de recommandations de pharmacie clinique; à Leuven où a été développé l’outil RASP adapté au milieu hospitalier ; ou à la VUB où sont étudiées les discordances médicamenteuses chez les personnes âgées et les aides électroniques pour la détection des interactions médicamenteuses.

La pharmacie clinique a bénéficié en 2007 d’un financement par le Service Publique Fédéral pour initier dans les hôpitaux belges des projets pilotes évaluant son intérêt. Une cinquantaine d’hôpitaux ont ainsi pu démarrer des activités, bien souvent dans les services de gériatrie. Aujourd’hui, de nombreux hôpitaux en Belgique ont un pharmacien clinicien attaché à temps partiel ou à temps complet au service de gériatrie.

L’esprit critique reste néanmoins de mise par rapport aux approches mises en place pour améliorer la prescription. La Collaboration Cochrane a publié une revue systématique sur les interventions visant à améliorer l’utilisation appropriée des médicaments chez les personnes âgées, qui conclut qu’il y a un impact démontré sur la qualité de la prescription mais pas (encore) sur des outcomes cliniques significatifs pour le patient, comme les réhospitalisations par exemple (6)
Un deuxième élément d’esprit critique peut se formuler par une question : la pharmacie clinique en unité de soins est-elle un luxe impayable ? On est aujourd’hui confronté à des difficultés pour maintenir et augmenter cette activité, à cause d’un manque de financement structurel suffisant. Même si la pharmacie clinique permet de diminuer certains coûts liés aux médicaments et à leurs conséquences, il n’est pas aisé de convaincre les décideurs d’y investir.

INTERDISCIPLINARITÉ

Dans le milieu ambulatoire également, plusieurs projets sont actuellement menés en Belgique sur la problématique des médicaments chez les personnes âgées. Un symposium sur cette thématique a eu lieu à l’INAMI en décembre 2015, dont le programme scientifique a mis en exergue la dynamique d’interdisciplinarité, par exemple par des présentations sur le rôle crucial des infirmières dans la surveillance des effets secondaires. Ce chemin de l’interdisciplinarité par rapport aux médicaments est entamé en milieu ambulatoire, également sur le plan de la recherche. Le projet « COME-ON » est une étude randomisée et contrôlée qui a eu lieu dans une soixantaine de maisons de repos et de soins (MRS) partout en Belgique, au nord comme au sud du Pays. Le groupe contrôle comprend des MRS qui continuent à travailler comme elles le font actuellement, tandis que le groupe intervention reçoit une formation par e-learning et met en place des concertations multidisciplinaires. Lors de ces dernières, l’ensemble des professionnels impliqués dans la gestion des médicaments se mettent d’accord sur la façon d’utiliser certaines classes de médicaments. Par ailleurs, il est demandé au médecin généraliste, à un infirmier de référence et au pharmacien qui livre les médicaments dans la MRS de discuter 20 minutes à trois reprises du traitement médicamenteux de chaque résident du groupe intervention, et de voir ensemble ce qui pourrait y être amélioré.

LA DÉPRESCRIPTION

« Ce n’est pas un art de peu d’importance que de prescrire correctement des médicaments, mais c’est un art d’une bien plus grande difficulté que de savoir quand les arrêter ou ne pas les prescrire ».

La « déprescription » est un mot apparu assez récemment, qui a un bel avenir. Pour preuve, Pubmed vient de créer en 2016 un MeSH qui s’appelle « deprescription ». Ces dernières années, des initiatives ont voulu rendre la pratique clinique de déprescription plus facile. Par exemple, une initiative canadienne à composantes pédagogique et de recherche - dont le site s’appelle « desprescribing.org » - fournit de nombreuses références sur la thématique de la déprescription, dont un algorithme adapté à la population gériatrique pour la déprescription par exemple des inhibiteurs de la pompe à proton, ou encore des benzodiazépines ou des neuroleptiques. À titre d’autre exemple, un article sur la déprescription qui identifie une série de stratégies à l’échelle des systèmes qui permettraient de faciliter la déprescription en pratique clinique : les points d’action s’adressent aux sociétés professionnelles, chercheurs, rédacteurs de guidances (guidelines), pharmaciens (7).

Dans le registre de la déprescription, vient d’être publiée une des premières études randomisées contrôlées où l’on étudie dans une population âgée et fragile non pas l’effet d’un nouveau médicament mais l’effet de l’arrêt d’un certain médicament (bras intervention) par rapport au fait de les continuer (bras contrôle). Dans cette étude, les résultats ne semblent pas du tout en défaveur d’un arrêt du traitement, ici les statines (8).

TECHNOLOGIE MODERNE

La technologie a sa place en 2016 dans l’utilisation appropriée des médicaments, que l’on peut illustrer à deux niveaux de service, celui du prescripteur et celui du patient. Au service du prescripteur, l’outil STRIP a été développé par l’équipe d’Utrecht dans le but de guider le prescripteur dans la révision de la médication chez la personne âgée (9).

Sur base des listes structurées des pathologies du patient et de ses médicaments, cet outil va permettre de guider les prescripteurs dans la détection de la sur-prescription, de la sous-prescription, d’effets secondaires et d’interactions médicamenteuses, et va ainsi lui faciliter le travail. Cet outil STRIP sera testé prochainement aux Cliniques universitaires Saint-Luc dans le cadre d’un projet européen (Horizon 2020) appelé OPERAM.

Au service du patient et du prescripteur, citons le projet SEAMPAT qui vise à faciliter la réconciliation médicamenteuse, à savoir la démarche qui vérifie qu’il n’y ait pas d’erreur dans le traitement médicamenteux lorsque le patient transite par exemple entre son lieu de vie et l’hôpital. Ce projet fait un lien entre les milieux ambulatoire et hospitalier. Par la technologie, sont développée deux applications, une pour le patient, l’autre pour le médecin. D’une part, celle pour le patient a pour but de l’aider à documenter les médicaments qu’il prend au domicile et donc diminuer le risque que certains médicaments soient oubliés quand le patient est admis à l’hôpital. L’application présente au patient une liste de médicaments qui vient d’informations fournies par son médecin généraliste, ou éventuellement par les hôpitaux voire les pharmacies. Le patient est ainsi amené à se positionner pour chaque médicament qu’il ne prend pas, ou prend différemment, ou pour lequel il a un doute. Les patients peuvent également rajouter de nouveaux médicaments si certains médicaments ne figurent pas dans la liste, ce qui est tout à fait probable. Une fois que le patient a validé sa liste, celle-ci est à nouveau disponible via le RSW à son médecin généraliste et aux hôpitaux qui sont reliés. D’autre part, celle pour le prescripteur compare sa propre liste médicamenteuse avec la liste du patient, voire avec la liste d’autres professionnels de la santé. Cette démarche est totalement intégrée dans le réseau santé wallon (RSW) qui permet l’échange électronique des données en Wallonie.

LE POINT DE VUE DES PATIENTS

Les trois exemples suivants montrent que parfois nous, chercheurs et cliniciens, avons un point de vue différent de celui qu’on pense être celui du patient.

D’abord, l’idée que « le patient ne serait pas d’accord avec un arrêt de ses médicaments ». Elle n’est pas forcément exacte, comme nous l’avons identifié dans les interviews au cours desquelles des médecins disaient qu’une des raisons pour laquelle ils n’arrêtaient pas certains médicaments, c’était que le patient tenait à ses médicaments et qu’il ne serait pas d’accord d’arrêter ce traitement. Lorsque l’on confronte cette opinion à l’avis des patients, force est de constater que le patient ne dit pas toujours qu’il n’est pas d’accord d’arrêter certains traitements. Ceci montre l’importance d’avoir une communication et une concordance à propos des objectifs sur lesquels on veut arriver ensemble par rapport au traitement médicamenteux.

Deuxième idée : « le patient perçoit les risques liés à la discontinuité des traitements médicamenteux ». Dans le cadre du projet SEAMPAT, évoqué plus haut, une anthropologue a réalisé des entretiens avec des personnes à leur domicile, pour essayer de comprendre - en utilisant la technique du récit de vie - la perception des patients par rapport à la problématique de la discontinuité des traitements. Les patients n’ont pas, en tout cas pour beaucoup d’entre eux, la perception du risque qui y est associé. Amener des patients à utiliser des outils électroniques aidant à la continuité des médicaments, alors qu’ils n’ont pas la perception du risque, est un défi que nous allons devoir relever.

Troisième idée : « les patients ont les mêmes priorités que nous, cliniciens ». Pour le domaine de la révision de la médication, nos récentes enquêtes ont montré que les chercheurs, les cliniciens et les patients sont tous intéressés de prévenir les hospitalisations liées aux médicaments. Par contre, ce qui en termes de révision de la médication est prioritaire pour les patients mais pas pour les chercheurs et les cliniciens, c’est la qualité de vie, et plus spécifiquement la douleur. La douleur n’a jamais été évaluée dans les études sur la révision de la médication mais a été positionnée en première priorité par les patients. « What matters to you ?» est une question prioritaire sur laquelle notre équipe de recherche va continuer à travailler dans les années qui viennent.

Affiliations

Pharmacien, Louvain Drug Research Institute, Clinical Pharmacy Research Group (LDRI/CLIP)

Faculté de Pharmacie et Sciences Biomédicales, Université catholique de Louvain

CHU UCL Namur, Département de Pharmacie

Références

1. Spinewine A, Swine C, Dhillon S, Franklin DB, Tulkens PM, Wilmotte L, Lorant V. Appropriateness of use of medicines in elderly inpatients: qualitative study. BMJ 2005; 331:935-9.
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2. Spinewine A. La pharmacie clinique, une nouvelle orientation pharmaceutique au service des patients: Réalisations à l’étranger et possibilités en Belgique. Louvain Med 2003; 122:127-39.

3. Spinewine A, Swine C, Dhillon S, Lambert P, Nachega J, Wilmotte L, Tulkens PM. Effect of a collaborative approach on the quality of prescribing for geriatric inpatients. A randomized, controlled trial. J Am Geriatr Soc 2007; 55:658-65.

4. Dalleur O, Spinewine A, Henrard S, Losseau C, Speybroeck N, Boland B. Inappropriate Prescribing and Related Hospital Admissions in Frail Older Persons According to the STOPP and START Criteria. Drugs Aging 2012, 29(10), 829-837.
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5. Dalleur O, Boland B, Losseau C, Henrard S, Speybroeck N, Wouters D, Degryse JM, Spinewine A. Reduction of potentially inappropriate medications using the STOPP criteria in frail older inpatients: a randomised controlled study. Drugs Aging 2014; 31(4):291-8.
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6. Patterson SM, Cadogan CA, Kerse N, Cardwell CR, Bradley MC, Ryan C, Hughes C. Interventions to improve the appropriate use of polypharmacy for older people. Cochrane Database of Systematic Reviews 2014, Issue 10. Art. No.: CD008165. DOI: 10.1002/14651858.CD008165.pub3.
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7. Scott IA et al. Reducing inappropriate polypharmacy: the process of deprescribing. JAMA Intern Med 2015;175(5):827-834. doi:10.1001/jamainternmed.2015.0324.
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8. Kutner JS et al. Safety and benefit of discontinuing statin therapy in the setting of advanced, life-limiting illness: a randomized clinical trial. JAMA Intern Med 2015 May;175(5):691-700. doi: 10.1001/jamainternmed.2015.0289.
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9. Meulendijk MC, Spruit MR, Drenth-van Maanen AC, Numans ME, Brinkkemper S, Jansen PA, Knol W. Computerized Decision Support improves medication review effectiveness: an experiment evaluating the STRIP Assistant’s usability. Drugs Aging 2015 Jun;32(6):495-503. doi: 10.1007/s40266-015-0270-0.
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