La chronologie de sa biographie indique déjà ses différentes facettes : chirurgien chercheur, penseur. Né en 1873, près de Lyon, après une scolarité moyenne, il étudie la médecine, devient externe en 1893, interne à l’Hôtel Dieu où il aura pour maitres Jaboulay et Testut qui le formeront à la chirurgie. 1902 : Parution dans Lyon Medical d’un article fondamental : «La technique opératoire des anastomoses vasculaires et la transplantation des viscères». 1902 : Voyage à Lourdes où il est témoin d’un «miracle» dont la relation l’écartera sans doute du poste de chirurgien des hôpitaux. 1903 : Création de la clinique des accidents du travail. 1904 : Départ pour le Canada et ensuite Chicago où il développera les autogreffes chez l’animal. 1906 : arrivée au Rockfeller Institute à New-York où il installera un laboratoire et gravira les échelons, devenant directeur de chirurgie expérimentale. 1912 : Prix Nobel de médecine (le premier attribué à un chercheur aux USA – le deuxième à un Français) prix accordé en reconnaissance de ses travaux sur la suture des vaisseaux et la transplantation d’organes. 1914 : Retour en France où il développera avec Dakin sa méthode de lutte contre les infections qui sauvera des milliers de vie. Après la guerre, il retourne à New-York où il continuera à développer ses cultures tissulaires. 1935 : Publication de «L’homme, cet inconnu», ouvrage de retentissement mondial. 1936 : Communication de son travail avec Charles Lindbergh sur une pompe à perfusion, permettant la conservation d’organes (faussement appelé cœur artificiel). 1941 : Revient en France pour créer la «Fondation française pour l’étude des problèmes humains» qui sera à l’origine à la fois des études démographiques et de la médecine du travail en France. Il décédera le 4 novembre 1944, année de la publication de son dernier livre : « La prière ».
L’impulsion de la carrière de chirurgien chercheur de Carrel, alors étudiant en médecine, viendrait de l’assassinat du président Sadi Carnot à Lyon le 24 juin 1894 : un coup de couteau avait sectionné la veine porte et les chirurgiens n’ont pu suturer le vaisseau. Alexis Carrel résolut de se consacrer à prévenir ce genre d’accidents, prit des leçons auprès d’une célèbre brodeuse de Lyon, se procura des aiguilles très fines et se lança dans l’expérimentation animale développant ainsi sa technique de suture vasculaire. C’est ainsi qu’il publie l’article princeps à l’origine de sa gloire : «La technique opératoire des anastomoses vasculaires et la transplantation des viscères» (Lyon Médical 8 juin 1902). A Chicago, il réussira une transplantation de veine sur une artère, une transplantation rénale chez le chien (autogreffe). Les résultats impressionnent les chirurgiens américains comme les frères Mayo, ou Harvey Cushing qui le fera engager au Rockfeller Institute à New-York, pépinière de prix Nobel ultérieurs dont Christian de Duve. A. Carrel fut le premier membre de l’institut à recevoir le prix Nobel en 1912. Il développera d’autres techniques comme le «cold storage», les cultures cellulaires, parvenant à faire vivre des cellules d’un cœur de poulet pendant des années. Ces cultures in vitro permirent l’essor de la virologie avec ses applications comme la mise au point de vaccins. A la recherche de nouveaux horizons, il poursuivra ses recherches avec des échecs comme l’étude des processus de cancérisation (sa thèse de médecine de 1900 avait pour sujet le goitre cancéreux). Cherchant à conserver des organes vivants pendant longtemps, avec Charles Lindbergh – ingénieur ayant effectué la première traversée de l’Atlantique en avion – il développa une pompe destinée à remplacer le cœur et les poumons, permettant la survie par exemple d’une glande thyroïde isolée. En 1939, Carrel prit sa retraite à 65 ans, comme l’imposaient les statuts de l’institut.
En séjour en France, l’été 1914, il est mobilisé le 1er août comme médecin aide-major de 2ème classe et incorporé au centre de triage de la gare de Lyon. Triste usage pour une fine lame chirurgicale et prix Nobel. Suite à l’intervention de l’ambassade américaine en France, il est rattaché directement au sous-secrétaire d’Etat à la guerre chargé du service de santé militaire. Justin Godart lui attribuera d’abord une mission d’observation sur le front de la Somme et ensuite à l’hôpital de l’Océan, à La Panne, hôpital modèle, où il se liera d’amitié avec le Dr Depage. Le rapport est accablant : typhoïde et tétanos sont répandus – le matériel est vieillot (il y a des pansements vieux de 20 ans) ou inexistant (pas d’autoclave) – l’asepsie douteuse. Il sera alors chargé début 1915 d’organiser un hôpital expérimental pour soigner les blessés et perfectionner le traitement des plaies infectées : l’Hôpital Temporaire n°21 dit du Rond-Royal à Compiègne. Il bénéficiera de l’aide financière et logistique de la Fondation Rockfeller pour les laboratoires, pour la bactériologie et recrutera des collaborateurs : infirmières de Suisse, le chimiste anglais Dakin (auteur de la synthèse d’adrénaline). Ce dernier testera 200 antiseptiques et sélectionnera l’’hypochlorite de soude, dilué et neutralisé qui deviendra la solution de Carrel-Dakin. Leur méthode d’antisepsie consistera à analyser bactériologiquement la plaie, à l’irriguer avec la solution pendant la durée nécessaire pour stériliser celle-ci. La méthode a permis de réduire fortement les infections de plaies avec leurs conséquences : septicémie, gangrène, amputation. Et pourtant, Carrel se heurte à la méfiance et à l’hostilité des autorités médicales, civiles et militaires en France. Sa méthode a été appliquée à grande échelle par Depage à l’Hôpital de l’Océan. Elle a même été utilisée par les allemands avant la fin de la guerre. Elle a probablement permis de sauver des milliers de vies. Cette grande contribution à la chirurgie de guerre a été honorée par l’attribution de l’Ordre de Léopold par le Roi Albert à La Panne et de commandeur de la Légion d’Honneur par la France. En 1917, Carrel repartira aux USA pour former les chirurgiens américains à la chirurgie de guerre, avant leur envoi en Europe la même année.
«L’homme n’a saisi qu’un aspect de la réalité. Sur l’arbre de la Science, il a cueilli le fruit défendu; mais ce fruit n’était pas mûr; il nous donna connaissance de toute chose mais pas de nous-même.»
C’est l’ambition de son livre : « L’homme, cet inconnu » paru en 1935 c’est-à-dire dans un contexte d’entre-deux guerres, de dépopulation, de découragement et de crise financière (1929). L’ouvrage connaitra un succès fulgurant, traduit en 20 langues, écoulé à plus d’un million d’exemplaires rien qu’en France. Carrel veut comprendre tout l’homme, de la cellule à la société, comme en témoignent les titres des premiers chapitres : De la nécessité de nous connaitre nous-mêmes – La science de l’homme – Le corps et les activités physiologiques (le sang – les échanges chimiques – la circulation, etc…) – Les activités mentales – Le temps intérieur. Son esprit curieux le mène à parler du mysticisme, de la télépathie : « Il ne faut pas supprimer ce qui est inexplicable. La méthode scientifique est applicable dans toute l’étendue de l’être humain ». Le succès de cette synthèse brillante n’est pas étonnant.
Malheureusement, la dernière partie de l’ouvrage (ch.8 – La reconstruction de l’homme), outre des réflexions intéressantes (Galilée a séparé le quantitatif – les qualités primaires – du qualitatif – qualités secondaires. «Or chez l’homme, ce qui ne se mesure pas est plus important que ce qui se mesure ») ou des propositions (création d’un institut pour les sciences humaines, comme l’Institut Pasteur le fut pour la bactériologie), contient des données inadmissibles de nos jours : les «classes» biologiques et sociales – l’eugénisme volontaire pour éliminer les classes dégénérées. A cette époque, l’eugénisme avait droit de cité. Fondé par Galton (cousin de Charles Darwin) comme science de l’amélioration la lignée (l’eugénisme positif) au 19ème siècle, il a donné lieu à des sociétés, des chaires universitaires (1928 Institute Of Racial Biology Chicago) et de grands noms y ont souscrits : R. Fisher – Ch. Richet – Burnet – J. Huxcley. L’eugénisme négatif a existé dès le début du 20ème siècle. En 1911, dans 6 états des USA, la stérilisation était obligatoire pour certaines maladies héréditaires comme celle de Huntington. L’eugénisme négatif a culminé avec les nazis.
En 1940, Carrel n’était plus mobilisable mais voulait encore se mettre au service de son pays. Il est d’abord chargé des problèmes de transfusion sanguine et introduira l’usage de plasma desséché et celui de l’héparine pour la conservation du sang, découvertes américaines récentes. En 1941, avec le soutien du maréchal Petain qu’il a connu pendant la première guerre, celui de l’ambassadeur des Etats-Unis à Vichy et de l’Institut Rockfeller, il obtiendra la création de la « Fondation française pour l’étude des problèmes humains ». Dans la lignée de la science de l’homme (cet inconnu), il fallait étudier les causes et remèdes de ce qui était ressenti comme un déclin de la société, une dégénérescence de la civilisation. En pleine guerre, dans un pays occupé, la Fondation a mené des travaux pluridisciplinaires comme des enquêtes d’opinion suivant la méthode des sondages Gallup, des travaux sur la nutrition infantile. Elle a permis la création de la médecine du travail et le lancement de l’épidémiologie en France. Lors de la libération, en été 1944, il sera démis de ses fonctions. Après une crise cardiaque, il attrapera une pneumonie qui l’emportera le 5 novembre 1944.
Ses positions eugénistes, parfois antisémites, pro-nazies déconsidèrent sa fin de carrière. De nos jours, il serait qualifié de droite extrême. Sa notoriété, son influence sont des facteurs aggravants.
Alexis Carrel a donc été un médecin brillant aux talents multiples : chirurgien créatif ayant permis l’essor de la chirurgie vasculaire – chercheur imaginatif, créateur des cultures cellulaires, précurseur des transplantations – penseur global dans sa tentative de comprendre l’homme dans son entièreté. Il s’est sali les mains dans les deux sens : d’abord en plongeant dans la médecine des tranchées de la première guerre mondiale, ensuite, et cette fois dans le mauvais sens, en soutenant l’eugénisme et Pétain, ce qui ternira sa réputation et conduira à débaptiser des rues et des institutions portant son nom.
Son parcours reste exceptionnel au point de vue médical dans sa première partie, regrettable au point de vue éthique dans sa deuxième partie.
Références
- CUNY H. Alexis Carrel et les greffes d’organes. SEGHERS 1970
- DROUARD A. Alexis Carrel. De la mémoire à l’histoire. L’HARMATTAN 1996