Anthropologie médicale et de la santé

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Philippe Bonneels, Cassian Minguet Publié dans la revue de : Septembre 2024 Rubrique(s) : Médecine et sciences sociales
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Résumé de l'article :

Cet article met en lumière l’importance de l’anthropologie médicale et de la santé pour la pratique médicale, en particulier pour les médecins généralistes. En effet, les croyances culturelles, les pratiques sociales et les contextes (historiques, politiques, économiques) exercent une influence sur la santé de la population. Elle ouvre également la réflexion sur les stratégies de soins et de prévention.

Un nouveau certificat universitaire en anthropologie médicale et de la santé de l’UCLouvain est conçu pour sensibiliser les professionnels de la santé à ces enjeux et les préparer à une approche plus holistique et inclusive des soins de santé, dans le but d’améliorer la qualité des soins et leur adaptation aux besoins diversifiés des patients.

Mots-clés

Anthropologie médicale, médecine, culture, éducation médicale

Article complet :

Tentons une mise en commun, entre l’anthropologie et la médecine, d’une définition de l’anthropologie médicale et de la santé (AMS) : c’est un domaine d’étude interdisciplinaire qui examine les dimensions culturelles et sociales des pratiques de santé et des systèmes de soins.

L’AMS part de l’observation participante, la mise en récit ethnographique et l’analyse pour apporter une perspective originale sur la santé et sur la pratique de médecine.

Quel est l’intérêt d’une formation en anthropologie médicale et de la santé pour les soignants, et en particulier pour les médecins généralistes ?

Un nouveau certificat universitaire, conçu pour fournir aux praticiens une formation en AMS, est présenté, visant les compétences qui leur permettront d’appliquer les concepts anthropologiques dans leur pratique quotidienne.

Qu’est-ce que l’anthropologie médicale et de la santé ?

L’anthropologie est l’étude de ce qui fait de nous des êtres humains (1).

Pour appréhender l’étendue et la complexité des cultures à travers l’histoire de l’humanité, cette discipline s’appuie sur une intégration des sciences sociales, biologiques, humaines et physiques. Elle explore l’homme dans toutes ses dimensions – biologiques, sociales, culturelles, linguistiques, économiques, historiques et politiques – sur l’ensemble du continuum temporel et spatial. À travers l’analyse des cultures, des sociétés et des interactions humaines, l’anthropologie s’efforce de comprendre les diverses facettes de l’expérience humaine.

Ce qui distingue l’anthropologie, c’est sa méthode fondée sur l’observation participante, les entretiens approfondis et l’analyse des pratiques quotidiennes des individus. La posture de l’anthropologue se caractérise par une volonté d’écoute, d’immersion et de respect, tout en intégrant une analyse critique et réflexive des contextes culturels et sociaux. Cette approche lui permet de construire des connaissances abondantes et nuancées sur les pratiques humaines.

Elle s’intéresse à la compréhension des structures et des fonctions sociales, en mettant en lumière la dynamique complexe des sociétés contemporaines. Il est essentiel de souligner que l’anthropologie est en constante évolution, s’adaptant ainsi aux enjeux tels que la mondialisation, les migrations, les nouvelles technologies, les inégalités en santé et les problématiques environnementales, etc. L’anthropologie propose des perspectives enrichissantes sur les défis sociétaux actuels, particulièrement importants dans le domaine de la santé et de la médecine.

L’anthropologie médicale s’inscrit dans une approche pratique de l’anthropologie, visant à résoudre des problèmes concrets de santé. L’anthropologue travaillant dans le domaine de la santé utilise l’ethnographie, dont l’objectif est de documenter, comprendre et interpréter les cultures et les modes de vie des groupes humains afin de rechercher des solutions ou pistes d’amélioration. L’AMS, elle, se concentre sur l’application des connaissances anthropologiques pour résoudre des problèmes concrets en différents contextes de pratique de soin.

Cette branche de l’anthropologie culturelle et sociale a réémergé en réponse aux défis historiques posés par le VIH. Les analyses effectuées à travers le prisme de l’AMS ont mis à l’époque en lumière des problématiques profondément enracinées dans les fondements des structures et des fonctionnements sociaux. Les anthropologues ont ainsi pu formuler des stratégies de soins et de prévention relatives au VIH, tout en ouvrant la voie à une compréhension plus intégrée des diverses dimensions de la santé, notamment la pratique médicale interculturelle, la compréhension des médecines alternatives, les comportements des patients vis-à-vis des structures de soins, ainsi que l’étude des associations de malades.

Une autre situation d’action, plus proche, se situe lors de la gestion de l’épidémie d’Ebola en Afrique de l’Ouest en 2014 (2). Les anthropologues sur le terrain, en collaboration avec leurs collègues praticiens de santé, se sont immergés dans les réalités locales et ont observé les pratiques des populations, dans un contexte où le rejet des équipes médicales et la violence envers les soignants atteignaient un point critique, mettant en péril à la fois l’accès aux soins et la capacité à contenir l’épidémie. Leur intervention a permis de déceler les logiques influençant les comportements face à l’épidémie et aux soignants. Ils ont décrypté les fluctuations et les contradictions dans la perception de l’épidémie, illustrées par des expressions telles que « Rien n’est Ebola » et « Tout est Ebola. » Comprendre ce mécanisme de dénégation a mis en évidence le scepticisme d’une partie de la population quant à l’existence même de l’épidémie, ainsi qu’une suspicion de manipulation politique ou étrangère et une méfiance envers les autorités sanitaires. Ces facteurs ont contribué à compliquer la tâche des équipes médicales pour imposer des mesures restrictives telles que l’isolement et la décontamination.

L’analyse de l’impact des discours et des pratiques des organisations sanitaires montre comment le langage utilisé par les professionnels de santé a pu être mal compris ou mal interprété par les populations. Les anthropologues présents sur le terrain ont contribué à adapter le vocabulaire et les techniques afin qu’ils soient plus accessibles, ce qui a amélioré la communication et permis de surmonter les obstacles culturels, les croyances locales, la méfiance envers les institutions et les pratiques traditionnelles, facilitant ainsi l’accès aux soins médicaux.

Comprendre les dynamiques sociales et culturelles qui influencent la réaction des populations face à une crise sanitaire, comme l’épidémie d’Ebola, a permis de mieux appréhender les obstacles rencontrés par les équipes médicales et de développer des stratégies d’intervention plus adaptées. Cet exemple nous rapproche encore davantage de notre temps, notamment avec la crise du Covid, qui est l’un des moteurs de cette offre de certificat, aucune autre formation en AMS n’existant actuellement en Belgique.

Interdisciplinarité

Pour atteindre ses objectifs, l’AMS doit développer des espaces d’échange entre les professionnels des sciences sociales et ceux de la santé. Cette collaboration favorise une compréhension mutuelle des contextes socioculturels des soins et permet aux médecins de mieux appréhender les enjeux culturels influençant la santé de leurs patients ainsi que l’organisation et la structure des soins. En intégrant des perspectives anthropologiques dans leur pratique, les médecins généralistes seront mieux préparés à répondre aux besoins variés de leurs patients, dont les parcours de soins sont de plus en plus complexes, dans un monde en constante évolution.

Comme dans d’autres domaines, l’AMS et la médecine sont des disciplines qui se développent par la mise en pratique des connaissances. Les interactions directes avec les individus notamment avec les patients nourrissent empiriquement ces disciplines. Elles reposent distinctement sur des « expériences » liées à la maladie, à la distance sociale et à l’altérité. Leur validité et leurs progrès sont profondément ancrés dans ces relations humaines. De ce fait, elles s’encrent dans une approche émique.

Il existe des limites à la comparaison entre ces deux disciplines. Par exemple, l’anthropologue se concentre sur la manière dont les individus perçoivent des événements passés ou présents, alors que le médecin s’efforce de comprendre les comportements préventifs ou thérapeutiques de ses patients. Bien que l’écoute attentive et l’observation soient des éléments clés dans les pratiques de chacune des disciplines, leurs finalités diffèrent. Pour l’anthropologue, l’objectif est d’appréhender le contexte socio-culturel de l’individu, tandis que le médecin vise à élaborer un discours adapté aux besoins de prévention, de diagnostic et de traitement, en modifiant son approche selon les particularités de chaque patient.

Ces différences d’objectifs ont historiquement contribué à une méfiance, voire à une ignorance réciproque entre les deux disciplines. Toutefois, elles ne peuvent expliquer à elles seules les divisions qui persistent. Au contraire, ces points de rencontre offrent une opportunité unique de collaboration et de dialogue, permettant ainsi de combler les lacunes entre l’approche anthropologique et la pratique médicale. En favorisant une meilleure compréhension mutuelle, nous pouvons non seulement enrichir les pratiques des médecines généralistes, mais aussi améliorer la qualité des soins fournis aux patients en intégrant les symptômes culturels\sociaux. De la même manière, les pratiques médicales constituent pour les anthropologues des terrains de choix pour la recherche dans leur discipline.

Depuis deux décennies en France et encore plus longtemps en Amérique du Nord, l’anthropologie a pris une place significative dans le domaine médical, engendrant un dialogue fructueux entre praticiens et anthropologues. Ce rapprochement repose sur un intérêt partagé : la médecine reconnaît l’apport des anthropologues pour éclairer les interactions entre soignants et patients grâce à une « distance critique », tandis que les anthropologues examinent la médecine comme un reflet des conflits, hiérarchies et solidarités sociétales.

Pour illustrer l’impact positif de cette approche, prenons l’exemple de l’Hôpital Universitaire de Genève, où Patricia Hudelson travaille en tant qu’anthropologue médicale depuis plusieurs années. Co-responsable de la Consultation transculturelle et responsable de l’interprétariat, elle applique des méthodes et des concepts anthropologiques aux défis de la diversité culturelle et linguistique dans les soins de santé. À travers sa pratique, elle illustre la façon dont l’anthropologie peut adresser les enjeux de communication interculturelle, offrant ainsi un modèle précieux pour les médecins généralistes travaillant dans des contextes similaires, où la diversité des patients est une réalité quotidienne.

Dans un article, elle répond à la question : comment l’anthropologie médicale peut enrichir la pratique médicale ? (3). Elle présente la notion de « compétence transculturelle clinique ». Cette compétence implique la compréhension du modèle explicatif du patient et du soignant. Il est crucial de saisir comment le patient perçoit sa maladie, ses causes, ses conséquences et les traitements possibles, tout en reconnaissant la manière dont le clinicien conçoit ces mêmes éléments. Pour ce faire, elle propose d’utiliser des techniques d’entretien ouvertes pour encourager le patient à raconter son histoire et à exprimer ses perceptions. Patricia Hudelson sera une des conférencières du nouveau certificat mis en place cette année, en intervenant dans l’axe « approche critique des sciences médicales et anthropologiques, enjeux de collaboration ».

Une formation en anthropologie médicale et de la santé

L’introduction d’une formation en anthropologie médicale et de la santé représente une avancée pour la médecine générale particulièrement, permettant de comprendre un environnement de soins de plus en plus complexes et diversifiés. L’approche interdisciplinaire que ce certificat propose n’est pas seulement une réponse aux défis actuels du secteur de la santé, mais également un moyen d’innover dans la manière dont nous concevons et pratiquons la médecine. En intégrant des perspectives anthropologiques aux soins cliniques, les médecins auront l’opportunité de devenir des acteurs clés dans la transformation des systèmes de santé, en répondant plus efficacement aux divers besoins de leurs patients et en favorisant des soins qui soient non seulement efficaces, mais aussi culturellement pertinents. Cette formation constitue une invitation à repenser la pratique médicale, en plaçant l’humain et sa diversité au cœur des soins, pour bâtir un avenir où la médecine, en tant que discipline humaine, pourra véritablement prospérer.

Références

  1. American Anthropological Association, https://americananthro.org/learn-teach/what-is-anthropology/
  2. Moulin, A. M. (2015). L’anthropologie au défi de l’Ebola. Anthropologie & Santé. Revue internationale francophone d’anthropologie de la santé, (11)
  3. Hudelson, P. (2002). Que peut apporter l’anthropologie médicale à l’anthropologie de la médecine ? *Revue médicale suisse*. https://doi.org/10.53738/REVMED.2002.-2.2407.1775

Affiliations

CAMG-Centre académique de médecine générale, UCLouvain, B-1200 Bruxelles

Correspondance

M. Philippe Bonneels
CAMG - Centre Académique de Médecine Générale
Tour Laennec Avenue Hippocrate, 57 bte B1.57.02,
B-1200 Bruxelles