Chirurgie bariatrique, du rêve à la réalité : comment les patients vivent-ils la prise en charge de l’obésité par la chirurgie bariatrique ?

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Charline Bronchain (1), Thérèse Leroy (2), Ségolène de Rouffignac (3) Publié dans la revue de : Octobre 2022 Rubrique(s) : Médecine Générale
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Résumé de l'article :

En raison de la prévalence croissante de l’obésité, la chirurgie bariatrique est devenue une option thérapeutique efficace, entrainant une perte pondérale importante et une diminution des comorbidités associées. Cette intervention est un acte thérapeutique invasif, induisant des transformations rapides tant corporelles que psychologiques et nécessitant une discipline post-opératoire sérieuse. Sept patients ayant bénéficié d’une chirurgie bariatrique ont été interrogés via des entretiens individuels semi-dirigés, dans le but de mieux comprendre leur vécu et de clarifier la place que peut prendre le médecin généraliste dans la prise en charge de l’obésité par la chirurgie bariatrique. L’analyse qualitative des témoignages révèle différentes phases émotionnelles par lesquelles les patients peuvent passer une fois que le processus d’intervention chirurgicale est enclenché. Le médecin généraliste, présent en première ligne, a un rôle crucial dans l’accompagnement des patients face aux changements et dans l’identification des signes précoces d’une souffrance psychologique, à condition d’être attentif de manière continue à l’évolution émotionnelle des patients. Il pourrait également être un relai vers les aides disponibles et en informer le patient.

Que savons-nous à ce propos ?

La chirurgie bariatrique expose les patients à de nombreuses modifications physiques et somatiques. Or l’évaluation de la qualité de cette prise en charge ne peut se limiter à la perte de poids. Tous les enjeux psychologiques sont également à prendre en considération.

Que nous apporte cet article ?

Cet article a pour but d’investiguer et de comprendre le vécu des patients ayant bénéficié d’une chirurgie bariatrique afin d’identifier la place que peut prendre le médecin généraliste dans l’évolution psychologique associée à cette intervention chirurgicale.

Mots-clés

Chirurgie bariatrique, recherche qualitative, suivi psychologique, médecin généraliste

Article complet :

Éditorial

Chirurgie bariatrique, du rêve à la réalité : comment les patients vivent-ils la prise en charge de l’obésité par la chirurgie bariatrique ? étude du vécu de ces patients et réflexion sur le rôle du médecin généraliste dans l’accompagnement de ces patients

Malgré le faible échantillonnage, cet article décrit très bien les différents vécus de patients ayant subi une chirurgie bariatrique. Il souligne, pour l’avenir, l’implication grandissante du médecin généraliste dans ce type de chirurgie, tant au niveau de l’indication opératoire par le biais de la concertation multidisciplinaire qu’au niveau du suivi post-opératoire à court et long terme. La loi de remboursement de la chirurgie bariatrique a déjà contribué depuis 2007 à réguler les abus en matière d’indication opératoire mais, comme le préconise le KCE (Centre Fédéral d'Expertise des soins de santé), le médecin généraliste devrait prendre une part grandissante dans le processus décisionnel.

Pour ce faire, il est nécessaire que la formation du médecin généraliste soit aussi axée sur cette discipline relativement récente. La connaissance des enjeux pour le patient est capitale. La détection précoce des complications, qu’elles soient chirurgicales, nutritionnelles ou psychologiques, est fondamentale pour l’amélioration de la prise en charge globale de l’obésité chirurgicale. La chirurgie est souvent vécue comme un dernier recours pour le patient lorsque le traitement médical a échoué. Néanmoins, la chirurgie ne résout pas tous les problèmes, notamment les perturbations psychologiques préxexistantes ou secondaires à la chirurgie bariatrique qui peuvent survenir. Celles-ci peuvent résulter de la modification de l’image corporelle, d’un entourage parfois peu collaborant, de transferts d’addiction ou encore de résurgence d’un état dépressif latent. Le soutien du médecin généraliste face à ces difficultés sera d’autant plus efficace si celui-ci a participé à l’indication opératoire. Enfin, il faut souligner que la chirurgie bariatrique transforme souvent la vie des patients dans le bon sens du terme grâce la reprise d’activités physiques et d’une vie sociale et professionnelle plus valorisante.

La chirurgie bariatrique a certainement encore un grand avenir devant elle vu qu’il s’agit du seul traitement définitif de l’obésité amenant des résultats durables à long terme sur le plan de la perte de poids avec une réduction des comorbidités et une prolongation de l’espérance de vie.

Professeur Benoit Navez
Cliniques universitaires Saint-Luc
Responsable U Chir OG et Bariatrique, Chir HBP

Introduction

Selon l’OMS, à l’échelle mondiale, le nombre de cas d’obésité a presque triplé entre 1975 et 2016 (1). La Belgique n’est pas épargnée. Selon le KCE, à l’heure actuelle, un adulte sur sept est obèse, en Belgique (2). L’obésité est une véritable problématique de santé publique. Il s’agit d’une maladie chronique et complexe, entrainant d’une part une morbi-mortalité majeure par l’augmentation du risque de diabète, de maladies cardiovasculaires, de certains cancers et de décès prématurés et d’autre part une souffrance psychologique et une stigmatisation importante. Une adaptation de l’hygiène de vie (alimentation saine et exercice physique régulier) reste la pierre angulaire du traitement conservateur de l’obésité, en raison de sa nature peu invasive et de ses risques limités. Mais cela ne suffit pas toujours à obtenir et à maintenir l’effet souhaité (1-4).

Force est de constater qu’aujourd’hui, le traitement le plus efficace de l’obésité est la chirurgie bariatrique (5,6). C’est pourquoi celle-ci est en pleine extension. Selon le KCE, plus de 13.000 opérations ont, en effet, été réalisées en 2016 en Belgique, ce qui correspond à une augmentation de 80% au cours des 7 dernières années (2). Elle entraîne une perte pondérale importante et durable chez la majorité des patients opérés ainsi qu’une réduction des comorbidités associées.

Les principales techniques d’interventions sont le Bypass Gastrique sur anse en Y de Roux et la gastrectomie longitudinale (la sleeve gastrectomie) (2,7,8).

La chirurgie bariatrique a un impact non négligeable et nécessite un suivi sur le long terme afin de limiter les complications chirurgicales, nutritionnelles ou psychologiques. Ainsi, la littérature scientifique permet un accès aisé aux recommandations de suivi médical de la chirurgie bariatrique (7,9) mais il est regrettable de constater un manque de données sur l’effet psychologique à long terme de cette chirurgie.

Toutefois, Bondolfi G et al. constatent que la qualité de l’évolution post opératoire ne se limite pas à la perte de poids mais doit également considérer les comordibités somatiques et psychologiques. Lorsque la qualité de vie physique est plus favorable que la qualité de vie mentale, il y a une nécessité d’être vigilant (10). Les troubles de la personnalité, les troubles anxio-dépressifs, les addictions, les troubles du comportement alimentaire doivent faire partie d’une prise en charge systématique car ce sont des facteurs de risque de moins bonne évolution postopératoire (10-13). En effet, David J.R Morgan met en évidence le lien complexe qui existe entre l’obésité et la santé mentale. Il observe une augmentation de la fréquentation des services de psychiatrie après une chirurgie bariatrique, en particulier pour les patients présentant une pathologie psychiatrique sous-jacente et pour les patients ayant développé des complications post-opératoires (14).

L’objectif de cette étude qualitative est de comprendre le vécu des patients ayant eu recours à la chirurgie bariatrique pour guider la pratique du médecin généraliste, de plus en plus confronté à cette problématique, lors des consultations, tant en période pré-opératoire que post-opératoire.

Méthodologie

Une étude qualitative avec des entretiens individuels semi-dirigés a été menée avec des patients ayant bénéficié d’une chirurgie bariatrique (15,16). L’objectif est d’explorer leurs ressentis ainsi que l’évolution psychologique au décours de la prise en charge. Sur base du critère de triangulation proposé dans l’article de Mays and Pope (17), deux approches ont été utilisées : une revue de la littérature et un entretien compréhensif auprès de sept patients.

Recrutement et échantillonnage

De manière à obtenir une diversité élargie de données, des profils différents ont été recherchés selon des caractéristiques susceptibles d’influencer ces données, telles que le type de chirurgie bariatrique (le bypass ou le sleeve), le délai variable entre le moment de l’intervention et le moment de l’entretien (6 mois à 6 ans) ainsi que le degré variable de satisfaction face à l’intervention. Le chercheur principal, médecin généraliste en formation, a contacté plusieurs médecins généralistes en expliquant son étude et les profils recherchés. Ces médecins ont alors identifié les patients et transmis leurs informations après consentement. Les sujets à interviewer ont été choisis sur base des critères d’inclusion suivants : homme ou femme, âgé(e) de plus de 18 ans, pouvant s’exprimer en français et/ou en anglais et suivi(e) par un médecin généraliste.

Collecte des données

Les sept entretiens se sont déroulés, entre octobre 2019 et janvier 2020, principalement au domicile du patient, cadre extérieur au milieu médical. Deux patients ont toutefois souhaité une rencontre au cabinet médical du chercheur principal. La durée moyenne d’un entretien est de 50minutes. Un formulaire d’informations avait été transmis au préalable et un formulaire de consentement de participation à l’étude avait été signé avant chaque entretien. Celui-ci était individuel, compréhensif et semi-dirigé à l’aide d’un guide d’entretien qui abordait de manière non exclusive différents thèmes tels que la perception de l’obésité, le vécu avant et après l’opération, la démarche décisionnelle, le rôle du médecin généraliste et les ressources personnelles du patient. Chaque entretien a été enregistré puis retranscrit mot à mot, dans leur intégralité, en respectant scrupuleusement l’anonymat et le discours tenu.

Analyse des données

Tous les entretiens ont été analysés en suivant une démarche inductive qui consiste à se familiariser avec les témoignages, à codifier les entretiens en étiquettes, à regrouper ces dernières en catégories et puis ces dernières en thèmes. Il s’agit donc d’un travail consistant à faire émerger du sens, des idées, voire une théorie, à partir des données du terrain et du discours des patients. Un chercheur (CB – Médecin généraliste en formation) a été accompagné dans l’analyse par un second chercheur plus expérimenté (SdR – Médecin généraliste et chercheuse) lors de chaque étape de l’étude. Aucun logiciel n’a été utilisé. L’analyse a abouti à une schématisation d’une partie des résultats sur une courbe temporelle.

Réflexivité

Lors des entretiens, le chercheur, étant conscient de certains préjugés, a tenté de maintenir une distance face à ceux-ci, en confrontant ses éléments de recherche à la littérature ainsi qu’aux remarques du second chercheur. Par ailleurs, le statut d’étudiant du chercheur principal a permis d’exclure tout lien thérapeutique avec les sujets interrogés, ce qui pouvait être tant un déclencheur qu’un frein à la liberté d’expression.

Comité d’éthique

Le Comité d’Ethique Hospitalo-Facultaire de Saint-Luc a émis un avis favorable à la réalisation de l’étude, en date du 22 octobre 2019. Référence du CEHF : 2019/03SEP/383.

Résultats

Les sept patient contactés ont tous accepté de participer à l’étude (tableau 1). Il n’y a pas eu de refus. Les vécus étaient très variables selon les patients.

Lors de l’analyse, trois thèmes ont été relevés. Le premier met en évidence la relation des patients avec leur poids avant la chirurgie. Le deuxième est synthétisé sur une ligne du temps (figure 1), identifiant les phases émotionnelles par lesquelles le patient peut passer lors du parcours bariatrique. Le troisième démontre l’implication du médecin généraliste dans cette prise en charge.

Moi et mon poids avant la chirurgie : la relation du patient avec son poids

Selon les patients interrogés, l’obésité n’est pas seulement un problème comportemental : elle est le résultat d’une vulnérabilité individuelle, exacerbée par des déterminants multiples. Ces derniers s’ancrent dans une société qui les pousse parfois à être « victime » de leur obésité. Le récit des patients illustre l’impact de ces déterminants sur la pathologie.

Il y a le monopole de l'industrie agro-alimentaire qui ne favorise pas toujours la qualité de l'alimentation (« Ça revient moins cher maintenant à l’heure actuelle de manger un Quick que de manger sainement. », P1). L’aspect économique intervient également (« Si on veut vivre un peu décemment, on est obligé de travailler à deux et (…) forcément, la bouffe s’en ressent puisqu’on fait des trucs qui vont un peu plus vite, on ne prend pas le temps de cuisiner (...) », P3). A cette réalité politico-économique, s’ajoute la gestion des responsabilités (privées et professionnelles) (« Je suis devenu papa, j’ai changé d’activité professionnelle, de travail, tout. (...) Et puis, j’ai pris, j’ai pris, j’ai pris », P4) ainsi que la gestion des émotions (« Il y a quand même eu un choc émotionnel à la mort de mon fils », P5).

La perception du comportement alimentaire et du schéma corporel est variable d’un patient à l’autre. Ainsi, le patient peut être dans le déni du comportement alimentaire (« Je ne me rendais même pas compte de ce que je mangeais… », P2) et/ou dans le déni du schéma corporel (« On se regarde dans le miroir mais on ne voit pas une personne forte », P7). Ou au contraire, il accepte son schéma corporel (« J’ai toujours accepté mon corps comme il était même avant l’opération », P3).

Les comorbidités semblent souvent être un point de départ pour la réflexion d’une éventuelle chirurgie bariatrique (« le corps m’a donné l’alerte… Il m’a fait un signe qu’il est temps de faire quelque chose », P3).

Quelle que soit la relation du patient avec son poids ou le processus de réflexion menant à l’intervention chirurgicale, ils ont eu recours à la chirurgie bariatrique pour tenter d’apporter une solution à leur obésité.

De victime à acteur de l’obésité : la vie après la chirurgie bariatrique

Représentées par la courbe bleue sur la figure 1, les quatre phases de l’analyse expriment les étapes émotionnelles par lesquelles le patient peut passer lors de la prise en charge chirurgicale de l’obésité : la première phase « Honey Moon », la deuxième phase « Hangover », la troisième phase « Back to reality », la quatrième phase « Let’s go ». Le vécu est propre à chaque individu et varie en fonction de l’histoire personnelle du patient. Cette variabilité de vécu est illustrée par les courbes orange et verte.

Phase 1 – Honey Moon

La chirurgie bariatrique, représentée par l’icône © sur la figure 1, a lieu lors de la phase dite « Honey Moon », décrite par les patients comme une phase d’enthousiasme. En effet, les patients « victimes » de leur poids reprennent une position de force vis-à-vis de leur corps en étant « acteur » de changement par la décision d’une chirurgie bariatrique. Quand l’obésité est vécue comme une souffrance chronique physique et/ou psychologique (« Moi je l’ai fait pour une question de survie », P3), le choix personnel de la chirurgie bariatrique apparait comme une solution miracle. Les enjeux et les complications potentiels sont minimisés malgré que ceux-ci soient généralement mentionnés en pré-opératoire.

Phase 2 – Hangover

La deuxième phase dite « Hangover » est décrite comme une phase d’adaptation face à un corps qui se transforme rapidement (« J’ai perdu sur 6 mois mes 50 kg donc j’ai maigri vite. Ça aussi, on n’est pas prêt... », P7), face à des habitudes alimentaires à modifier (« Les quantités qu’on mangeait avant, il faut oublier. C’est divisé par 3 ou 4 », P6) et face à un psychique altéré (« Moi, je ne me vois toujours pas mince. Dans ma tête, je suis toujours obèse », P1). Apprendre à se réapproprier un corps qui a subi un acte invasif, apprendre à reconnaître de nouveaux signaux comme ceux de la satiété, apprendre à adapter l’hygiène alimentaire.

Phase 3 – Back to reality

La troisième phase dite « back to reality » est décrite comme une phase de réveil, de retour à la réalité. Il s’agit d’une conscientisation de l’acte réalisé, parfois associée à un désenchantement. En effet, il arrive que certains patients soient déçus de voir que l’opération qu’ils percevaient comme une solution magique ne résout pas tout (« J’ai été un peu naïve aussi (…) Je ne me suis pas posée assez de questions... », P7). Les changements alimentaires post opératoires, le retour des comorbidités, la non-acceptation du nouveau corps, le retour des mauvaises habitudes alimentaires (« Après 3 mois, j’ai commencé à avoir mes coups de gourmandise (…) Et j’ai trouvé le truc : je me fais vomir », P2), et la détresse psychologique semblent contribuer à une certaine désillusion.

Phase 4 – Let’s go

La quatrième phase dite “Let’s go” est décrite comme une phase de redressement. Le patient a accepté l’intervention chirurgicale. Il a développé les ressources nécessaires, auprès du médecin traitant, du psychologue ou du diététicien, qui seront sollicités en cas de signes de fragilité. La chirurgie bariatrique n’est qu’une aide à la prise en charge de l’obésité (« J’ai retrouvé une qualité de vie impeccable. », P6).

Et si on prenait un autre chemin ?

La courbe verte et la courbe orange schématisent des expériences différentes de celles représentées par la courbe bleue.

Après une période d’adaptation aux changements corporels et aux modifications psychologiques éventuelles, la courbe verte veut refléter l’acceptation naturelle de l’intervention chirurgicale, une acceptation qui fait directement passer le patient de la phase 2 à la phase 4. Les évènements médicaux qui s’en suivent sont vécus tels qu’ils sont, sans lien apparent avec la chirurgie bariatrique. Cette courbe verte semble être empruntée lorsque les patients ont pris le temps de réfléchir et de conscientiser les enjeux corporels et psychologiques de l’intervention chirurgicale (« Si j’avais décidé de la faire, je la faisais et (…) j’avais essayé de regarder les tenants et aboutissants, ce qu’il y avait besoin de faire », P6).

Après une période de désillusion, la courbe orange veut schématiser la complexité et la difficulté d’accepter les transformations physiques et psychiques. A travers les récits de patients, le vécu de la perte pondérale peut être douloureux et être à l’origine d’une détérioration psychologique ou de comportements inconscients, comme un glissement vers la dépression (« Je suis complètement déprimée (…) ! encore maintenant… Oh oui, ça m’a complètement bousillée cette opération », P7). La restriction alimentaire imposée par la chirurgie bariatrique ne permet plus de consommer des quantités importantes de nourriture en peu de temps. Ceci rend difficile la compensation des émotions négatives par les comportements alimentaires impulsifs. Après la chirurgie bariatrique, les patients ressentent parfois le besoin de trouver une autre source de compensation, comme l’alcool, qui peut se consommer plus aisément que la nourriture. (« Toutes les deux heures, j’ai faim. Mais dès que j’ai consommé une canette (d’alcool), je n’ai plus faim », P4 – « Et je suis plus impulsif qu’avant, ça, c’est reconnu (…) J’ai eu une tentative de suicide (...) J’ai sombré dans l’alcool et tout (...) », P4). Par ailleurs, la décompensation psychique peut également mener à une rupture relationnelle avec son entourage (« Quand j’ai maigri, mon compagnon m’a mise dehors. J’ai mon entourage qui a coupé les ponts avec moi », P1).

Le médecin généraliste : une place à trouver dans la prise en charge de l’obésité

Suite à l’analyse du vécu des patients interrogés, deux modèles d’implication du médecin généraliste sont représentés.

Le premier modèle (figure 2) est un modèle en forme de pyramide. Il suggère que l’intervention du médecin généraliste s’accroit surtout lors de la phase 2 (« Hangover ») et atteint son sommet lors de la phase 3 (« Back to reality »).

Le patient sollicite le médecin généraliste au fur et à mesure que la phase d’euphorie diminue. Il consulte pour adapter les régimes alimentaires en post-opératoire, pour comprendre les nouveaux signes corporels, comme ceux de la satiété, et pour suivre les complications post-chirurgicales comme la fatigue, les douleurs, les carences, etc. (« La fatigue est tout le temps là. J’ai des douleurs tout le temps (…) Et, plus j’avance, pire c’est », P1). Le médecin généraliste intervient également dans le soutien psychologique face à un corps qui change. Une fois que la chirurgie bariatrique et ses enjeux consécutifs ont été compris et acceptés, le patient poursuit son chemin. L’implication du médecin généraliste est donc moindre lors de la phase 1, phase pré-opératoire et post-opératoire immédiat, ainsi que lors de la phase 4 (« Let’s go »).

Le deuxième modèle (figure 3) est un modèle schématisé par une pente ascendante qui montre l’implication progressive du médecin généraliste après l’intervention. Les trois premières phases sont similaires au modèle 1. Mais dans ce cas-ci, le médecin généraliste est d’autant plus sollicité en phase 4. Si le patient souffre d’une instabilité psychologique et qu’il est face à une difficulté, une décompensation peut se manifester sous forme d’un trouble du comportement psychique ou alimentaire (« Mon médecin traitant m’a dit que ça, c’est un petit peu les troubles de l’alcoolisme », P4). Ceci le mène à consulter plus régulièrement son médecin généraliste qui collabore avec les psychologues et diététiciens pour soutenir le patient en détresse.

Discussion

Cette étude soulève toute la complexité du suivi psychologique d’un patient ayant bénéficié d’une chirurgie bariatrique et son évolution dans le temps. Elle met en évidence le rôle que le médecin généraliste joue dans ce suivi (figure 4). En effet, l’obésité est une maladie chronique et complexe, entraînant des comorbidités importantes. Face aux multiples échecs des traitements conservateurs, les patients recherchent souvent une solution immédiate et définitive tandis que le personnel chirurgical souhaite soulager le plus rapidement les patients (11). Le choix d’une intervention de chirurgie bariatrique reflète souvent une saturation et une lassitude du patient face à sa pathologie. Elle n’éradique généralement pas la cause de la maladie, parfois liée à un trouble de comportement alimentaire, pouvant être le reflet d’une souffrance psychologique (11,12). La modification rapide, soudaine et radicale du corps face à une pathologie chronique, sans préparation psychologique au préalable, représente un risque majeur de décompensation future (10,11,12,13,14).

En parallèle à la concertation multidisciplinaire réunissant au moins le chirurgien, l’interniste et un psychologue/psychiatre, le KCE recommande que les patients soient bien informés sur l’opération, ses conséquences éventuelles et les modifications indispensables à apporter à leur mode de vie. L’équipe multidisciplinaire doit s’assurer via une discussion approfondie avec le futur opéré que les informations ont bien été comprises et qu’il est prêt à modifier ses habitudes de vie et à s’engager dans un suivi à long terme. Cette préparation nécessite du temps. Le KCE recommande donc un délai de minimum 3 mois entre le premier contact et l’opération elle-même pour laisser place à la prise d’informations et à la réflexion nécessaire (18).

L’analyse du vécu des patients montre l’importance de la préparation et du suivi de cette chirurgie. Elle met en exergue la notion de temps, inscrivant la chirurgie et ses conséquences dans la longévité. Dans une société régie par le « tout, tout de suite et maintenant » où le sentiment d’urgence ressenti par le patient est important, prévenir les impacts psychologiques devient un immense challenge.

Ainsi, la prise en charge de l’obésité doit surtout s’ancrer dans la conscientisation de la problématique de l’obésité par la société et doit être considérée dès le plus jeune âge. Se concentrer sur la prévention paraît pertinent afin d’éviter de basculer dans la prise en charge « urgente » de l’obésité par la chirurgie bariatrique. La place du médecin généraliste est donc importante et pourrait prévenir les conséquences psychologiques par la détection des troubles psychiques et des troubles du comportement alimentaire en préopératoire.

L’analyse a abouti uniquement à deux schémas d’implication du médecin généraliste. Cependant, ces deux modèles présentent des limites pour de multiples raisons. Premièrement, ces modèles sont des modèles de « crise » c’est-à-dire que le médecin généraliste n’est sollicité que lorsque des souffrances ou des complications surviennent. Or le rôle du médecin généraliste est un rôle qui s’inscrit sur le long terme, un rôle de prévention, de dépistage et d’accompagnement. Deuxièmement, le médecin généraliste n’est souvent pas impliqué dans la réflexion, ni dans le processus décisionnel de la chirurgie bariatrique. Troisièmement, il ignore souvent la manière dont le patient a été préparé à l’intervention chirurgicale. Tout ce raisonnement pousse les chercheurs à proposer un troisième modèle (figure 5) pour schématiser l’implication idéale du médecin généraliste dans l’accompagnement des patients opérés ou futurs opérés. Il suggère un accompagnement sur le long terme permettant une évaluation régulière du patient (6) et cela de manière pluridisciplinaire. Le rôle du médecin généraliste est primordial et double. D’une part, il a un rôle pré-opératoire dans l’identification des troubles du comportement alimentaire ainsi que dans la conscientisation des enjeux somatiques, psychologiques et diététiques induits par l’intervention. D’autre part, il a un rôle post-opératoire, dans l’identification des signes précoces de décompensation ainsi que dans le relais et l’échange avec les différentes disciplines paramédicales. Par ces implications, le médecin généraliste incite les patients à déconstruire les éventuelles attentes magiques souvent associées à la chirurgie et à développer de nouvelles ressources pour gérer leurs émotions. Par ailleurs, le médecin généraliste veillera aux complications à court et long-terme et au suivi médical.

Quatre « red flags » peuvent ainsi attirer l’attention du médecin généraliste et s’inscrivent dans le dépistage d’instabilités psychologiques en préopératoire.

Premièrement, un enthousiasme débordant en péri-opératoire pourrait supposer que l’évolution vers les phases 2 et 3 soit importante et entraine un retour brutal à la réalité. Les conséquences de la chirurgie bariatrique ont-elles bien été saisies par le patient ? N’idéalise-t-il pas l’acte chirurgical ? Est-il conscient des changements consécutifs et des enjeux ?

Deuxièmement, s’interroger sur la motivation réelle poussant à la chirurgie bariatrique pourrait être pertinent. Est-ce que le patient le fait dans un but totalement médical pour réduire les comorbidités et augmenter la qualité de vie ? Ou est-ce que le patient est plutôt guidé par un objectif esthétique pour correspondre à une norme sociétale ? Sur base des récits de patients, lorsque la motivation était médicale, l’évolution post-opératoire était positive tandis que l’inverse menait souvent à une déception.

Troisièmement, lorsque le patient présente une instabilité psychologique avant l’intervention, il semble indispensable que le médecin généraliste collabore avec les diététiciens et les psychologues pour créer des ressources autour du patient fragile afin d’aborder les enjeux post-opératoires le plus sereinement possible. S’il y a une tendance à la surconsommation d’alcool ou la prise d’antidépresseurs avant l’intervention chirurgicale, il faudra y être encore plus attentif.

Quatrièmement, l’implication du patient dans le choix de la technique chirurgicale semble avoir une influence dans l’évolution post-opératoire. Cette implication n’influence-t-elle pas l’acceptation de l’intervention et de ses enjeux ? La chirurgie serait-elle une des spécialités pour laquelle la collaboration avec le patient devrait être plus développée ?

Ces quatre red flags pourront être détectés s’il existe un suivi pré et post opératoire soutenu, régulier et pluridisciplinaire.

Forces et limites de la recherche

Au vu de la nature qualitative de cette recherche et de l’échantillon restreint de personnes interrogées, les résultats obtenus ne peuvent être généralisés mais les différents profils recherchés ont permis d’appréhender au mieux la diversité des vécus et ainsi de transférer ces résultats à d’autres situations rencontrées. Par ailleurs, l’analyse par théorisation ancrée a été confrontée au regard d’un deuxième chercheur, ce qui a permis d’améliorer l’objectivité de la recherche. Enfin, la richesse de cette étude tient à sa rigueur scientifique ainsi qu’à la confrontation des résultats obtenus à la littérature.

Perspectives de recherche

Ce travail n’ayant été élaboré qu’à travers le prisme des patients, il serait intéressant d’élaborer des études qualitatives dédiées au vécu du médecin généraliste accompagnant ces patients ainsi qu’aux ressources déployées par le médecin généraliste lorsqu’il est confronté à cette problématique. Il serait également intéressant d’explorer l’expérience des spécialistes, notamment les chirurgiens, et des paramédicaux (nutritionniste et psychologue) ainsi que de creuser l’influence de la sphère familiale sur le vécu des patients bénéficiant d’une chirurgie bariatrique.

Conclusion

Prévenir l’obésité et accompagner les patients obèses est un enjeu sociétal majeur. Les données épidémiologiques sont sans équivoque, nous allons être de plus en plus confrontés à une population qui aura recours à la chirurgie bariatrique. Celle-ci n’a plus à démontrer son efficacité, tant sur la perte pondérale que sur la diminution des comorbidités associées. Cependant, une telle intervention bouleverse une vie. Quiconque l’envisage doit être conscient des enjeux et des changements qu’elle va apporter dans le quotidien et le suivi médical qu’elle exige à long terme. Toutes ces modifications tant corporelles que psychologiques constitueront un défi permanent pour le reste d’une vie. Le médecin généraliste a donc un rôle à jouer pour l’accompagnement de ces patients en changement, un accompagnement ancré dans le temps. Mais ne serait-il pas plus judicieux de s’investir davantage dans la prévention de l’obésité plutôt que dans sa prise en charge ?

Recommandations pratiques

Tout patient ayant bénéficié d’une chirurgie bariatrique est soumis à des enjeux psychiques qui doivent attirer l’attention du médecin généraliste. En postopératoire, la qualité de vie est physique mais aussi et surtout mentale. Et un accompagnement global du patient contribue à la réussite au long terme de cette opération.

Affiliations

CAMG (Centre Académique de Médecine Générale) ; Faculté de médecine et médecine dentaire – UCLouvain, B-1200 Bruxelles
1. Médecin généraliste (Conception du protocole de recherche, recueil des données, interprétation des résultats, écriture du manuscrit)
2. Biologiste (Ecriture et relecture du manuscrit)
3. Médecin généraliste (Conception du protocole de recherche, interprétation des résultats, écriture et relecture du manuscrit)

Correspondance

Dr. Ségolène de Rouffignac
CAMG - UCLouvain
Avenue Hippocrate, 57 bte B1.57.02
B-1200 Woluwe-Saint-Lambert, Belgique
+32 487 321 353
segolene.derouffignac@uclouvain.be

Références

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