On gérait la complexité, devra-t-on dorénavant prendre en charge l’incertitude ? La récente épidémie due au Coronavirus bouleverse notre démarche clinique.
Prenez la tuberculose. Pas un cadeau, mais une répartition claire : le non-malade, le primo-infecté, le tuberculeux et le vacciné. Un dépistage bien codifié, un traitement, un vaccin. Les exemples similaires pullulent, qui permirent de traiter avec des consignes claires des situations parfois lourdes de dangers. Et soudain, tout bascule avec un virus minuscule mais emblématique de notre époque chaotique, dont la rencontre ne crée pas deux catégories de patients, mais une dizaine.
Le chauffeur est sympa
Ce doit être un cauchemar : cette nuit j’ai rêvé que j’étais le chauffeur du bus ramenant chez eux ceux que l’école renvoyait pour se protéger du Covid-19. De la buée obscurcissait les vitres, je progressais, mais je ne savais où j’allais. Les consignes n’étaient pas claires, devais-je les conduire chez eux, au centre de test, aux urgences de l’hosto, ou simplement les balader quelques heures en attendant qu’ils puissent réintégrer leur classe ?
Tous embarqués de manière assez aléatoire. Trois morveux simples, sans fièvre ni toux, mais qui éternuaient et mouchaient, bref des gosses de fin septembre, à soigner par thé-miel-citron et deux-trois jours de repos. Une grande fille maigre dont on avait appris pendant la journée que son frère était testé positif, et qui serait à son tour testée puis placée en quarantaine de 14 jours. Une autre dont la classe avait été fermée car la maîtresse était atteinte. Un petit roux, voisin de banc de deux potes tous deux testés positifs : même tarif que la grande fille maigre, 14 jours et frottis. Et deux jumeaux apeurés retirés de classe par une maman anxieuse par l’annonce que le virus progresse. Jusqu’ici, paradoxalement aucun malade, ni même aucun testé positif, tous écartés par prudence. Je conduis sans crainte. Encore que je me méfie de ces deux petits vacanciers bronzés du fond du bus, rentrés hier de la zone rouge PACA et renvoyés au test par injonction du centre de traçage. À leur côté, la nounou qui les a conduits à l’école ce matin, et qui me paraît avoir pâle mine et les yeux fiévreux, la seule que je montrerais au médecin même si elle se trouve là vraiment par hasard. Au fond, quand on y pense, le seul à être complètement clean dans cette carlingue … c’est moi, le chauffeur. Complètement clean ? Le profil de l’hypercontaminateur, transmettant le coronavirus à dix, vingt ou trente personnes en moins d’une heure, est celui de ce porteur asymptomatique, qui s’ignore et ne se teste guère, redoutant la quarantaine car travaillant à son compte dans l’horeca, les transports ou les métiers de services. Mais c’est tout moi ça.
Exagéré bien sûr, mais à peine. Faites donc de la médecine factuelle avec pareil gloubi-boulga. S’il nous restait un espoir d’y voir clair en nous fiant aveuglément aux test PCR, ceux-ci ajoutent parfois du givre à la buée. Une sensibilité ne dépassant guère les 80%, liée en partie aux conditions de prélèvement. Des maisons de repos préservées du virus en totalité, mais où l’écouvillon ne semble pas avoir dépassé le bord des narines, des frottis revenus négatifs chez des patients à l’imagerie pulmonaire suspecte, ou encore des frottis négatifs en nasopharyngé mais positifs en oro-pharyngé. Frotter n’est jamais certain, piquer pour doser les IgG non plus.
Pour faire simple, on peut ainsi imaginer un patient totalement asymptomatique mais contagieux, non-frotté, non confiné, à sérologie négative mais néanmoins immunisé. Les experts me contrediront si je m’égare. Et s’il fallait se résoudre à aborder dorénavant la médecine sur un mode échappant aux catégories simples ? La guérilla plutôt que le choc en plaine, où toute personne apparemment saine représente parfois un danger potentiel, où un frotté négatif peut constituer un contaminateur redoutable, où une sérologie normale s’accompagne peut-être d’une immunité larvée, ou son contraire ? Et s’il fallait se résoudre à l’humilité ?