Messieurs les professeurs,
chers amis, chères amies,
Grâce à la ténacité des organisateurs de cette journée, nous voici à nouveau réunis !
Vraiment merci, Etienne, Philippe, Jean-Pierre, Adelin et Yves.
À quel titre puis-je prendre la parole aujourd’hui ?
Alors, rappelez-vous, c’était le 10 juillet 1973, aux Halles Universitaires de Louvain.
Nous recevions solennellement notre diplôme de Docteur en Médecine, Chirurgie et Accouchements des mains de nos professeurs. Et j’avais eu l’honneur de prononcer le discours des étudiants, qui était le fruit d’une réflexion collégiale des membres de la délégation de cours. Il n’est jamais paru dans Louvain Médical, mais je l’ai toujours, sur papier et sur une clé USB.
Entre le mardi 10 juillet 1973 et aujourd’hui, le 29 septembre 2018, il s’est écoulé 45 ans, 2 mois et 19 jours. C’est la durée approximative d’une carrière complète.
Je vais donc me permettre de reprendre aujourd’hui la parole. Une fois au début, une fois à la fin…
Deux fois sur toute une carrière, j’espère que cela ne vous semblera pas exagéré.
Il ne s’agit plus cette fois d’une réflexion collégiale, mais plutôt d’une modeste conclusion personnelle, très incomplète, à une question que nous nous posions il y a 45 ans.
En juillet 1973, avant de nous séparer, nous avons sincèrement remercié nos professeurs pour l’excellence de leur enseignement. Merci à vous, donc, chers professeurs qui nous avez appris la médecine. Mais dans ce même discours, en 1973, se trouvait également une question : « Qui nous a appris à nous asseoir au chevet du malade ? ». Autrement dit : « qui nous a appris à être médecin ? ».
« Qu’as-tu appris à l’école mon fils, à l’école, aujourd’hui ? (bis) »1
Pendant nos études, qui se sont déroulées dans l’agitation autour de 1968, nous apprenions tout ce qui était nécessaire à notre métier. Et en même temps, nous apprenions à construire nos vies personnelles. C’étaient des années de passions folles et généreuses. Rappelez-vous, dans les rues de Louvain où certains avaient entendu crier « Walen buiten ! », les étudiants, un peu plus tard, ont fait la grève de la faim pour affirmer que « Nous sommes tous des étrangers » pour accueillir ces derniers dans nos auditoires. Comme quoi, les questionnements qui se posent aujourd’hui avec l’arrivée des migrants dans nos pays nous montrent bien que le monde n’a pas tellement changé.
Quant à nous, jusqu’en 1973, dans la fourmilière sociale de Louvain, où nous étions encore un peu adolescents et déjà un peu adultes2, nous avons dû apprendre à organiser notre temps, à étudier, à boire et à manger, à dormir aussi (souvent pas assez), à faire la fête et à réfléchir, à vivre ensemble, et pour même certains, à rencontrer l’amour.
La question reste cependant posée aujourd’hui, « qui nous a appris à être médecin ? ».
Certains ont choisi la médecine générale. À notre époque, elle a commencé à être reconnue dans sa spécificité, même au sein de la formation universitaire. La médecine générale, c’est la médecine de la première ligne. Celle qui se déroule dans le cœur même de la vie des familles, à toutes les étapes de celles-ci, de la naissance à la mort de nos patients. Il nous était demandé de savoir un peu sur tout, avant d’en référer à nos confrères spécialistes. Nous allions chez les patients, pour nous approcher de leur lit, et pour en parler ensuite ensemble autour de la table de la cuisine. C’est une médecine qui se déroule toujours dans une rencontre personnelle avec le patient et bien souvent avec sa famille.
Certains ont choisi la chirurgie. Quel privilège ! Quel privilège de pouvoir sentir les palpitations de la vie entre nos mains, de palper les formes et les chaleurs, dans le délicat maillage vasculo-nerveux et de guérir les blessures des corps de nos patients à l’endroit même où se déroule le mystère de notre vie !
Certains ont choisi la gynécologie. Quelle merveille de pouvoir accueillir entre ses mains un petit être qui entre dans la vie ! Aussi de pouvoir être là pour le déposer entre les bras de sa maman, … même quand parfois ce petit bout si vivant n’est pas tout à fait comme les autres …
Certains ont découvert, dans les pays lointains, comment exercer une médecine dans la pauvreté. Parfois même au milieu de la malnutrition, de la corruption et de la misère. C’était aller à la rencontre d’un monde de désespoirs et de courages. Je n’oublierai jamais ces trois année-là.
Certains se sont engagés dans la recherche, et plusieurs d’entre nous de façon exceptionnelle. Ils sont partis sur la piste des mécanismes de notre fonctionnement biologique, en développant parfois de nouvelles molécules. À ce propos, avez-vous remarqué que le nom de toutes les familles de molécules de notre arsenal thérapeutique commence par « anti ». Antihypertenseur, antiacide, antidépresseur, antibiotique, … Oui, nous luttons contre les symptômes de la maladie. Mais il me semble avoir appris que, si les médecins luttent contre la maladie, les patients ont également besoin de percevoir que nous sommes avec eux. La lutte, d’accord, mais ensembles.
Faute de temps, sans pour autant les oublier, je n’ai pas parlé des psychiatres, des neurologues, des ORL, de tant de spécialités médicales. Ni des médecins engagés dans les syndicats, les mutuelles, ou la médecine du travail. Il est clair, pourtant, au sein de chacune de ces médecines, que notre bonheur à tous, - tous -, c’est de voir des gens qui vont mieux, des gens qui vont bien.
Jusque dans leurs paroles. Je suis certain que nous sommes nombreux à nous souvenir d’une phrase comme celle-ci : « Vous vous rappelez, docteur, à l’époque, vous m’aviez dit (ceci ou cela) … Eh bien, je ne l’ai jamais oublié ».
Et voilà, chers amis, beaucoup d’entre nous approchent du bout du chemin notre profession. Nous allons déposer nos armes… Je pense qu’un des objets les plus symboliques de notre profession, c’est notre stéthoscope. Merci à nos professeurs qui nous ont appris à l’utiliser. Si vous nous avez donné un excellent outil pour diagnostiquer les maladies, celui-ci nous a parfois également donné l’occasion d’écouter ce que les patients vivent dans leur cœur. Chers Professeurs, ce n’était plus à vous de nous l’apprendre. C’était à nous d’en prendre le temps. Et de découvrir combien notre écoute soutient efficacement les traitements que nous préconisons.
Gandhi a dit – je paraphrase - : « Je ne crois pas que la nature de l’homme se trouve dans la violence et la destruction.… Je crois que ce qui nourrit vraiment sa nature, c’est l’amour ». Cette phrase ne s’adresse pas qu’aux médecins. L’amour est la nourriture de notre monde si merveilleux, et en même temps si pauvre et si déchiré. Cette phrase de Gandhi concerne alors aussi les policiers, les boulangers, les ministres et les instituteurs, …elle a fameusement concerné nos épouses - ou nos époux, c’est selon -, … elle nous concerne tous.
Il y a tout de même quelque chose de spécifique à notre beau métier – je ne vous l’apprends pas ! - : c’est celui de la maladie… et de la souffrance.
J’ai dit que nous allons déposer les armes. Je ne nous invite pas à regarder notre long parcours avec la nostalgie d’un ancien combattant… Je me permets, pour terminer, chers amis, de vous dire ceci : je crois que pendant ces 45 années, chaque fois que nous avons pu soigner notre patient avec les magnifiques outils de notre science, et qu’en même temps nous avons pu être modestement, fraternellement présents – même un bref instant -, avec lui devant ses inquiétudes, et face au mystère de sa souffrance, je crois que vraiment, toutes ces fois-là, Dieu s’en est réjoui.
« Qu’as-tu ret’nu de l’école, mon fils, aujourd’hui ? (bis)
J’lai appris dans la vie, Papa, j’lai appris dans la vie (bis) … ».