Et si… on réussissait une mutation fondamentale ?

Précédent
Anne Berquin Publié dans la revue de : Janvier 2024 Rubrique(s) : Durabilité et Soins de Santé: Quels Défis pour le Futur
Télécharger le pdf

Résumé de l'article :

MARDI 11 OCTOBRE 2050

Le chant du coq sortit Tierra d’un sommeil agité. La méditation n’avait pas aidé cette fois, peut-être à cause du temps lourd ? La tête bourdonnante et le bras gauche en feu, elle rassembla son courage et se mit en route...

Article complet :

Dans le parc du quartier, ses voisins et voisines la saluèrent. Tierra huma l’air avec délices. C’était au tour du cordonnier de s’occuper du four à pain et des miches croustillantes s’alignaient sur la table. Le groupe de Yoga était animée par la souriante Yasmine, qui veillait toujours à adapter les exercices pour Tierra. Elle se laissa entraîner dans les postures et sentit son énergie augmenter. Le vent lui caressait doucement la joue. La douleur refluait.

Il lui restait une heure avant le début des cours, juste assez pour rattraper son retard. L’exercice du carnet de bord était intéressant, mais astreignant. Elle se demanda brièvement comment faisaient les autres pour rester à jour.

« Lundi 10 octobre, matin. TP de pharmaco : extraction des principes actifs de plantes locales. C’était magique de voir une solution trouble se décanter en couches multicolores. Je comprends mieux la physique des solvants, même si ce n’est pas la matière que je préfère. Cours d’économie de la santé : calcul de l’efficience d’un traitement médicamenteux (rapport entre l’amélioration de la santé et l’ensemble des coûts – financier, environnemental et social). Je me suis portée volontaire pour préparer un topo sur la manière dont le secteur pharma a été nationalisé et réorganisé. Cours de petite chirurgie : pansements et sutures. Ces matières sont bien sûr indispensables, mais je suis très malhabile. Peut-on envisager un aménagement pour l’évaluation ? C’est la première fois que j’apprenais à stériliser le matériel, j’ai failli me brûler mais tout s’est bien passé finalement. Lundi 10 octobre, après-midi. Stage en neurologie hospitalière. Nous avons fait un tour de salle approfondi. C’est incroyable tout ce que la neurologue peut déduire de l’interrogatoire des malades et de son examen clinique. J’ai beaucoup appris. Il faudrait que je revoie les indications de l’IRM pour ne pas trop en demander. J’ai ensuite participé à l’atelier de chant, dans lequel nous avons travaillé une vieille balade intemporelle, “La tendresse”. Le duo final entre une infirmière et un malade m’a fait monter les larmes aux yeux. »

Tierra recopia et illustra les paroles de la chanson. Puis elle s’interrompit : il était grand temps d’y aller. Le temps de rassembler ses affaires, elle partit pour l’université, savourant à l’avance son programme. On était mardi, jour consacré aux cours interdisciplinaires, ses préférés. Comme il ne pleuvait pas, les cours avaient lieu sous les arbres. Elle y retrouva quelques-uns de ses meilleurs amis et amies : Sylvain et Olivier, jeune couple de futurs kinés, Luna, avec laquelle elle préparait l’agrément final de médecine générale, et Naoki, étudiant en soins infirmiers qui ne manquait pas une occasion de les faire rire en imitant les grands professeurs de médecine d’autrefois, tout imbus de leur importance.

« Mardi 11 octobre, matin. Cours de philo. Nous avions choisi de discuter de différents modèles de gestion de la santé. Sylvain a défendu la médecine hautement spécialisée d’antan. Il est fasciné par les technologies permettant d’objectiver avec précision le fonctionnement de chaque organe et regrette que ces techniques soient moins accessibles qu’avant. Luna a défendu le contraire, disant que nous sommes beaucoup plus qu’une somme d’organes et qu’on sous-estimait l’importance des facteurs environnementaux et psychosociaux. Naoki a ajouté qu’il vaut mieux prévenir que guérir et que les soins de santé de proximité sont plus efficients que l’hôpital pour de nombreuses pathologies. Je n’ai pas dit grand-chose, mais je suis bien placée pour savoir que la médecine biomédicale ne peut pas tout réparer. Cours de psycho : jeux de rôles autour de l’éducation thérapeutique. Nous avons dû tour à tour nous mettre dans la peau de malades et de soignants. Certains de mes camarades semblaient un peu déboussolés. Heureusement, le débriefing nous a aidés à mettre des mots sur notre vécu. Les collègues et l’animatrice étaient très soutenants. J’ai apprécié cette prise de recul. Séminaire clinique. La semaine dernière, les co-titulaires de ce cours – une infirmière et un interniste – nous avaient fait rencontrer un jeune homme souffrant de malaria et nous avaient demandé de préparer individuellement une présentation sur une question spécifique à notre futur métier. Comme toujours, j’ai beaucoup appris. C’est tellement intéressant de voir à quel point nos approches sont complémentaires ! »

La pause de midi fut bienvenue. Tierra sentait que son niveau d’énergie était plus bas que d’habitude. Heureusement qu’un arrêt d’une heure était obligatoire en milieu de journée. Du temps où les gens avaient à peine le temps de manger un morceau, elle aurait eu beaucoup plus de mal à suivre le rythme.

Elle gagna ensuite son lieu de stage principal, une maison de santé de quartier regroupant des infirmiers et infirmières, des kinésithérapeutes, une psychologue, un assistant social et deux généralistes. Un diététicien et une sage-femme collaboraient régulièrement avec l’équipe. Tierra accompagnait une généraliste qui avait plus de 40 ans de métier et transmettait son savoir-faire avec passion.

« Mardi 11 octobre, après-midi. La première personne qui se présenta en consultation était une dame de 50 ans, veuve depuis quelques mois. Ma maître de stage a longuement écouté sa détresse et lui a expliqué qu’il était important de se donner le temps de traverser son deuil. Il a été convenu que la dame rencontre l’infirmière pour discuter des activités de groupe organisées dans la maison de santé et qu’elle participe à des séances de sport collectif en forêt. J’ai l’impression que cette dame était déjà un peu soulagée. Après la consultation, la généraliste m’a expliqué qu’il y a 40 ans, elle aurait coupé court après 5 minutes et l’aurait aiguillée vers un psychiatre surchargé qui lui aurait prescrit un antidépresseur. J’ai vraiment du mal à imaginer cela. Pour la consultation suivante, nous avons vu un vieil homme souffrant de douleur abdominale. Cela m’a permis de revoir le raisonnement clinique et la sémiologie. Je deviens de plus en plus habile pour examiner quelqu’un, même si ça reste difficile à une main. Après la consultation, l’homme a machinalement demandé combien il devait payer, avant de s’interrompre et de s’excuser. Les personnes âgées n’ont pas encore vraiment intégré la notion de participation consciente pour contribuer aux activités de la maison de quartier, sachant que nos salaires sont payés par l’Etat. La troisième consultation concernait un enfant amené par son père pour le suivi de son asthme. C’étaient des réfugiés climatiques arrivés il y a peu. L’enfant m’a beaucoup touchée, il n’a pas dit grand-chose mais ses yeux parlaient pour lui. Les problèmes respiratoires restent fréquents par chez nous, même si la qualité de l’air s’améliore. Ma maître de stage a suggéré de faire appel à un conseiller en prévention pour examiner leur logement à la recherche d’éventuelles moisissures. Elle a aussi proposé d’appeler le service de soutien scolaire pour lui permettre de continuer ses études malgré ses absences et elle a rappelé que notre psychologue était disponible s’ils le souhaitaient. »

Plusieurs autres consultations se succédèrent. La généraliste accordait beaucoup d’attention à l’hygiène de vie, au bien-être psychologique et au contexte de vie de chaque personne. Elle prescrivait peu, se basant sur la liste OMS des médicaments essentiels et privilégiant la gestion non médicamenteuse des problèmes bénins. Une seule personne fut adressée pour avis à l’hôpital, ses symptômes pouvant faire craindre une pathologie sérieuse.

De consultation en consultation, Tierra sentait la fatigue et la douleur augmenter à nouveau. Soudain, une décharge lui vrilla l’épaule. Sa maître de stage la vit pâlir et lui effleura la joue. « Tu as besoin de repos. La salle de réunion est libre pour l’instant, vas-y si tu veux ». Tierra acquiesça et alla s’isoler. Elle ferma les yeux et se concentra sur sa respiration, sans lutter contre les images et les sensations qui l’envahissaient. La colère des manifestants exaspérés par la faim et les inégalités. Le bruit des explosions, l’odeur de la poudre. Sa peur de petite fille. Une douleur insoutenable au côté gauche. Puis le néant. A son réveil, l’étrange impression d’être différente et cette brûlure lancinante qui ne la quitterait plus. C’était il y a plus de 20 ans et le monde s’était apaisé depuis, mais cela la hantait encore. Elle ramena son esprit sur le présent, soutenue par les pépiements qu’elle entendait dans le jardin. La douleur s’apaisa. Quelqu’un passa une tête à la porte : « Tierra, ça va ? c’est l’heure de la réunion ». Elle sourit : « oui, oui, entrez », et se prépara à prendre note.

« J’ai assisté à une réunion concernant un projet de collaboration avec un diabétologue de l’hôpital. L’équipe se sent parfois en difficulté pour accompagner certains malades souffrant de diabète. L’infirmière porteuse du projet a décrit sa proposition. L’idée était que ce médecin vienne une matinée par mois dans la maison de santé, pour y rencontrer les malades avec l’équipe. Cela permettrait de mieux combiner les perspectives. Il est très intéressé par cette expérience dont il espère apprendre beaucoup. La réunion a suivi le processus habituel de prise de décision : questions de clarification, expression de notre ressenti, quelques tours d’objections puis de bonifications. La proposition a été adoptée. Je suis curieuse de voir ce que cela donnera. Ensuite, nous avons discuté de mon horaire pour mardi prochain. J’accompagnerai un kiné. Comme c’est lui qui reçoit en première ligne les cas de petite traumatologie, je suis certaine que j’apprendrai beaucoup. »

À 17h, la réunion prit fin et les membres de l’équipe qui n’étaient pas de garde quittèrent les lieux. Tierra prit son vélo, avec une pensée émue pour son frère. Peu porté sur les livres, il avait choisi une filière technique qui l’avait grandement aidé à déployer ses talents. Il avait monté un atelier de fabrication de vélos adaptés et avait beaucoup de succès. C’est lui qui avait imaginé le vélo qu’elle utilisait.

Elle traversa une partie de la ville pour rejoindre la maison de repos où séjournait sa grand-mère. Sur le chemin, elle passa devant un ancien hôpital reconverti en lieu d’accueil et de formation pour demandeurs d’emploi – on avait besoin de beaucoup moins d’hôpitaux depuis l’installation de maisons de santé dans tous les quartiers. Son père, ancien cadre dans une multinationale, y avait bénéficié d’un programme de réorientation. Il était devenu le coordinateur souriant d’une pépinière de coopératives et avait enfin pu arrêter ses médicaments anti-hypertenseurs.

Arrivée à la maison de repos du quartier d’enfance de sa grand-mère, l’aide-soignant qui facilitait l’atelier de préparation du souper l’accueillit : « Bonjour Tierra, ta grand-mère est au potager ». Comme chaque soir, quelques élèves de l’école voisine accompagnaient à tour de rôle la vingtaine de pensionnaires dans leurs activités. La grand-mère de Tierra adorait mettre les mains dans la terre.

Tierra s’arrêta en vue du potager. Sa grand-mère expliquait aux enfants comment on repiquait des poireaux, en joignant le geste à la parole, dans les planches potagères surélevées. Elle semblait si frêle, dans sa chaise roulante. Mais elle l’avait prévenue : « mon heure est bientôt venue et c’est bien comme ça. Je ne veux pas finir ma vie toute seule sur un lit d’hôpital, comme ma mère. »

Tierra s’approcha et sa grand-mère lui sourit en l’étreignant. Elles échangèrent quelques nouvelles. Tierra lui raconta sa rencontre de la semaine précédente avec son conseiller d’orientation. Après avoir parcouru avec elle son carnet de bord et fait le point des objectifs de formation pour le mois suivant, il lui avait confirmé l’accord du ministère pour un futur poste de travail adapté. Elle était tellement heureuse de réaliser son rêve et de pouvoir travailler comme généraliste malgré son handicap ! Sa grand-mère sourit tendrement : « quel beau chemin tu as fait… ».

Après cette visite et le trajet du retour, Tierra passa visiter ses poules. Elle s’assit un instant dans le potager, humant l’odeur de la pluie qui s’annonçait. Le vent faisait danser les feuilles mortes. La douleur avait retrouvé son niveau habituel, supportable. Rentrant chez elle, elle commença à préparer le repas. Elle entendit Meri rentrer. Il travaillait dans les chantiers d’assainissement des bâtiments et était passionné par la recherche de matériaux naturels sains, résistants et isolants. Il la prit dans ses bras et elle oublia tout. Plus tard, effleurant tendrement la cicatrice de son amputation, il lui redit : « en 20 ans, que de chemin parcouru ! »

Tout est bien, pensa-t-elle.

Discussion

Avant de lire ce qui suit, peut-être apprécierez-vous une petite pause. Qu’avez-vous ressenti en lisant le récit ci-dessus ? Quelles sont les pensées, les sensations corporelles, les émotions qui vous ont traversé ? Fermer les yeux, respirer tranquillement et passer votre corps en revue des pieds à la tête peut vous aider à cette introspection – ou pas, cela dépend de votre tempérament. Quoiqu’il en soit, vous avez peut-être ressenti de la curiosité, du rejet, de la méfiance, de l’irritation ou de l’enthousiasme. Peut-être avec vous pensé que c’était totalement irréaliste, un retour au Moyen-Âge, un beau rêve qui avait peu de chances de se réaliser, ou une description qui donne envie de se retrousser les manches…

Dans son livre « From what is to what if » (1), Rob Hopkins – fondateur du mouvement des Villes en Transition et auteur d’une thèse de doctorat sur le sujet (2) – souligne l’importance de récits permettant de se projeter dans un futur positif. En effet, alors que les messages négatifs ou catastrophistes ont souvent un effet inhibant (voir notamment à ce sujet l’article de Della Libera et collègues dans ce numéro), les projections positives facilitent la mobilisation des acteurs.

Par ailleurs, on connaît la puissance des contes et métaphores pour stimuler des processus émotionnels et de réflexion plus souples que la pensée rationnelle et ainsi, peut-être, aider à générer de nouveaux comportements (3). Le recours à l’art nous aide également à exprimer et métaboliser nos émotions, c’est l’un des ingrédient des approches « tête, corps, cœur » recommandées en pédagogie de la transition (4).

Ce sont ces démarches qui ont été proposée dans le texte ci-dessus, au risque d’irriter certains collègues. En effet, la pensée rationnelle, analytique, est largement dominante dans le monde académique et toute incursion dans d’autres domaines est souvent qualifiée de peu rigoureuse, voire d’imposture. S’en priver revient cependant à se priver de puissants moteurs de changements.

La « vision » proposée plus haut s’inspire des différents constats développés notamment dans les articles de ce numéro spécial. Ces constats étant largement partagés par la communauté scientifique, il est compréhensible qu’elle soit très proche de ce qui a été développé par d’autres (4-7).

Références

  1. Hopkins R. From What Is to What If: Unleashing the Power of Imagination to Create the Future We Want. White River Junction: Chelsea Green Publishing; 2019.
  2. Hopkins RJ. Localisation and Resilience at the local level: the case of Transition Town Totnes [Internet]. 2010 [cited 2023 Aug 5];Available from: https://pearl.plymouth.ac.uk/handle/10026.1/299
  3. Casula C. Jardiniers, princesses et hérissons. Métaphores pour l’évolution personnelle et professionnelle. Bruxelles: Satas; 2011.
  4. Pédagogie de la transition. Paris: les Liens qui libèrent; 2021.
  5. De Ridder R. Au chevet de nos soins de santé. Comment les améliorer sensiblement ? Mardaga; 2020.
  6. Degryse E. En Marche - Demain, c’est maintenant ! [Internet]. [cited 2023 Aug 5];Available from: https://www.enmarche.be/opinions/editos/demain-c-est-maintenant.htm
  7. Santé [Internet]. Ecolo. [cited 2023 Aug 5];Available from: https://ecolo.be/idees/proteger-le-climat-et-la-qualite-de-vie/sante/

Correspondance

Pre Anne Berquin
Institut des Neurosciences UCLouvain
Cliniques universitaires UCL Saint-Luc
Service de Médecine physique et réadaptation
Av. Hippocrate 10
B-1200 Bruxelles
anne.berquin@uclouvain.be