Georges Vigarello: Les métamorphoses du gras - Histoire de l’obésité

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Jean-claude Debongnie Publié dans la revue de : Mai 2023 Rubrique(s) : Ama Contacts
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Résumé de l'article :

Georges Vigarello: Les métamorphoses du gras Histoire de l’obésité

Article complet :

Georges Vigarello est un spécialiste de l’histoire de la santé, de l’hygiène et des représentations du corps : Histoire de la beauté -Histoire du propre et du sale - Le sentiment de soi - Histoire de la fatigue.

Son histoire de l’obésité commence au Moyen Âge. Après l’an mille, alors que la population européenne est multipliée par trois, les disettes surviennent à moins de cinq ans d’intervalle et plus tard les épidémies comme la peste ravagent les populations. L’obsession de la nourriture se transforme en promotion des bonnes formes, signe de force, symbolisée par l’ours. Le chevalier s’adonne à des festins de 15 plats ! La force s’associe aux ripailles. C’est l’époque du glouton médiéval, du prestige du gros. Seule l’obésité excessives est fustigée, celle qui gêne la marche, empêche de monter à cheval. L’énorme corpulence de Guillaume le Conquérant faisait dire qu’il était « en mal d’accouchement». Petit bémol : les clercs prônaient une certaine tempérance, les médecins des « régimes de santé ».

Au 16e et 17e siècle, le regard change un peu. La grosseur devient lourdeur, lenteur, pesanteur, paresse. Des mots nouveaux vont le préciser : rondelet, grassouillet, pansu, ventru. Les images vont le montrer comme le débordement des chairs chez Rubens. Les balbutiements d’une évaluation apparaissent avec comme indice la pression exercée par les habits ou la nécessité d’en prendre de plus larges. Un léger embonpoint est de bon ton et surtout la maigreur est refusée, signe de mélancolie, masque de la mort. Médicalement, l’obésité est associée à l’apoplexie, liée au cou court et gras, privant le cerveau de sang. Pour la combattre apparaissent des régimes avec réduction alimentaire, des remèdes tels le vinaigre, le citron et des contraintes telles que la ceinture et le corset qui limitent les grosseurs ; ils sont censés agir sur les formes en les comprimant. Chez la femme apparaît « l’esthétique du haut » avec une rectitude du buste, resserrement des ceintures, le bas étant caché par les bouffants de la robe.

Au 18e siècle, celui des Lumières, le thème de la sensibilité, des fibres, des nerfs s’impose. Les graisses entraînent une compression des nerfs, provoquant un engourdissement, alors allant jusqu’à l’impuissance. La vieille critique des grosseurs populaires s’inverse et vise les fortunés, objets de caricatures. Si les rondeurs sont acceptées pour le profil masculin, cette tolérance est refusée au profil féminin. Le mot obésité apparaît dans les écrits. Sa mesure concerne plus le chiffrage des circonférences, de la ceinture que le poids, plus difficilement évalué sur des balances à fléau. Buffon qui écrit l’article Probabilité dans l’Encyclopédie, explique qu’il existe une correspondance chiffrée entre taille et poids, calcule des moyennes et apporte des nuances : poids normal (80 à 90 kg pour 1 m 80), gros (100 kg), trop gros (115 kg), beaucoup trop gros (120 kg). Le traitement va consister à tonifier, exciter les fibres par des crèmes, des pilules contenant fer, tartre, cinnamone etc. et à recourir à l’électricité. Le contenu des régimes ne change pas et la controverse entre alimentation carnée et alimentation végétale se poursuit. Fin de siècle apparaît la révolution chimique : Lavoisier montre que le corps absorbe de l’oxygène et expire du CO2. La respiration est donc une combustion.

Dans la première moitié du 19e siècle le regard devient plus critique et brocarde le bourgeois, l’obèse avec son ventre protubérant, son aspect en poire (Balzac). Brillat-Savarin est le premier à parler d’obésité abdominale dont il qualifie le porteur de gastrophore. Le chiffrage de l’obésité va apparaitre, d’abord pour mesurer les volumes et les circonférence (taille, bras, cuisses). La mesure du poids n’existe pas encore chez les conscrits mais va s’installer scientifiquement. A Quetelet va établir des statistiques détaillées du poids en fonction de la taille, rapport ajusté avec l’âge et le sexe. La chimie de Lavoisier ouvre la voie à l’étude énergétique de la nutrition : les aliments sont pour le corps ce que le combustible est pour le poêle. J Liebig, chimiste allemand, un des fondateurs de la chimie organique classe les aliments en plastiques d’une part, plus riches en azote, contribuant au renouvellement des organes, en respiratoires d’autre part, riches en carbone, contribuant à la combustion organique. L’excès de ces derniers, non consommés, se transforme en graisse.

En conséquence, le régime doit limiter la consommation de ces aliments à savoir le sucre, le pain etc.

Dans la seconde moitié du 19e siècle, la dominance de l’esthétique s’accentue. Chez l’homme, l’embonpoint n’est plus signe de bonne santé mais signale une personne grasse. L’importance de la musculature, de la paroi abdominale est soulignée. Chez la femme, la ligne succède au bouffant, nécessitant la minceur des hanches. Ce changement de regard est associé à l’exposition des corps lors des séjours sur les plages, au regard sur le corps nu face au grand miroir devenu meuble, à l’usage de la balance d’appartement. L’étude de l’obésité distingue l’obésité « mondaine » ou la graisse est liée à un excès d’aliments et l’obésité « savante » ou la graisse est liée à un défaut de combustion interne, chez des patients dont le régime est normal. C’est l’explosion des régimes pour corriger les excès, supprimant sucres et féculents, viande grasse, poisson non frais. C’est l’expansion du thermalisme : les eaux de Vichy drainant les excès, combattants les anomalies de la nutrition voient défiler 100 000 patients en 1890.

Au 20e siècle, entre deux guerres, les statistiques de la mortalité associée à l’obésité apparaissent dans les compagnies d’assurance aux USA : un surpoids de 40 % augmente la mortalité de 80 %. L’inquiétude médicale s’accentue et attribue à la « petite » obésité de multiples pathologies : excès de toxines, ballonnements, aigreurs etc. Chacun peut suivre son poids grâce à l’installation du pèse-personne digital dans la salle de bain. La mesure du métabolisme basal complexifie le problème : il est normal chez la plupart des obèses. Pour celui qui en souffre, l’obésité devient une épreuve, parfois un martyre.

Après la deuxième guerre apparaît l’indice de masse corporelle (aussi appelé indice de Quetelet) qui permet à chacun de se situer dans l’échelle des poids et dont l’extension a permis de quantifier l’obésité et de la qualifier d’épidémique.

En conclusion, le changement de du regard, le changement des explications, l’apparition des mesures chiffrées ont changé la stigmatisation du glouton médiéval au balourd moderne à l’obèse d’aujourd’hui jugé souvent à tort d’être incapable de maigrir.