Introduction
La cocaïne fait partie des drogues psychostimulantes les plus consommées en Europe et en Amérique, avec les amphétamines.
Son usage peut entraîner bon nombre de complications aiguës ou chroniques. Les plus classiques et les mieux documentées sont liées à ses effets cardio-vasculaires, respiratoires, neurologiques et psychiques (1).
Les possibles répercussions hépatiques sont, quant à elles, encore relativement méconnues du milieu médical. (1). Ceci est lié à leur rareté, du moins dans un contexte isolé. En effet, lorsque l’hépatotoxicité s’exprime elle s’ancre généralement dans un contexte de défaillance multi-organique (2). Ses manifestations sont variables, allant de minimes perturbations biologiques, jusqu’à l’insuffisance hépatique sévère, voire le décès (3).
Le diagnostic rapide d’une hépatite aiguë toxique liée à la prise de cocaïne, bien qu’il ne soit pas aisé, est essentiel si l’on souhaite anticiper et prendre en charge les complications qui lui sont associées. Une évaluation correcte de la gravité de l’atteinte et de l’état du patient sera nécessaire à une prise en charge optimale, et permettra d’orienter le patient vers le service le plus adéquat, en fonction de la surveillance requise.
Observation
Un jeune homme de 28 ans s’est présenté dans notre service d’urgences suite à des douleurs épigastriques évoluant depuis plusieurs jours, d’apparition brutale, sans aucun facteur déclenchant particulier. Il décrit également des nausées et plusieurs épisodes de vomissements, sans trouble du transit associé.
Il n’y a pas de notion de fièvre.
Aucune plainte cardio-respiratoire, ni urinaire n’est retrouvée à l’anamnèse systématique.
Le patient ne présente pas d’antécédent particulier, il ne prend pas de traitement chronique et n’a pris aucun médicament récemment. Sur le plan des assuétudes, il consomme un paquet de cigarettes quotidiennement. Sa consommation d’alcool reste occasionnelle.
Les paramètres à l’admission sont une tension artérielle de 133/77mmHg, une fréquence cardiaque à 80/minute, une saturation à 100% à l’air ambiant, une fréquence respiratoire de 16/minute, et une température corporelle de 36.7°C.
L’examen clinique général révèle un état apathique et un ictère cutané. L’abdomen est souple et dépressible, sensible en épigastrique, sans défense, ni signe de murphy. Le péristaltisme est présent. L’ébranlement lombaire est négatif. L’auscultation cardio-pulmonaire est normale. L’examen neurologique est rassurant, il ne présente pas de flapping tremor, ni aucun signe d’encéphalopathie. L
e bilan biologique réalisé aux urgences montre une cytolyse hépatique, avec des signes d’insuffisance hépatique :
- GOT 1570mU/ml (Nl<40)
– GPT 3314mU/ml (Nl<41)
– Phosphatases alcalines et gammaGt dans les valeurs de la norme (128 U/L, 51mU/ml). Bilirubine totale majorée à 3.65 mg/dL (Nl<1.2), essentiellement directe 2.14mg/dl (Nl<0.2), avec une petite majoration du taux d’indirecte 1.51mg/dl (NL<0.9). LDH majorées à 753U/L (nl<250).
La fonction rénale est normale : créatinine 1mg/dl, DFG 93ml/min. La glycémie est normale à 114 mg/dl. La gazométrie artérielle ne montre pas d’hyperlactatémie.
La coagulation est perturbée : INR à 2.4, thrombopénie à 55000, et un facteur V abaissé à 22% (normes à 70%).
Un diagnostic d’hépatite aiguë, avec coagulopathie est évoqué. Différents dosages biologiques complémentaires ont été réalisés afin de trouver la cause de l’hépatite aiguë.
Un dosage de toxiques sanguins comprenant la paracétamolémie et l’alcoolémie s’est avéré négatif.
Les différentes sérologies virales (hépatite A, B, C, E, HIV, HSV, EBV, CMV) sont revenues négatives.
Le diagnostic d’hépatite aigüe auto-immune a été écarté, vu l’absence de pathologie auto-immune chez le patient et l’absence d’hypergammaglobulinémie. De plus, la recherche d’anticorps anti-nucléaire (AAN), et d’anticorps anti muscles lisses s’est révélée négative également.
L’hypothèse d’une maladie de Wilson nous a semblé peu probable, vu l’absence de trouble neurologique, cardiaque ou ostéoarticulaire chez ce patient. Le dosage biologique de la céruloplasmine s’est révélé normal. Cependant, ces arguments ne peuvent à eux seuls exclure formellement la maladie de Wilson. Celle-ci ne peut être complètement écartée vu l’absence de dosage sanguin en cuivre, de dosage de la cuprurie de 24heures, d’analyse génétique ou de biopsie hépatique avec dosage du cuivre hépatique. Un anneau de Kayser-Fleischer n’a pas non plus été recherché à l’aide d’une lampe à fente.
Une échographie doppler du foie a été réalisée pour exclure une cause thrombotique ou biliaire. Celle-ci s’est révélée tout à fait rassurante. En effet, elle n’a démontré aucun signe de cirrhose, d’ascite, de thrombose veineuse de la veine porte et des veines sus hépatiques, de lithiase, ou de dilatation des voies biliaires.
Le patient n’a présenté aucun signe de sepsis, d’insuffisance respiratoire ou de défaillance cardiaque, l’hémodynamique est restée stable, et l’étiologie de foie de choc fut écartée.
Après avoir rediscuté avec le patient et complété l’anamnèse, essentiellement du côté toxicologique et médicamenteux, celui-ci a avoué avoir pris il y a quelques jours des rails de cocaïne par voie nasale. Il en consommerait occasionnellement de manière récréative. Il n’a pas consommé d’autre drogue ni de médicament.
Une toxicologie urinaire a démontré la présence de métabolites de la cocaïne, avec une valeur supérieure à 5000ng/ml (norme <300ng/ml).
Le patient a reçu un traitement à base d’N-acetylcystéine aux urgences et a ensuite été transféré dans un service de soins intensifs dans un centre hospitalier universitaire où est pratiquée la transplantation hépatique, pour surveillance et suite de la prise en charge.
Les jours suivants ont été marqués par une péjoration de la thrombopénie, de l’INR, de l’hyperbilirubinémie, de la cytolyse. Le patient est resté peu symptomatique et n’a présenté aucune complication hémorragique, hémodynamique, métabolique, rénale, respiratoire, infectieuse ou neurologique. Les valeurs biologiques se sont normalisées après quelques jours. Le traitement fut purement conservateur. Le patient a pu quitter l’hôpital sans aucune séquelle.
Aucune biopsie hépatique n’a été réalisée vu la correction rapide de l’insuffisance hépatique (en quelques jours seulement), et l’évolution favorable.
Discussion
La cocaïne, alcaloïde végétal issu des plantes de coca d’Amérique du Sud, est la drogue illicite la plus consommée après le cannabis dans nos sociétés (4,5). L’usage de la cocaïne a augmenté surtout depuis la deuxième moitié des années 1990, essentiellement en Amérique du nord, Europe centrale et de l’ouest. La nette majoration de sa consommation est expliquée par sa plus grande disponibilité et accessibilité, le produit est « démocratisé » et n’est plus réservé à l’élite (5). Elle est consommée par toutes les classes sociales, surtout chez les jeunes hommes dans la vingtaine d’années, sans emploi, vivant en milieu urbain, le plus souvent en milieu festif, et est fréquemment associée à d’autres psychotropes (alcool, cannabis, ecstasy). Ses effets psychostimulants sont recherchés, elle procure une sensation de bien-être, d’euphorie, de sociabilité, une augmentation des compétences physiques et un sentiment de toute puissance. (6). Ces effets sont liés à la surstimulation des neurones dopaminergiques dans le système nerveux central, suite à l’inhibition de la recapture de la dopamine (4).
La cocaïne peut être responsable de toxicités aiguës sur différents organes, dont les plus fréquentes et les mieux connues sont celles touchant le système cardio-vasculaire, nerveux et psychique (6).
Les complications cardio-vasculaires sont les plus fréquentes en salle d’urgence. Elles regroupent l’infarctus myocardique, les spasmes coronariens, les cardiopathies hypertrophiques et dilatées, les arythmies, les pics d’hypertension artérielle, la dissection aortique, et les thromboses artérielles et veineuses.
Sur le plan du système nerveux, les complications les plus communes sont les AVC, les hémorragies méningées, et les crises d’épilepsie.
Du point de vue psychiatrique la cocaïne peut entraîner de la paranoïa, des délires, de l’anxiété sévère et des hallucinations.
Les complications respiratoires sont également bien décrites, en particulier les hémorragies alvéolaires, le pneumothorax et l’exacerbation d’asthme.
Les atteintes peuvent être digestives, s’exprimant par exemple sous la forme d’ischémie intestinale ou d’ulcères gastriques perforés.
Il existe des cas d’hyperthermie sévères sur agitation et vasoconstriction, responsables entre autres de rhabdomyolyse ou d’insuffisance rénale aiguë.
La concentration plasmatique de cocaïne ne montre pas de relation directe avec l’apparition d’effets toxiques.
Les atteintes hépatiques sont rarement isolées et sont le plus souvent retrouvées dans des cas d’atteintes multi-organiques. Elles sont volontiers associées à des phénomènes de rhabdomyolyse, d’insuffisance rénale aiguë, de défaillance multi-organique (MOF) (2) …
La toxicité hépatique apparaît des heures ou des jours après la consommation de cocaïne. Elle se marque surtout par une élévation des aminotransferases et des taux de LDH, une minime augmentation des phosphatases alcalines. Le taux de prothrombine devient rapidement anormal et peut évoluer vers une coagulation intravasculaire disséminée (CIVD). Les taux de bilirubines augmentent après 2-3jours (2).
Cliniquement, les symptômes retrouvés sont assez atypiques comme des nausées, des vomissements ou un ictère.
L’atteinte est généralement assez limitée et se résout en quelques jours. Cependant, dans d’autres cas, l’évolution peut se marquer par de multiples complications et peut être fatale (3). Ce cas de figure est généralement retrouvé en cas d’atteinte multi systémique (7).
L’histologie hépatique, lors des biopsies, montre des atteintes inflammatoires et nécrotiques des zones centrolobulaires (zone 3), avec extension medio-lobulaires (zone 2), et une stéatose hépatique. Ces lésions miment la présentation d’une ischémie hépatique (8).
Le mécanisme lésionnel reste toutefois encore peu clair chez l’humain, mais a fait l’objet de multiples études sur des modèles animaux. L’explication serait liée au métabolisme de la cocaïne. Celle-ci est métabolisée par trois voies principales, dont l’une se fait par les cytochromes P450. Les métabolites engendrés par cette voie, la N-hydroxy-norcocaïne, la norcocaïne nitroxide et la norcocaïne nitrosium sont responsables d’un stress oxydant, d’une augmentation de la peroxydation lipidique, de l’activité des radicaux libres, et perturbent les enzymes antioxydantes. (1,8).
L’hépatotoxicité de la cocaïne se trouve renforcée quand celle-ci est consommée conjointement à de l’éthanol (3,4).
La prise en charge diagnostique et étiologique de l’hépatite aiguë liée à la prise de cocaïne repose essentiellement sur un interrogatoire très détaillé, et sur des examens complémentaires visant à exclure une cause non toxique (virale, autoimmune, alcoolique, biliaire, thrombotique, hémodynamique, métabolique…) (8).
La prise en charge thérapeutique du patient s’assimile à celle décrite pour toute hépatite aiguë toxique. Elle repose sur des mesures conservatrices après éviction du toxique en cause, une surveillance clinique et biologique rapprochée, une anticipation et une reconnaissance des complications (3) (encéphalopathie, CIVD, hypoglycémie, insuffisance rénale aiguë, sepsis, hypotension,…).
En cas de défaillance hépatique, le contrôle hémodynamique, la prévention et le traitement des infections, la prise en charge des œdèmes cérébraux et des hémorragies sont essentiels (9).
Aucun antidote à l’hépatotoxicité de la cocaïne n’existe à l’heure actuelle. Le seul antitode dont l’intérêt thérapeutique a été démontré dans les hépatites aiguës toxiques est la N-acétylcystéine (NAC), et ne s’applique qu’aux intoxications au paracétamol (8).
Le rôle de la NAC comme antidote en cas d’intoxication par une molécule autre que l’acetaminophene n’a pas encore été établi actuellement. Cependant, plusieurs études ont prouvé une augmentation de la survie chez les patients ayant bénéficié rapidement d’un traitement par NAC lors d’insuffisance hépatique aiguë peu sévère (coagulopathie, sans encéphalopathie), et une diminution des taux de transplantation hépatique (1,10). L’évidence scientifique quant à son administration en cas d’hépatite aiguë liée à la prise de cocaïne est encore limitée, et des études supplémentaires devraient être réalisées pour apporter la preuve de son bénéfice.
Une orientation du patient vers un service de soins intensifs doit être évoquée en cas d’ALI (acute liver injury : perturbation des tests hépatiques, associée à une coagulopathie, mais sans aucune altération du niveau de conscience) donc d’atteinte hépatique sans défaillance hépatique.
L’évolution d’une atteinte hépatite aiguë vers une défaillance hépatique avec encéphalopathie est en effet imprévisible et nécessite une surveillance étroite, réalisable dans un service de soins intensifs. (9).
Conclusion
La consommation de cocaïne s’est dernièrement accrue en Europe et aux Etats-Unis, en raison d’une accessibilité plus aisée à cette substance et de sa démocratisation.
L’hépatite aiguë liée à la prise de cocaïne est une complication rare et méconnue du milieu médical. Elle peut être bénigne et se résoudre rapidement, mais peut aussi évoluer vers l’insuffisance hépatique sévère. Cette dernière est associée à un haut taux de mortalité et de morbidité lié à ses multiples complications.
Un diagnostic étiologiqque rapide, reposant entre autres sur un interrogatoire minutieux est capital pour une prise en charge optimale et un acheminement du patient vers le service le plus approprié.
Affiliations
1. Service des Urgences, Clinique saint Luc Bouge, B-5004 Namur
2. Urgentiste TPPSU, Clinique Saint Luc Bouge, B-5004 Namur
3. Radiologie, Cliniques universitaires Saint Luc, B-1200 Bruxelles
Correspondance
Dr Barbara Gauchet
Clinique Saint Luc Bouge
Service des Urgences
Rue Saint-Luc 8
B-5004 Namur
Barbara.gauchet@student.uclouvain.be
Références
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