Résumer en quelques lignes l’évolution de la gériatrie en Belgique au cours des 50 dernières années peut paraître une mission impossible. C’est en 1950 qu’est fondée la Société Belge de Gérontologie et de Gériatrie (SBGG). Deux ans plus tard, c’est l’Association Internationale Francophone de Gériatrie qui voit le jour à Liège. Les pionniers de la SBGG dont fait partie le Professeur Christian Swine ont réussi à faire reconnaître la Gériatrie en 1987, année à laquelle apparaît le premier Arrêté Royal la concernant. Les choses se sont accélérées depuis l’an 2000, année de la création au Ministère d’une cellule qualité pour la gériatrie. En 2005, paraît l’Arrêté Royal définissant la gériatrie comme une spécialité autonome. C’est en 2007 qu’est instauré le Programme de soins pour les patients gériatriques (PSG) dans les hôpitaux, qui sera évoqué plus loin.
LONGÉVITÉ ET ESPÉRANCE DE VIE
Une série de concepts est arrivée pendant la carrière du Pr. Christian Swine. Un premier concept, relatif à la démographie, est la longévité. Chaque espèce animale est définie par une longévité qui, chez l’humain, est d’à peu près 100 ans, même s’il y a des exceptions célèbres comme par exemple celle de Jeanne Calment. L’espérance de vie est, elle, la moyenne du nombre d’années qui sont à vivre. Chose d’extraordinaire, car unique dans l’histoire de l’humanité, l’espérance de vie à la naissance a fait au cours du 20ème siècle un bond de 20 à 30 ans. En 1900, une époque que décrit Zola, il y avait plus de 20% de la population qui décédait avant d’atteindre l’âge de 10 ans à cause de la précarité, des infections, la mortalité périnatale. La courbe d’espérance de vie qui était alors sigmoïde tend à se « rectangulariser » (1) (Figure 1) : peu de mortalité durant des décennies de vie, puis un taux élevé durant le 4ème âge. En Belgique on considère qu’une dame de 80 ans vivant à la maison, malgré une demi-douzaine de morbidités concomitantes (telles qu’une ostéoporose, une arthrose, une hypertension, une fibrillation auriculaire…), va en moyenne vivre encore 8 ans, dont environ 4 ans en bonne santé fonctionnelle, puis 4 ans en état de dépendance voire grabataire. La compression de la morbidité est une hypothèse qui est apparue en 1980, dans le New England Journal of Medicine, par Fried (2) qui avance que si cette dame de 80 ans reçoit une bonne prise en charge de ses problèmes de santé, incluant dans son cas une anticoagulation pour sa fibrillation auriculaire, elle pourrait probablement vivre encore 7.5 ans en bonne santé, jusqu’à la survenue d’une hémiplégie 6 mois avant son décès. Ce modèle de Fried a été validé 20 ans plus tard dans une partie particulière de la population (3-8).
En étudiant la santé au cours du temps d’anciens étudiants californiens qui se prêtaient à des examens médicaux annuels, on observe que ceux d’entre eux qui atteignaient la longévité de l’espèce humaine sans avoir trop de maladies et de dépendances fonctionnelles partageaient trois caractéristiques : ils n’étaient pas obèses, ne fumaient pas et dépensaient chaque semaine beaucoup d’énergie sous forme d’exercices physiques. On retrouve là des facteurs de risque qui concernent les maladies cardiovasculaires et des maladies neurologiques. Un des rôles de la gériatrie moderne est d’essayer de comprimer la morbidité des patients.
LA FRAGILITÉ ET LE MODÈLE 1+2+3
La fragilité est un autre concept majeur, auquel le Professeur Christian Swine a grandement contribué. Sa définition reste difficile à établir, même si sa reconnaissance par les équipes de gériatrie est assez aisée. La fragilité peut être décrite par le modèle 1 + 2 + 3 du Prof Jean-Pierre Bouchon, gériatre parisien, qui superpose trois processus pour expliquer l’évolution d’une fonction durant la vie adulte (Figure 2) (9). Il y a d’abord le vieillissement physiologique normal, qui n’atteint jamais la ligne en pointillé représentant le seuil au-dessous duquel une dépendance fonctionnelle survient. Le vieillissement normal n’explique pas les chutes, ni l’incontinence urinaire, ni les troubles cognitifs significatifs. S’ajoutent sous forme d’une 2ème pente les maladies chroniques, dont l’âge est le facteur de risque premier. On ne voit (presque) pas d’AVC chez des gens jeunes, ni de démence, ni d’ostéoporose. Si elles surviennent, les maladies accélèrent la pente vers le seuil d’incapacité (ligne en pointillés). Le 3ème processus est un événement aigu, qui vient précipiter la diminution de la fonction en question, heureusement souvent de façon en partie au moins réversible. On peut imaginer, sur la plan de la fonction de locomotion, une dame octogénaire qui marche moins vite (par effet du vieillissement de l’appareil locomoteur), qui aussi développe une gonarthrose et une maladie de Parkinson (maladies altérant sa marche), et qui chute par hypotension orthostatique (événement aigu, ici iatrogène si il est associé à la prise d’un médicament) et subit une fracture du col du fémur. La fragilité est la situation qui précède l’incapacité fonctionnelle.
LES SYNDROMES GÉRIATRIQUES
Les syndromes gériatriques sont un autre concept qui a émergé et qui transforme - ou devrait le faire - la médecine actuelle. Ces syndromes partagent des caractéristiques communes : une prévalence qui augmente avec l’âge, un impact sur la qualité de vie ou sur la dépendance fonctionnelle, une origine plurifactorielle (intriquant des maladies et des événements aigus, dans le modèle de JP Bouchon, (Figure 2), et l’importance d’un traitement multi-facettaire (10). Le syndrome gériatrique se distingue du syndrome internistique qui lui correspond à une entité spécifique sur les plans clinique, physiopathologique et thérapeutique. Par exemple, le syndrome de Cushing est spécifique sur les plans physiopathologique (hypercorticisme), clinique (atteintes caractéristiques au niveau cutané, musculaire, osseux, artériel, métabolique, ...), et thérapeutique (normalisation de la concentration en glucocortocoïdes). En gériatrie, les principaux syndromes gériatriques – chutes, état confusionnel aigu – sont autant de défis posés aux équipes pluridisciplinaires
LE PROGRAMME DE SOINS POUR LES PATIENTS GÉRIATRIQUES
La gériatrie, spécialité hospitalière, vise avant tout l’amélioration ou la préservation des capacités fonctionnelles des personnes âgées, malgré leurs problèmes de santé. Elle évalue leurs ressources autant que leurs déficits, et essaie de promouvoir leurs ressources et leur insertion sociale. Le professeur Christian Swine a été un des fers de lance pour développer en Belgique le programme de soins pour les patients gériatriques (PSG) à l’hôpital, qui repose sur cinq axes. Les unités d’hospitalisation, l’hôpital de jour gériatrique, les consultations, la liaison interne (équipe mobile, de consultance), et la liaison externe. C’est en amont des unités d’hospitalisation qu’il convient d’investir afin de détecter la fragilité avant que les personnes âgées ne se trouvent à l’hôpital avec une fracture de hanche. On sait par exemple que deux tiers des chutes des personnes âgées qui vivent à domicile sont susceptibles d’être prévenues si l’on détecte cette fragilité locomotrice et qu’on les prend en charge. La faiblesse actuelle du PSG est le manque de gériatres. Et sa force est le dynamisme de ses équipes pluridisciplinaires.
DES PIONNIÈRES DE LA GÉRIATRIE
Les grandes avancées en gériatrie sont les réalisations de grandes dames, qui lui ont donné ses lettres de noblesse, lors d’approches par une médecine basée sur des preuves, en particulier pour les principaux syndromes gériatriques. Sharon Inouye, de Boston, a étudié le delirium (également appelé l’état confusionnel aigu) d’abord lors d’études observationnelles qui ont identifié les facteurs prédisposant et ceux précipitant le delirium, puis par des travaux diagnostiques au cours desquels elle a développé la Confusion Assessment Method (CAM), et enfin par des études randomisées qui ont montré la possibilité d’en prévenir la moitié de cas à l’hôpital (11-15). Linda Fried a éclairé le concept de la fragilité, en définissant un phénotype de fragilité, qu’elle a validé en termes de survie. Ce phénotype est basé sur cinq critères, qui sont autant de diminutions : le poids, la force musculaire, la masse musculaire, de résistance physique, et la vitesse de marche (16). Mary Tinetti, de l’Université de Yale, s’est intéressée à la prévention des chutes, en identifiant ses facteurs de risque et leur modification. Ses travaux ont démontré une diminution de deux tiers des chutes des personnes âgées à domicile (17,18). À l’UCL aussi, nous avons des dames qui sont pionnières pour la gériatrie. Pascale Cornette a défendu sa thèse en 2005, consacrée à la fragilité, durant laquelle elle a développé le SHERPA - un score du risque de déclin fonctionnel - en suivant l’évolution de patients âgés admis dans le service des urgences des cliniques universitaires de Godinne et de Saint-Luc (19). Anne Spinewine, dans le domaine de la prescription des médicaments, a présenté sa thèse de doctorat en 2006 dans le service de gériatrie du Pr. Swine, démontrant l’impact positif d’un pharmacien hospitalier clinicien ; elle poursuit ses travaux avec Olivia Dalleur et Benoit Boland (20). Marie de Saint-Hubert, dans sa thèse finalisée en 2010, a clarifié l’association entre la fragilité et l’immuno-sénescence (21). Aux côtés de ces trois dames mousquetaires, Didier Schoevaerdts fait d’Artagnan, et a étudié (et combattu) les microbes multi-résistants, à propos desquels il a rédigé sa thèse de doctorat (22).
LA QUALITÉ DE VIE
Les échelles évaluant la qualité de vie sont surtout en rapport à la maladie ou au traitement, en oncologie par exemple. Puisque la qualité de vie individuelle prime au grand âge, des gériatres à Dublin ont étudié les domaines de qualité de vie individuelle et développé l’échelle SEIQUOL qui couvre les domaines médical, relationnel, affectif, spirituel, religieux, gastronomique, sexuel (23). Ils ont demandé aux patients âgés de ranger par ordre d’importance les domaines de qualité de vie. C’est la qualité de vie médicale qui a été placée en dernière position, alors que la qualité de vie relationnelle et affective est arrivée première. Une manière de définir la qualité de vie, c’est interroger son sens. Un mot qui en français en a trois : la direction (axiale), la perception (sensorielle), et la valeur (spirituelle) (24). La direction d’une vie se révèle par l’intérêt porté en gériatrie à l’histoire de vie de la personne, qui permet de la considérer non pas en objet de soin mais en sujet et en citoyen qui a créé la société dont nous bénéficions. La sensorialité est également à prendre en considération, par exemple quand se pose la question d’une sonde naso-gastrique à une personne âgée présentant des troubles de la déglutition. À laquelle s’ajoute la dimension des valeurs et de la spiritualité de la personne âgée, qui ainsi peut être placée au centre des soins qu’elle reçoit.
Affiliations
Références
1. Wilmoth JR, Horiuchi S. Rectangularization revi- sited: variability of age at death within human populations. Demography 1999 ; 36: 475-495.
ouvrir dans Pubmed
2. Fries JF. Aging, natural death, and the compres- sion of morbidity. N Engl J med 1980 ; 303: 130-135, doi:10.1056/Ne JM198007173030304.
ouvrir dans Pubmed
3. Fries JF. Compression of morbidity in the elderly. Vaccine 2000; 18: 1584-1589.
ouvrir dans Pubmed
4. Fries JF. Aging, cumulative disability, and the com- pression of morbidity. Compr Ther 2001; 27: 322- 329.
ouvrir dans Pubmed
5. Fries JF. Aging, natural death, and the compression of morbidity. Bulletin of the World Health Organization 2002; 80: 245-250.
ouvrir dans Pubmed
6. Fries JF. Frailty, heart disease, and stroke: the Com- pression of Morbidity paradigm. Am J Prev med 2005; 29: 164-168, doi:10.1016/j.amepre.2005.07.004.
ouvrir dans Pubmed
7. Fries JF. The compression of morbidity. 1983. m ilbank Q 83, 801-823, doi:10.1111/j.1468- 0009.2005.00401.x (2005).
ouvrir dans Pubmed
8. Hubert HB, Bloch DA, o ehlert JW, Fries JF. Lifestyle habits and compression of morbidity. The journals of gerontology. Series A, Biological sciences and medical sciences 2002; 57: M347-351.
ouvrir dans Pubmed
9. Bouchon JP. 1+2+3 ou comment tenter d’être effi- cace en gériatrie? Rev Prat 1984 ; 34: 888-892.
10. Inouye Sk , Studenski S, Tinetti Me , kuchel GA. Geriatric syndromes: clinical, research, and policy implications of a core geriatric concept. Journal of the American Geriatrics Society 200 7; 55: 780-791, doi:10.1111/j.1532-5415.2007.01156.x.
ouvrir dans Pubmed
11. Inouye Sk . Delirium in older persons. N Engl J Med 2006; 354: 1157-1165, doi:10.1056/Ne JMra052321.
12. Inouye Sk , Bogardus ST, Jr, Baker DI, Leo-Summers L, Cooney LM, Jr. The Hospital elder Life Program: a model of care to prevent cognitive and functional decline in older hospitalized patients. Hospital el- der Life Program. Journal of the American Geriatrics Society 2000; 48, 1697-1706.
ouvrir dans Pubmed
13. Inouye Sk . et al. A multicomponent intervention to prevent delirium in hospitalized older patients. N Engl J Med 1999; 340: 669-676, doi:10.1056/ Ne JM199903043400901.
ouvrir dans pubmed
14. Inouye Sk , Charpentier P. A. Precipitating factors for delirium in hospitalized elderly persons. Predictive model and interrelationship with baseline vulnerability. JAMA 1996; 275, 852-857.
ouvrir dans Pubmed
15. Inouye Sk et al. Clarifying confusion: the confusion assessment method. A new method for detection of delirium. Annals of internal medicine 1990; 113, 941-948.
ouvrir dans Pubmed
16. Fried LP et al. Frailty in older adults: evidence for a phenotype. The journals of gerontology. Series A, Biological sciences and medical sciences 2001; 56: M146-156.
ouvrir dans Pubmed
17. Tinetti Me . Clinical practice. Preventing falls in elderly persons. N Engl J Med 2003; 348: 42-49, doi:10.1056/Ne JMcp020719.
ouvrir dans Pubmed
18. Tinetti Me , Speechley M, Ginter SF. Risk factors for falls among elderly persons living in the communi- ty. N Engl J med 1988 ; 319: 1701-1707, doi:10.1056/ Ne JM198812293192604.
ouvrir dansPubmed
19. Cornette P. et al. early evaluation of the risk of functional decline following hospitalization of older patients: development of a predictive tool. European journal of public health 2006; 16: 203-208, doi:10.1093/eurpub/cki054.
ouvrir dans Pubmed
20. Spinewine A. et al. Appropriate prescribing in elderly people: how well can it be measured and optimised? Lancet 2007; 370: 173-184, doi:10.1016/ S0140-6736(07)61091-5.
ouvrir dans Pubmed
21. Bodart G. et al. Somatotrope GHRH/GH/IGF-1 axis at the crossroads between immunosenescence and frailty. Ann N Y Acad Sci 2015; 1351: 61-67, doi:10.1111/nyas.12857.
ouvrir dans Pubmed
22. Schoevaerdts D. et al. Clinical profiles of patients colonized or infected with extended-spectrum beta-lactamase producing enterobacteriaceae iso - lates: a 20 month retrospective study at a Belgian University Hospital. Bm C Infect Dis 2011; 11: 12, doi:10.1186/1471-2334-11-12.
ouvrir dans Pubmed
23. Hickey AM. et al. A new short form individual qua- lity of life measure (SeIQoL-DW): application in a cohort of individuals with HIv/AIDS. BMJ 1996 ; 313: 29-33.
ouvrir dans Pubmed
24. Corten P, Mercier C, Pelc, I. “Subjective quality of life”: clinical model for assessment of rehabilitation treatment in psychiatry. Soc Psychiatry Psychiatr Epidemiol 1994; 29: 178-183.
ouvrir dans Pubmed