« If what I say now seems to you to be very reasonable, then I will have failed completely. Only if what I tell you appears absolutely unbelievable have we any chance of visualizing the future as it really will happen » Arthur C. Clarke (1917-2008)
À l’entame d’une nouvelle carrière, in casu mon éméritat pendant lequel j’espère toujours pratiquer la rhumatologie, je m’autorise à prévoir l’avenir de ma spécialité. Je prédis i) : que la sémiologie actuelle des maladies rhumatismales va disparaître ; ii) : que de nouvelles maladies vont émerger ; iii) : que la médecine des systèmes (network medicine) permettra d’emblée un choix intelligent de traitements ciblés ; et iv) : que la thérapie cellulaire s’appliquera à la rhumatologie. Certes, mes prédictions ne sont pas originales car elles concernent la majorité des spécialités médicales mais je ne peux illustrer que celles qui concernent la médecine que je pratique depuis plus de 40 ans, en particulier dans le domaine des rhumatismes systémiques, que je prendrai fréquemment comme exemple.
La sémiologie des maladies rhumatismales
Depuis quelques années, je n’enseigne plus aux étudiants du master en médecine les déformations induites par les maladies rhumatismales. Fini de décrire les cols de cygne, les déformations en boutonnière, la subluxation atloïdo-axoïdienne ou la touche de piano de la polyarthrite rhumatoïde (PR). Terminé de décrire la colonne bambou de la spondylarthrite ankylosante. Fini de rechercher l’amylose AA chez les patients souffrant de maladie rhumatismale chronique par une biopsie de la graisse abdominale, voire du rectum, comme on me l’a enseigné. Fini de décrire le tibia en lame de sabre ou le fémur en crosse de la maladie de Paget. Les étudiants actuellement sur les bancs de nos facultés, en tous cas dans nos pays où les soins sont optimaux, ne verront plus ces complications. Elles hantent encore malheureusement nos salles d’attente, car nos patients chroniques accompagnent fidèlement nos longues carrières, mais elles disparaitront complètement.
De même, si la sémiologie rhumatismale s’est enrichie depuis presque 80 ans par le dommage chronique iatrogène induit par les glucocorticoïdes (GC), je prédis que les traitements ciblés permettront de réduire la corticothérapie au minimum (par exemple uniquement sous la forme d’une bridge therapy), voire de l’éviter totalement. Disparaitront donc les ostéonécroses aseptiques, les tassements vertébraux, la sarcopénie et les ruptures tendineuses, pour n’évoquer que les complications musculo-squelettiques des GC
L’enseignement devra donc privilégier le diagnostic précoce des maladies rhumatismales, certes en partant des symptômes cliniques, mais surtout en recourant aux biomarqueurs et à l’imagerie. Demain, nous poserons le diagnostic de PR chez des individus souffrant de vagues arthralgies de rythme inflammatoire, dont nous connaîtrons (dès la naissance !) le score de risque polygénique pour cette affection (et pour bien d’autres…). Le diagnostic sera aisément confirmé par la présence de tel ou tel autre auto-anticorps, bien au-delà des actuels anti-peptides cycliques citrullinés.
Davantage de maladies inflammatoires d’origine génétique
Demain, nous séquencerons systématiquement l’exome (voire le génome) de nos patients souffrant de maladies « bizarres » caractérisées, par exemple, par des fièvres intermittentes, des éruptions fugaces, des arthrites évanescentes ou encore un syndrome inflammatoire biologique chronique, connues jadis sous le vocable générique de maladie de Still de l’adulte. Pour quelques dizaines d’euros, moyennant des ressources bio-informatiques adéquates (elles feront la différence !), nous disposerons d’un diagnostic moléculaire, permettant d’identifier de nouvelles maladies qui concernent la sphère rhumatismale au sens large. Depuis l’identification du gène MFEV responsable de la fièvre familiale méditerranéenne, la liste des maladies auto-inflammatoires monogéniques s’allongent chaque mois (1) et je fais le pari que beaucoup de nos syndromes inexpliqués seront solutionnés par l’étude du génome. Qui aurait cru que certaines formes de polyartérite noueuse de l’enfant étaient en réalité secondaires à un déficit en ADA-2 (2), une enzyme qui catalyse la déamination de l’adénosine en inosine, provoquant, via l’accumulation de l’adénosine, une activation inappropriée du système immunitaire inné notamment via les neutrophiles?
La puissance de la génétique dans les maladies rares vient d’être démontrée dans un domaine très différent, celui des désordres sévères du développement de l’enfant (neurologiques, squelettiques, comportementaux, etc.). Dans l’étude britannique et irlandaise Deciphering developmental disorders (3), 41% des 13.440 cas étudiés trouvèrent une explication, en utilisant des techniques génétiques extensives combinées à l’analyse du phénotype clinique, alors que les tentatives diagnostiques antérieures étaient restées infructueuses.
Demain, nous identifierons de plus en plus de mutations somatiques responsables de syndromes inexpliqués. Ces mutations, à l’inverse des mutations germinales présentes dès la conception (donc exprimées dans toutes les cellules), apparaissent pendant le développement embryonnaire et la vie post-natale, y compris à l’âge adulte. Elles se produisent dans une cellule somatique et se transmettent de manière clonale dans les cellules filles. Le syndrome VEXAS (Vacuoles, E1 enzyme, X-linked, Autoinflammatory, Somatic) en est une illustration remarquable (4). Les patients (des hommes) présentent une chondrite, de l’arthrite, des fièvres, une pneumopathie interstitielle ou encore de la vasculite. La mutation, présente uniquement dans les cellules myeloïdes, concerne le gène UBA1 (présent sur le chromosome X) qui code pour une enzyme (E1) qui initie le cycle d’ubiquitination des protéines. Typiquement, dans le VEXAS, la méthionine en position 41 est mutée. La perte de cette méthionine 41 fait démarrer la transcription sur la méthionine suivante en position 67, menant à la synthèse d’une enzyme inactive qui s’accumule dans le cytoplasme, entraînant un stress cellulaire pro-apoptotique, libérant des cytokines pro-inflammatoires, responsable du syndrome systémique. A posteriori, les praticiens les plus âgés d’entre nous ont observé des chondrites inexpliquées chez des hommes par ailleurs gravement malades qui décéderont de leur maladie, sans diagnostic... Je fais le pari que de plus en plus de mutations somatiques expliqueront des syndromes hémato-rhumatologiques ainsi que des syndromes systémiques auto-immuns, comme les myopathies inflammatoires idiopathiques ou même la néphrite lupique. Dans ces cas, des mutations somatiques pourraient expliquer la localisation de la pathologie dans un organe déterminé.
Davantage de maladies rhumatismales iatrogènes
Demain, nous observerons de plus en plus de maladies auto-immunitaires et rhumatismales inflammatoires iatrogènes (immune-related Adverse Events ; irAEs) en raison de l’utilisation virtuellement universelle des inhibiteurs de checkpoints dans le traitement du cancer (5). Le mécanisme est bien connu : l’inhibition de PD-1, de PDL-1 ou de CTLA-4 par des anticorps monoclonaux, au-delà de l’effet favorable lié à la restauration des réponses T cytotoxiques anti-tumorales, peut déclencher des manifestations auto-immunes aussi variées que des colites, des thyroïdites, des hépatites, des hypophysites, des uvéites, des pancréatites ou encore des myocardites. Les irAEs rhumatismaux seront fréquents : monoarthrite, polyarthrite, pseudopolyarthrite rhizomélique, myosite (parfois gravissime compliquée de cardiomyopathie).
Davantage de maladies rhumatismales induites par l’environnement
La rhumatologie de demain devra s’intéresser bien davantage à la toxicologique environnementale. Nous savons depuis Anthony Caplan que les mineurs silicotiques atteints de PR peuvent présenter des lésions nodulaires pulmonaires. Le rhumatologue belge Emile Colinet travaillant à l’Hôpital Saint-Pierre à Bruxelles, avait décrit quelques années auparavant un syndrome similaire chez deux travailleuses des Savonneries Lever Frères de Forest. Le VimR (célèbre poudre à récurer) qu’elles mettaient en boîte contenait de grandes quantités de… silice (6) ! Le rôle de cette dernière dans la sclérose systémique est désormais bien accepté. Nous avons par ailleurs démontré que les métiers de la construction sont hyper-représentés chez les hommes souffrant de sclérose systémique. Nous savons aujourd’hui que la PR démarre par une phase muqueuse (buccale et pulmonaire) et que le tabagisme est le seul facteur étiologique incriminé dans des études épidémiologiques, probablement via un effet sur la citrullination des protéines. Nous savons aussi que la pollution atmosphérique augmente le risque d’infarctus du myocarde, d’accident vasculaire cérébral, d’asthme, de bronchopneumopathie chronique obstructive mais nous sous-évaluons encore largement les effets de l’exposition chronique aux particules fines (PM2.5, soit d’un diamètre <2,5 micromètres) sur le système immunitaire et le développement de maladies autoimmunes. Un nombre anormalement élévé de maladies systémiques autoimmunes a été observé chez les victimes survivantes des attentats du ١١ septembre ٢٠٠١, peut-être en rapport avec l’inhalation du nuage de poussières suite à l’effondrement du WTC (7). Une étude italienne récente (8), portant sur 81.363 patients démontre qu’une exposition aux PM2.5 ≥20 mg/m3 était associée à une augmentation de risque de maladie autoimmune (PR, connectivites et MICI), de 13%. Ce chiffre est interpellant quand on sait que cette limite est dépassée dans beaucoup de régions industrielles d’Europe et du monde. Une explication potentielle pourrait résider dans le fait que les PM aéro-dispersées pourraient réduire les UVB de longueur d’onde entre 290 et 315 nm, précisément ceux qui permettent la conversion du 7-déhydrocholestérol en cholécalciférol (vitamine D3) (9). Or, il a été prouvé, dans un essai clinique contrôlé réalisé aux USA que la prise vitamine D3 (avec ou sans acides gras omega 3) réduisait la survenue de maladies auto-immunes (10).
Le programme de recherche européen HORIZON 2020 finance l’étude EXIMIOUS (11), à laquelle nous participons, qui étudie les interactions entre l’exposome (l’ensemble des expositions environnementales et occupationnelles depuis la conception), l’immunome (le comportement du système immunitaire) et certaines maladies autoimmunes, comme le lupus érythémateux disséminé, la sclérose systémique ou la polyarthrite rhumatoïde.
Je ne peux pas imaginer que la crise climatique que nous connaissons n’ait pas de répercussions sur les manifestations des maladies rhumatismales, voire leur émergence (12, 13). Qu’il suffise de songer aux effets néfastes des rayons UVB sur la photosensibilité des patients souffrant de lupus érythémateux disséminé. Les feux de forêts libéreront massivement des PM2.5. Une étude spatiotemporelle récente réalisée chez des patients lupiques vivants dans la région de Baltimore a observé davantage de poussées articulaires et cutanées de la maladie dans les zones les plus exposées aux PM2.5 (14).
On ne peut quitter ce paragraphe sans évoquer l’influence probable sur les pathologies rhumatismales des microplastiques (MP), retrouvés dans les océans, l’atmosphère, la chaîne alimentaire et déjà dans une quinzaine de tissus humains différents, dont les poumons, la peau, le foie et le placenta. Plus récemment, des MP (9 polymères différents) ont été retrouvés dans les synoviales de patients arthrosiques bénéficiant d’une arthroplastie de hanche ou de genou (15). Je ne peux pas imaginer que ces matières dites « inertes » n’aient pas un effet, à tout le moins marginal, sur l’évolution des pathologies rhumatismales, comme tend d’ailleurs à le démontrer des études d’expression génique démontrant une corrélation entre l’importance des dépôts de MP et la présence d’un stress oxydatif.
La médecine des systèmes (network medicine) appliquée à la rhumatologie
La médecine des systèmes vise à développer des stratégies de prise en charge globale combinant, grâce à la bio-informatique et à l’intelligence artificielle (IA), des données cliniques et multi-omiques. Aujourd’hui, nous prenons nos décisions thérapeutiques sur base de signes et de symptômes cliniques que nous observons, de tests biologiques (lato sensu), d’images (lato sensu) et de résultats d’études cliniques randomisées. Nous savons pertinemment que tous les patients ne vont pas répondre au traitement prescrit, pourtant démontré efficace au niveau d’une population globale, en raison de multiples susceptibilités individuelles et de caractéristiques particulières de la pathologie chez un patient donné. Un tiers des patients souffrant de PR ne répondent pas aux anti-TNF, cependant très efficaces chez la majorité d’entre eux. Nous exposons donc les patients à des risques inutiles et nous perdons du temps, sans compter les coûts inhérents à des traitements peu efficaces. En réalité, nos algorithmes thérapeutiques sont beaucoup trop simples et rigides pour appréhender toutes les caractéristiques individuelles. C’est ici qu’intervient l’approche multi-omique. Il s’agit de collecter un maximum d’informations en provenance du patient et/ou de son tissu malade, en l’occurrence son génome (la génomique), son épigénome (l’épigénomique), son expression génique (la transcriptomique), son expression protéique (la protéomique), son exposition environnementale (l’exposomique) ou encore son métabolisme (la métabolomique). Grâce à l’IA, plus particulièrement à l’apprentissage automatique (en Anglais machine learning), toutes ces données, y compris – demain – celles des senseurs que nous porterons en permanence (sic !) seront intégrées. L’apprentissage automatique consiste à laisser des algorithmes découvrir des « patterns », c’est-à-dire des motifs récurrents. Le but ultime est de permettre l’avènement d’une médecine personnalisée.
Je prédis que les applications en rhumatologie seront rapides, à l’instar d’un effort récent dans la PR, destiné à prédire la réponse au rituximab (anti-CD20) ou au tocilizumab (anti-IL6 récepteur) en se basant sur l’histologie synoviale. L’absence de lymphocytes B dans le tissu synovial prédit une moindre réponse au rituximab par rapport au tocilizumab (16). De manière plus intéressante, des algorithmes ont été générés sur la base des gènes exprimés. En étudiant l’expression d’une cinquantaine de gènes, il est possible de prédire la réponse au rituximab, au tocilizumab ou à aucune de ces deux molécules avec une précision satisfaisante, alors qu’aucun des paramètres cliniques ou histologiques standards n’y parvient (17).
L’IA révolutionnera la radiologie musculo-squellettique dont les résultats s’intégreront aux données cliniques et multi-omiques. Elle s’appliquera non seulement à l’interprétation des images mais aussi, en amont, à leur acquisition. Aujourd’hui, la majorité des algorithmes permettent d’effectuer des tâches « simples », comme la détection des fractures ou encore l’évaluation de l’âge osseux sur des radiographies conventionnelles. Demain, l’IA aidera la radiologue à trier les images normales et anormales ; elle pourra détecter des anomalies que l’œil humain ne peut pas déceler ; elle pourra probablement prédire l’évolution des pathologies (algorithmes prédictifs). Elle ne remplacera pas les radiologues musculo-squellettiques mais elle améliorera leur performance (18).
Vers des traitements cellulaires dans les maladies rhumatismales autoimmunes
Demain, à l’instar du traitement des hémopathies malignes réfractaires, nous utiliserons probablement des lymphocytes T autologues (donc prélevés chez le patient lui-même) pour éliminer leurs lymphocytes B auto-immuns (porteurs de l’antigène de surface CD19), en utilisant la technologie des CAR (chimeric antigen receptor) T cells. Les lymphocytes T prélevés chez le patient sont génétiquement modifiés au laboratoire, via un vecteur lentiviral, de sorte qu’ils expriment à leur surface un récepteur (chimérique) contenant une partie extracellulaire (en général une protéine de fusion contenant la région variable d’une chaîne lourde et légère d’un anticorps monoclonal anti-CD19) et une partie intracellulaire qui sert à transmettre le signal. Les CAR T cells réinjectés chez le patient reconnaissent leurs lymphocytes B CD19+ et les détruisent. Des résultats cliniques très étonnants viennent d’être observés chez des patients lupiques réfractaires rentrés en rémission clinique et biologique complète après 3 mois de traitement, malgré l’arrêt de toutes les autres médications ! Ces résultats préliminaires (19, 20) doivent être confirmés et il ne faut pas minimiser ni les difficultés techniques importantes, ni le coût, ni la toxicité immédiate potentielle (syndrome de relargage de cytokines, toxicité neurologique), ni les effets secondaires éventuels au long cours, dont le risque de transformation lymphomateuse des CAR T cells qui ont – ne l’oublions pas ! – subi une manipulation génétique due à la transfection lentivirale.
Conclusion
« When a distinguished but elderly scientist states that something is possible, he is almost certainly right. When he states that something is impossible, he is very probably wrong » Arthur C. Clarke (1917-2008)
Correspondance
Pr Frédéric A. Houssiau
Pôle de Pathologies Rhumatismales et Systémiques
Institut de Recherche Expérimentale et Clinique, UCLouvain
Cliniques universitaires Saint-Luc, UCLouvain
Service de Rhumatologie
Avenue Hippocrate 10
B-1200 Bruxelles
frederic.houssiau@uclouvain.be
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