Avec plus de 500 publications à son actif, fréquemment dans des revues prestigieuses, le Pr. Alfred Bernard, professeur émérite à l’UCLouvain, directeur de recherche au FNRS, est expert incontesté en toxicologie et, loin du prêt-à-penser, n’hésite pas à bousculer certaines certitudes de notre époque pour fasciner son auditoire.
C’est avec un cursus initial quelque peu atypique dans sa polyvalence qu’Alfred Bernard est devenu un véritable pilier de la toxicologie au niveau national, mais également international. Il démarre en effet son cursus à la faculté d’agronomie par des études de bioingénieur, qu’il termine en 1976, à la suite desquelles il entreprend un doctorat consacré à la toxicité rénale du cadmium. Pendant son doctorat, il complète sa formation avec un master en sciences médicales, ce que faisaient habituellement les médecins à l’époque lorsqu’ils souhaitaient mener une carrière dans la recherche. Il conclut enfin ses études avec une thèse d’agrégation de l’enseignement supérieur, ce qui lui permet de donner cours aux facultés de médecine, de pharmacie et des bioingénieurs de l‘UCLouvain pendant plus de 30 ans et aussi de se retrouver directeur de recherche FNRS, chargé de cours puis professeur à l’UCLouvain. Le sujet principal de ses activités de recherche est le développement et l’application de biomarqueurs pour évaluer l’impact de l’environnement sur la santé, aujourd’hui un thème d’une actualité brûlante s’il en est, plus particulièrement pour ce qui est des risques chimiques et physiques. Il a mené dans ce contexte de nombreuses études expérimentales, cliniques et épidémiologiques. Il s’agissait fréquemment d’évaluer les risques d’intoxication dans l’industrie ou l’environnement par les métaux lourds, comme le cadmium, ou par des polluants de l’air comme l’ozone, les particules fines ou l’amiante. Alfred Bernard s’est aussi occupé du problème des risques liés aux dioxines dégagées au niveau des incinérateurs de déchets ménagers, une question qui s’est retrouvée au centre de l’actualité en Belgique à la fin des années ’90 en particulier avec la survenue de la crise de la dioxine. « Il n‘était toutefois pas simple de pouvoir mener ces études sur les dioxines parmi la population générale, car leur coût était très élevé, de l’ordre du million d’euros ». Pour ce qui de la mémorable « crise dioxine » les travaux menés par le Pr. Bernard et son équipe ont abouti à la conclusion de risques sanitaires improbables pour la population générale. Cette conclusion allait à l’encontre du vent de panique qui a soufflé à l’époque sur le pays, certains « experts » ayant évoqué une véritable hécatombe de cancers : « Pour qu’il y ait eu un problème réel de santé il aurait fallu ingérer une trentaine de poulets parmi les plus contaminés, ce qui aurait pu entraîner un doublement de la charge corporelle en dioxines. Ce scénario était d’autant moins envisageable que ces poulets ou poules très contaminés présentaient des signes d’intoxication et n’avaient dès lors pas été commercialisés. Cette surexposition, si elle s’était concrétisée, revenait en quelque sorte à remonter le temps d’une dizaine années puisque depuis les années 1980 la charge corporelle en dioxines de la population générale en Belgique était en constante diminution de l’ordre de 8% par an ». Au lendemain de la publication de ces conclusions dans la prestigieuse revue Nature, la Commission européenne levait l’embargo sur les exportations belges de produits alimentaires. Et au fond si l’on y réfléchit bien, cette « crise dioxine » aura été bénéfique pour la sécurité alimentaire des belges car elle a débouché sur la création de l’agence fédérale de sécurité de la chaine alimentaire (AFSCA) et elle aura mis un terme à des pratiques dangereuses de recyclage alimentaire.
En ce qui concerne les risques alimentaires, Alfred Bernard rappelle que la consommation régulière de fruits et de légumes a un effet protecteur bien connu malgré la présence de résidus de produits phytosanitaires. Cet effet protecteur est connu depuis plus de 40 ans à une époque où l’on utilisait des pesticides plus toxiques. Les études épidémiologiques prospectives menées depuis lors démontrent que consommer plus de cinq portions de fruits et légumes par jour réduit d’environ 30% les risques de cancer et de maladies cardiovasculaires. On se référera à cet égard au compte rendu d’une conférence d’Alfred Bernard qui portait le titre très parlant de « Nos poisons quotidiens : sommes-nous tous intoxiqués et/ou manipulés ». Il y rappelle notamment qu’il convient de ne pas confondre les notions de danger (ou de toxicité) et de risque. Le danger correspond aux propriétés toxiques des substances mises en évidence chez l’homme ou l’animal. Le risque, en revanche, correspond à la probabilité que ces propriétés entrainent des effets toxiques en fonction de la voie d’exposition, des doses absorbées et de l’âge du sujet exposé. On ne peut justifier, en fonction de cela, des paniques comme celle, récente, autour du glyphosate, à propos de laquelle il parle de « saga politico-scientifique ». Si cet herbicide peut comporter des risques pour les professionnels qui le manipulent sans précaution, il n’est en revanche guère dangereux pour les consommateurs ou les populations vivant à proximité de champs traités. Aux États-Unis, l’agence de protection de l’environnement (EPA) a d’ailleurs tout récemment interdit la mention « peut provoquer le cancer » sur les préparations commerciales d’herbicides à base de glyphosate, estimant que cette mention était scientifiquement non fondée. « Tirer par exemple la sonnette d’alarme pour les traces de pesticides détectés dans l’air ambiant en périodes d’épandage est totalement absurde car les concentrations mesurées ne sont que de quelques nanogrammes par m3, soit des concentrations plusieurs centaines de fois inférieures à celles du benzène (un cancérogène avéré pour l’homme) dans l’air ambiant de nos villes et campagnes ». Le réel problème de l’usage agricole de produits phytosanitaires est l’impact environnemental et notamment l’inévitable contamination des nappes phréatiques et surtout les multiples atteintes à la biodiversité dans le règne animal et végétal !
Un problème largement méconnu : les effets du chlore dans les piscines
Le Pr. Bernard évoque par contre un problème largement négligé, voire ignoré et sur lequel il a abondamment travaillé et publié, qui est celui du chlore dans les piscines désinfectées par chloration. En étudiant des populations d’enfants et d’adolescents recrutés via les écoles, nous avons observé que la fréquentation régulière de piscines chlorées, publiques ou privées, favorisait le développement de l’asthme chez les sujets atopiques. En cas d’exposition très précoce pendant la petite enfance, la fréquentation de piscines chlorées est également associée à un risque accru de sensibilisation allergique (surtout aux acariens) et ce même en l’absence d’antécédents d’allergies chez les parents. Ces observations confortées par plusieurs études épidémiologiques indépendantes suggèrent que l’exposition très précoce à l’air des piscines chlorées interagit non seulement avec l’atopie pour augmenter le risque d’asthme mais interagit également avec l’exposition aux aéro-allergènes pour faciliter le développement de l’atopie elle-même. Ces risques d’asthme et d’allergies résultent très probablement de l’action irritante sur les voies respiratoires des sous-produits de chloration que les baigneurs inhalent activement sous forme de gaz (trichloramine ou trichlorure d’azote) ou d’aérosols (chlore libre et mono- et dichloramine). Ces sous-produits de chloration sont générés lorsque le chlore réagit avec les matières organiques apportées par les baigneurs via l’urine, la salive et la sueur.
En 2003, une étude norvégienne (Nystad et al. Acta Paediatr) a attiré l’attention sur le risque accru d’infection respiratoire et d’otite moyenne lié à la pratique des bébés nageurs, une pratique naguère fort en vogue. Une étude de l’équipe du Professeur Bernard publiée, elle, en 2010 (Voisin et al. Eur Resp J) confirmait le risque accru de bronchiolite chez ces bébés nageurs. Deux ans plus tard, c’est un risque augmenté de dermatite atopique que mettait en évidence une autre étude supervisée par Alfred Bernard (Chaumont et al. Env Res). Ces problèmes peuvent d’ailleurs survenir avec un nombre de séances de natation assez limité. On peut également évoquer au sujet du chlore les problèmes liés à l’exposition domestique à l’eau de Javel ou, plus encore, à certains accidents industriels. Les travaux d’Alfred Bernard suggèrent de plus un impact négatif de ces sous-produits de chloration sur la fonction testiculaire évaluée sur la base de l’inhibine B sérique, un marqueur du nombre de cellules de Sertoli qui détermine la taille des testicules et la production de spermatozoïdes chez l’adulte. Cet effet n’a été observé qu’en association avec les piscines publiques. L’explication réside sans doute dans le fait que l’eau de ces établissements est très polluée par les matières organiques apportées par les baigneurs et donc par des résidus de chloration reprotoxiques facilement absorbés au travers du scrotum.
Tous ces risques ont été confirmés dans le cadre d’études diverses. L’une d’entre elles menée par le Pr. Bernard a confirmé l’existence d’altérations persistantes des barrières épithéliales du poumon profond chez des adolescents ayant fréquenté des piscines chlorées pendant leur enfance (Bernard et al. Am J Resp Crit Care MedI 2015). « On a pu mettre au point, avec une équipe où travaillait notamment le Pr. Cédric Hermans (hématologue aux Cliniques Saint-Luc), un nouveau test permettant d’évaluer de manière non-invasive l’intégrité épithéliale du poumon profond. Ce test – à présent commercialisé – consiste à doser dans le sérum une petite protéine appelée « club cell protein ou CC16 », sécrétée par les cellules club connues pour leur grande sensibilité aux polluants de l’air. En raison de son caractère non-invasif, ce test peut être utilisé dans des études épidémiologiques menées chez l’enfant. ». C’est en appliquant ce test et d’autres biomarqueurs chez des écoliers bruxellois et wallons, que l’équipe d’Alfred Bernard découvrit au début des années 2000 le caractère délétère des dérivés du chlore contaminant l’air de nos piscines publiques. Depuis lors, la trichloramine est contrôlée dans l’air des piscines en Belgique et dans de nombreux pays et une valeur limite d’exposition a été adoptée. Dans un autre domaine, le Pr. Bernard a également développé un test basé sur une molécule appelée RBP4 (Retinol binding protein 4), un biomarqueur très sensible d’une toxicité tubulaire rénale.
Les risques environnementaux
Il est énormément question aujourd’hui des problèmes environnementaux, évoqués quotidiennement, particulièrement dans le cadre du réchauffement climatique.
Pour le Pr. Bernard il faut aussi se préoccuper du problème des déchets contaminés par des plastiques et autres contaminants persistants. « Lors du traitement de ces déchets, Il est important de maintenir une barrière étanche avec les chaînes agro-alimentaires ». Même si certaines craintes sont justifiées, d’autres ne le sont guère. Le Pr. Bernard parle à ce sujet d’un véritable « marketing de la peur ». (voir encart ci-dessous). Il faudrait, selon lui, limiter la consommation d’aliments très transformés par la cuisson et l’ajout d’additifs, comme par exemple les charcuteries classées parmi les cancérogènes avérés pour l’homme. Il en est de même de nos frites contaminées par des teneurs élevées d’acrylamide, un substance génotoxique classée parmi les cancérogènes probables pour l’homme. Il s’agit là de risques réels qui concernent l’ensemble de la population générale et non de risques découlant d’expositions professionnelles. Il se montre aussi relativement sceptique vis-à-vis des effets protecteurs, présentés comme majeurs, des aliments bio, ce qui à ce stade n’est pas démontré scientifiquement, et ce d’autant plus qu’il faut encore tenir compte des pratiques frauduleuses avec des pseudo-produits bio, ainsi que du coût élevé de ces produits. En ce qui concerne les conséquences négatives importantes du réchauffement climatique, on peut citer l’apparition dans nos régions de certains insectes, notamment de moustiques, porteurs d’agents pathogènes divers, dans un contexte où un nombre croissant de gens exigent la mise hors-la-loi des insecticides. Pour conclure il faut évidemment citer les problèmes graves liés à la circulation automobile, dégageant des polluants divers. Les effets sanitaires des particules fines notamment sont considérables ce qui rend impérieux la promotion des transports en commun.
Le « marketing de la peur »
Alfred Bernard déplore la diffusion souvent injustifiée d’informations alarmistes au sujet de certaines substances, émanant de sources diverses et relayées par la presse grand public. Le principe de précaution est ainsi invoqué à tort et à travers. « Il faut que l’on ait au moins une base scientifique concrète pour avoir recours au principe de précaution. Le principe de précaution ne peut s’appliquer à de simples allégations dénuées de tout fondement scientifique ». Et de citer comme exemple d’application abusive du concept de principe de précaution certaines prévisions apocalyptiques faites à propos des OGM. Il précise qu’il doit exister un risque sérieusement évalué pour tirer la sonnette d’alarme, en fonction du danger lié aux effets délétères d’un produit donné, mais également de l‘exposition audit produit, c’est-à-dire de la probabilité que les effets toxiques incriminés surviennent dans un contexte particulier. Il en va apparemment de même du lien entre les pelouses synthétiques à base de billes de caoutchouc et les risques de cancer chez les sportifs qui s’y livrent à leur activité, comme le football par exemple. Ou encore pour le saturnisme infantile suite à l’incendie de Notre-Dame de Paris. Le saturnisme certes peut représenter un risque pour les salariés qui travaillent quotidiennement à la réfection de l’édifice. En revanche, c’est un risque qui parait assez improbable pour les riverains de la cathédrale, contrairement à ce qu’on entend fréquemment ces temps-ci. Et Alfred Bernard de préciser que la distribution des plombémies observées chez les enfants au voisinage de la cathédrale après l’incendie ne diffère pas de celles observées dans les pays industrialisés à la suite de la pollution historique et massive par ce métal lourd. Le Pr. Bernard parle dans ce contexte de « fake news » ou « fake risks », un phénomène nettement accru avec le développement d’Internet. Tout cela risque de discréditer les scientifiques et peut ouvrir la voie à une forme d’obscurantisme. Contribuant aussi à cette inquiétante dérive, nombre d’études scientifiques disponibles en open access sont d’une qualité médiocre et se voient reprises sans le moindre sens critique dans la presse grand public. Les articles évoquant des causalités non démontrées et basées uniquement sur de simples études observationnelles sont ainsi des plus courants.