Les agressions sexuelles sur les très jeunes enfants (0-6 ans)

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Jean-Yves Hayez (1), Hélène Romano (2) Publié dans la revue de : Octobre 2023 Rubrique(s) : Pédopsychiatrie
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Résumé de l'article :

Si les violences sexuelles sur enfant paraissent actuellement mieux reconnues et prises en charge, il est un type d’actes et une catégorie d’âge totalement oubliés qui est celle des bébés et des tout jeunes enfants qui en sont victimes. Il s’agit pourtant d’une maltraitance extrême, eu égard à la vulnérabilité des victimes. Elle est néanmoins bien réelle et l’absence de publication à ce sujet ne peut que nous interroger, car elle laisse sous silence probablement bien des situations.

L’objectif principal de cet article est de décrire la spécificité des agressions sexuelles commises sur les tout-petits et de mieux repérer des signes susceptibles d’alerter les professionnels de santé sur la réalité de celles-ci.

Il s’agit d’un article nourri de notre expérience clinique et de données qualitatives recueillies tout au long de nos années d’expérience.

Notre travail de terrain nous a permis de proposer un tableau synthétique des éléments de repérage fondamentaux présents chez ces très jeunes enfants agressés.

Mots-clés

Bébé, tout-petits enfants, agression sexuelle viol, maltraitance grave, troubles post-traumatiques, prise en charge

 

Article complet :

Agresser sexuellement un tout-petit, une réalité indicible

Les agressions sexuelles et viols sur bébés et tout-petits enfants ne sont pas spécifiquement répertoriés. Il n’existe ainsi aucune étude épidémiologique à leur sujet, ni aucune recommandation spécifique faite en particulier par la Haute Autorité de Santé (Ndlr en France), comme si cette période de l’enfance était préservée, alors que nous savons par des prises en charge aux urgences comme par des affaires judiciaires que ces faits existent. (1) Mais les tout-petits n’ont pas, ou très peu, la parole et n’ont que leur corps pour s’exprimer (souffrances et émotions, signes corporels, comportement non verbal).

La présentation schématique qui suit résulte de notre expérience clinique et de nos nombreuses années d’engagement dans la lutte contre la maltraitance infantile, entre autres via la prise en charge de victimes.

Les troubles susceptibles d’être repérés

Comme l’indique schématiquement ce tableau, les signes cliniques indiscutables sont plutôt rares. Bien souvent il faut se contenter de signes indirects, évocateurs que nous allons bientôt décrire (2).

Repérés par qui ?

Le médecin, entre autres lui, occupe une place précieuse pour observer et recenser ces signes, s’il a l’esprit ouvert à tous les possibles et s’il sait prendre le temps nécessaire. Qu’il s’agisse du médecin de famille, généraliste ou pédiatre, ou de celui du service d’urgences et même de celui que consulte une famille inconnue, avec des motifs un rien bizarres. Le médecin intervient souvent précocement, à un moment où la flamme vacillante du pouvoir d’évocation de l’enfant n’est pas déjà contaminée ! Ses notes, voire les photos qu’il pourrait prendre, peuvent constituer un apport précieux pour la suite ; nous y reviendrons.

L’examen clinique du tout-petit doit porter sur toutes les parties de son corps, sans exception1, et les parents qui l’accompagnent, bien écoutés, jusque dans les détails (en portant attention aux questions qu’ils auraient déjà posées à leur enfant, aux remarques qu’ils auraient pu lui faire, aux réactions inattendues qui auraient pu exister à des moments-clés comme quand on le lave ou le change). En routine, avec une famille connue, et habituellement digne de confiance et sans signes évocateurs, l’examen inclut donc néanmoins un coup d’œil sur les zones génitale et anale. Si les parents sont préoccupés par des signes ou s’ils sont inconnus, ce coup d’œil devient observation soigneuse, couplée à l’écoute de détails et de paroles concrètes

1. J’entends encore résonner la voix du Pr. De Meyer, notre excellent professeur de pédiatrie, nous enseignant : « Un enfant s’examine nu…. ».

Quels signes ?

En nous référant aux différentes études internationales (3,4) en particulier celles recensées par l’ISPCAN (International Society for the Prevention of Child Abuse & Neglect) nous pouvons repérer trois grandes catégories de troubles.

Hélas, de nombreuses agressions sexuelles sur bébés et jeunes enfants, notamment celles de la colonne de gauche de notre tableau schématique ne conduisent pas à une symptomatologie spécifique. Parfois même quasi aucune symptomatologie !

Troubles spécifiques

- Ces troubles sont surtout des altérations physiques de son corps qui ne laissent aucun doute sur le fait que le bébé ait été agressé sexuellement. Il y a aussi des « traces » du passage de l’agresseur : Suçons sur les zones sexuelles et pétéchies avec irritation sur ces endroits (liés au frottement des poils de barbes) ; présence de sperme et/ou de poils pubiens sur le corps de l’enfant. Infections et maladies sexuellement transmissibles se manifestant par des douleurs, des ulcérations, des démangeaisons, une leucorrhée (5).

- Chez le très jeune enfant ayant accès au langage, connaissances sexuelles inadaptées à son âge avec des références sensorielles (en particulier odeur, texture) qu’il peut décrire quand il n’est pas terrorisé et sidéré par ce qu’il a subi (exemple « Le zizi de papi il pique » ; « le zizi de papa il sent pas bon » ; « le zizi de papa il m’a fait pipi dessus et ça collait ».)

Si le recueil de ces éléments de langage et de leur contexte est fait et évalué par des professionnels expérimentés, qui estiment élevée la probabilité de fiabilité de l’enfant, en référence à des protocoles et à des grilles d’analyse validées, on devrait attacher autant d’importance à leur estimation de probabilité qu’aux signes physiques. C’est cependant toujours loin d’être le cas, et le slogan « C’est la parole de l’enfant contre celle de l’adulte » a toujours de beaux jours devant lui dans les prétoires.

Après une première révélation verbale par l’enfant, ou après l’observation de signes corporels préoccupants il arrive que les parents bouleversés cherchent très rapidement à consulter leur médecin, généraliste ou pédiatre, avec l’enfant. Celui-ci ne devrait pas refuser, en pensant et en arguant qu’il n’est pas compétent pour ce genre de problèmes. Il a en effet cette place unique de pouvoir offrir précocement l’œil et l’oreille d’un professionnel neutre et bienveillant dans ce qui sera vite un bourbier d’émotions où l’enfant se perd et où les professionnels officiellement désignés arrivent souvent très-trop- tard et dans un décor impressionnant inconnu du tout-petit !

Alors, permettez-nous d’esquisser un rêve, celui d’une pratique actuellement fort rare, mais qui pourrait s’avérer très bénéfique : le médecin sollicité a conscience de la grande urgence liée à la fragilité des signes ; il reçoit dans les 24 heures le tout-petit dont le corps est abîmé ou qui a parlé à la maison ou exprimé ses souffrances par son comportement, accompagné par un parent dont le médecin a veillé comme il pouvait à la discrétion et à la « solidité de ses nerfs ». Dans une ambiance calme et sereine, le médecin réexamine le corps et essaie de faire s’exprimer à nouveau le tout-petit (verbalement quand cela est possible ou en étant très attentif à ses réactions quand il lui parle et l’examine).

Cela ne marche pas toujours et il ne faut bien évidemment pas faire violence à l’enfant pour qu’il exprime de nouveau ce qui avait pu alerter en première intention son entourage ; mais si cela fonctionne, les notes et photos que le médecin prend séance tenante, voire l’enregistrement fait par son portable, pourront constituer un matériel de référence, non judiciaire ni officiel, mais très précieux quand même, pour des spécialistes officiellement mandatés qui arrivent souvent bien tard pour expertiser valablement l’enfant et aussi pour les autorités judiciaires qui seraient saisies.

Troubles évocateurs

Ces troubles sont retrouvés fréquemment chez de nombreuses toutes petites victimes d’agression sexuelle, mais sont à évaluer en lien avec tous les autres troubles manifestés. C’est leur répétition, leur fréquence et leur association à certains troubles spécifiques précités qui conduisent à les comprendre comme des troubles évocateurs :

- refus soudain, inattendu et bruyant d’être changé (hurlements, cris de douleurs) ou à l’inverse positionnement évocateur comme ce petit garçon se mettant à quatre pattes sur la table d’examen de son médecin, baissant sa culotte et écartant ses fesses ou cette petite fille lors d’un change à la crèche écartant ses jambes et entrouvrant sa vulve avec ses doigts, avec des comportements d’excitation incontrôlables ;
- sang dans la couche (sans cause somatique plausible) ;
- régression dans l’apprentissage de la propreté (pour les jeunes enfants en bonne voie d’acquisition) ;
- préoccupations sexuelles excessives et inadaptées (ex. d’un petit de 2 ans insistant pour voir le « zizi de papa et voir s’il est grand comme celui de papi ») ;
- comportement sexuel violent auto ou hétéro-agressif (le tout-petit se blesse intentionnellement au niveau des zones sexuelles et/ou essaye d’agresser sa fratrie, ses camarades) ;
- comportement sexualisé inadapté déjà chez le tout-petit et persistant quand il grandit (masturbation compulsive avec parfois utilisation d’objet, attitude érotisée, sollicitation de l’adulte pour être stimulé sexuellement, sollicitation d’un tiers pour faire avec lui ce qu’il a subi) (6).

Troubles non spécifiques

Il est indispensable de s’assurer en toute première intention qu’il n’y a pas de cause physiologique. Ils peuvent se développer dans d’autres circonstances que l’abus, qui bouleversent le quotidien de l’enfant et son équilibre préalable.

De surcroît, l’enfant ne parvient pas toujours à s’exprimer verbalement sur ce qui l’a traumatisé et le traumatise peut-être encore et il faut souvent se référer à des signes indirects tels que :

- régression des comportements ; ralentissement des apprentissages ; rupture développementale avec cassure la courbe de croissance ;
- attitudes de retrait ;
- perte de la capacité à jouer ou jeux traumatiques (l’enfant répète de façon compulsive la scène traumatique) ;
- troubles anxieux inhabituels (difficulté à la séparation, troubles du sommeil avec en particulier l’hypersomnie témoignant d’une mise en retrait du bébé face au monde extérieur ; évitements avec panique) ;
- troubles de la conduite alimentaire (difficultés subites et inexpliquées à s’alimenter, potomanie).

Une autre difficulté encore, c’est que l’expressivité des manifestations post-traumatiques reste complexe et n’est pas nécessairement immédiate : une atteinte psychique toujours grave peut d’abord être souterraine et ne s’exprimer ouvertement que bien plus tard par des comportements inadaptés en particulier des conduites sexuelles agressives envers d’autres (camarades, animaux), des blessures sexuelles auto-infligées (masturbation jusqu’au sang, scarification sur les zones sexuelles), des conduites sexuelles à risque (prostitution, multiplication des partenaires), des troubles dans la sexualité adulte (ex. : impuissance, frigidité) et d’innombrables autres troubles dans le développement. La scolarisation est un temps où les troubles post-traumatiques peuvent être repérés alors que les faits sont bien antérieurs.

Le décalage entre les faits subis et les troubles manifestés par l’enfant peut conduire à de multiples incompréhensions de l’entourage et des intervenants. Il n’est pas rare que des professionnels constatant des troubles sexuels chez un enfant n’envisagent pas qu’il ait pu être victime bébé.

Prise en charge et perspectives

La prise en charge des bébés et des tout jeunes enfants agressés sexuellement est complexe, compte tenu de leur jeune âge, mais également du contexte qui implique souvent plusieurs intervenants et différentes institutions. Justice, services soignants, structures socio-éducatives et parties saines de la famille y sont impliqués. Il s’agit non seulement de repérer les troubles (intensité, typologie, fréquence, modalités d’expressivité), de comprendre le contexte dans lequel évolue l’enfant (composition de la famille et histoire de chacun ; cadre environnemental), mais aussi d’évaluer les ressources possibles au niveau individuel comme au niveau de l’entourage.

Les médecins et tout particulièrement les médecins de famille, pédiatres et pédopsychiatres sont susceptibles de jouer un rôle important de repérage précoce, nous l’avons signalé plus haut.

Espérons que beaucoup participent à ce repérage, en se concertant vite et bien, et que l’agression qui a existé soit socialement reconnue. Ce n’est hélas pas la règle générale mais si c’est le cas, par la suite, Il faut veiller à la protection de l’enfant et à la qualité des liens du quotidien, bien sûr. Pour ce faire, il faut réfléchir soigneusement aux indications soit du maintien dans une famille suffisamment protectrice, sans contact avec l’agresseur, soit d’un placement institutionnel, avec ou sans contact avec une famille acceptable ou sérieusement défaillante (7,8).

Il est toujours important d'encourager l’accompagnement par des proches déjà protecteurs ou susceptibles de le devenir, qu’il s’agisse d’éducateurs professionnels ou de membres de la famille, pour faciliter la mise en place des liens d’attachement. Et parallèlement, il faut se pencher sur le psychisme de l’enfant et soigner ce qu’il y a à soigner, parfois pendant des années, via des thérapies appropriées.

Il est donc fondamental que les intervenants soient formés pour aider l’enfant à mettre progressivement des mots sur ce qu’il a pu subir, sur ce qu’il en a introjecté et qu’il ressent donc toujours, mais en bonne partie inconsciemment, et pour éviter qu’un interdit de penser institutionnel vienne se surajouter à celui imposé par l’agresseur. Et la formation dans ce champ devrait aussi concerner les magistrats et les professionnels du secteur socio-éducatif pour éviter des situations allant à l’encontre des besoins fondamentaux des petites victimes. Il n’est pas rare, par exemple, que le signalement judiciaire émanant d’un parent inquiet par le comportement ou les bribes de mots d’un tout-petit ne soit pas pris au sérieux si aucune trace n’est constatée. Ce parent peut même être diabolisé : par exemple, quand il existe une séparation parentale, le témoignage du parent à propos de son enfant est souvent entaché de suspicion [9).

Autre illustration dramatique du manque de compétence :il est insensé, si l’on se met à hauteur d’enfant abusé, de contraindre l’enfant à des visites médiatisées avec son parent agresseur- ou qui a tout risque de l’être même s’il a été pénalement innocenté- comme cela est si souvent organisé2.

2 Dans l’article précité, (Hayez, 2019) l’auteur explique que l’on pourrait plutôt appliquer le principe de précaution et protéger l’enfant en dissociant le point de vue de la justice pénale et les responsabilités de protection du juge pour enfant.

Conclusion

Le viol des bébés et des jeunes enfants constitue un enjeu majeur de santé publique en raison de ses innombrables conséquences dans le devenir de ceux-ci (troubles psycho traumatiques, troubles sexuels, perturbations dans les apprentissages scolaires et les relations familiales comme sociales).

L’atteinte psychique causée par les abus n’est pas nécessairement corrélée à leur forme concrète, qui reste pourtant la composante principale de la sanction pénale, mais bien davantage au déni d’humanité que ces actes inscrivent dans la vie de l’enfant ; déni qui peut être réparé au moins en partie ou qui peut persister après cessation des faits. Ainsi dans une recherche menée auprès de jeunes femmes victimes d’inceste dans leur enfance il a été constaté que celles qui avaient réussi à se dégager au mieux du vécu traumatique de l’inceste n’étaient pas celles dont l’auteur avait été sanctionné par la justice, mais celles dont l’auteur avait reconnu les faits, demandé pardon et pour lesquelles l’entourage avait été protecteur et rassurant d’emblée (10).

Affiliations

1 Pédopsychiatre, docteur en psychologie, professeur émérite à la faculté de médecine de l’Université catholique de Louvain (Belgique). www.jeanyveshayez.net
2 Docteur en psychopathologie-HDR, docteur en droit privé et sciences criminelles, psychothérapeute, Lyon, France.

Correspondance

Pr. Jean-Yves Hayez
Pédopsychiatre, docteur en psychologie
Professeur émérite à la faculté de médecine de l’Université catholique de Louvain (Belgique).
www.jeanyveshayez.net

Références

  1. Tursz A, Crost M, Gerbouin-Rerolle P. La Maltraitance dans l’enfance en France : quels chiffres, quelle fiabilité ? Rev Epidemiol Santé Publique 2003; 51: 439-444
  2. Picherot G., Dufilhol-Dreno L., Balençon M., Vabres N. Comment reconnaître une maltraitance sexuelle récente chez l'enfant de 0 à 3 ans ? Conférence de consensus sur les abus sexuels. Reconnaître, Soigner, Prévenir, Montrouge, Jl Eurotext ; 2003.
  3. Hebert M. Les profils et l’évaluation des enfants victimes d’agression sexuelle. In : Hébert M., Cyr M., Tourigny M. (dir.), L’agression sexuelle envers les enfants. Québec: Presses de l’Université du Québec; 2011; Tome 1: 149-204.
  4. Berger M. Préface In : Romano H., Izard E. Danger en protection de l’enfance. Dénis et instrumentalisations perverses. Paris : Dunod : 2016.
  5. Vezina-Gagnon P., Bergeron S., Hebert M. & al. Childhood sexu­al abuse, girls’ genitourinary diseases, and psychiatric comor­bidity: a matched-cohort study. Health Psychology. 2020; 40 (2), 104-112.
  6. Hayez J.Y. La sexualité des enfants. Paris : Odile Jacob ; 2004.
  7. Romano H. Quand la mère est absente. Souffrance des liens mère-enfant. Paris : Odile Jacob : 2021
  8. CIIVISE Conclusions Intermédiaires, Https://www.Ciivise.Fr/Les-Conclusions-Intermediaires/ 2022.
  9. Hayez J.Y. Les tout-petits et les allégations d’abus sexuel. Journal du droit des jeunes 2019 ; 385, : 6-12
  10. Moura Freire, S. Scelles R., Romano H. (2014). Les représentations et la réalité de la parentalité chez les jeunes femmes ayant vécu l’inceste selon les modalités de prise en charge. Rouen : UFR Sciences de l’homme et de la société, département de psychologie.