L’intelligence artificielle supplantera-t-elle le médecin ?

Précédent
Dominique Pestiaux et Carl Vanwelde Publié dans la revue de : Décembre 2018 Rubrique(s) : Ama Contacts
Télécharger le pdf

Résumé de l'article :

Notre revue des alumni a pour but d’être aussi le témoin de l’actualité facultaire. C’est la raison pour laquelle nous publions un résumé du parcours académique des professeurs émérites de cette année. Ils ont contribué de longues années à la vie facultaire et enrichi celle-ci de leur expertise, de leurs recherches et de leur savoir transmis aux futurs soignants. A l’occasion de la séance d’hommage organisée en leur honneur la conférence du professeur Jean-Gabriel Ganascia avait pour sujet : « le médecin et le patient dans le monde des datas, des robots, des algorithmes et de l’intelligence artificielle. » Ce sujet est d’une actualité brûlante lorsqu’on sait que les élections du pays le plus puissant au monde peuvent être influencées en utilisant des données récoltées sur les réseaux sociaux et manipulées pour influencer l’électeur. Qu’en est-il pour la médecine et le soin ?

Article complet :

Le Big data, ma banque malgré moi

Où s’en vont nos données ? Il ne se passe de jour sans que des lanceurs d’alertes révèlent les curieux accords liant des réseaux hospitaliers, d’assurances, de laboratoires à d’énormes banques de données médicales, interconnectées et traitées par des algorithmes performants. Les médecins ne jouent souvent qu’un rôle mineur dans ces transferts de données qui alimentent leur méfiance et celle du grand public dépossédé de son bien le plus précieux. Résultats de biologie, protocoles d’imagerie médicale, génétiques et anatomopathologiques, données de consommation des médicaments, publications scientifiques mais aussi chiffres divers sont ainsi collectés par les millions d’objets connectés mis à disposition : glucomètres, podomètres, tracés d’électrocardiographie ambulatoire, monitorage de pression artérielle, surveillance du sommeil. L’innovation, outre le volume parfois impressionnant de ces données recueillies, consiste en leur interconnexion révélant d’inattendues découvertes, totalement ininterprétables lorsqu’on les observait de manière individualisée, patient par patient, médecin par médecin. Un exemple ? L’interprétation des tumeurs cutanées observées en consultation. En couplant un algorithme avec une banque de quelque 100 000 images, une équipe américaine l’a rendu aussi performant qu’un dermatologue expérimenté dans la reconnaissance des affections de la peau et leur degré de malignité (Nature, 2 février 2017). Autre domaine de recherche, la détection systématisée de la rétinopathie diabétique sur base de l’interprétation systématisée et comparée d’un grand nombre de clichés de fond d’oeil protocolés par des ophtalmologues. L’Institut Curie vient de signer un accord de coopération pour analyser sa base de données de 450 000 patients, vieille de dix-sept ans avec l’objectif de proposer aux oncologues une liste de cas similaires aux patients dont ils s’occupent, afin de les aider à choisir la thérapie adaptée, notamment après des rechutes.

Un faux ami qui vous veut du bien…

De quoi inquiéter tous les métiers de la médecine, pour le meilleur ou pour le pire. Doter les ordinateurs d’une capacité d’analyse et de raisonnement inégalée, comparable voire supérieure à l’expertise d’un spécialiste chevronné, ne comporte-t-il pas à terme les germes de sa disparition ? La substitution pourrait être plus rapide qu’on l’imagine, l’outil remplaçant le maître grâce à sa maîtrise de grandes masses de données, d’algorithmes aptes à comprendre et à interpréter les anomalies pathologiques, à en hiérarchiser le risque tout en s’améliorant continuellement. Leur efficacité couplée à la raison économique, leur disponibilité, la simplicité de leur utilisation et la rapidité d’accès aux résultats pourraient s’avérer de redoutables arguments pour les gestionnaires des systèmes de santé et réseaux hospitaliers. Comme le soulignent avec pertinence David Larousserie et Sandrine Cabu dans le Monde Sciences (8.5.2017), un véritable changement de paradigme est amorcé. « Jusqu’à présent la science et la logique médicale progressaient en émettant des hypothèses, les testant par l’expérience puis en tirant des conclusions. Les données étaient les produits du processus. Avec le big data et les nouvelles méthodes d’intelligence artificielle, la logique s’inverse. Les données deviennent premières. » Des facteurs prédictifs se voient mis en évidence sans pouvoir établir de modèle conceptuel pour les expliquer, et dont le fil rouge échappe parfois au médecin. Toute une logique de raisonnement clinique éprouvé est bouleversée. Une dernière méfiance reste à surmonter, parmi bien d’autres d’ordre juridique ou éthique : qui portera la responsabilité en cas d’erreur : le médecin ou la machine ?

Y a-t-il un pilote dans l’avion ?

Tout est-il perdu ? Pas sûr, car lorsque s’accroit la connaissance surgissent aussi les questions. Quelles sont les limites de cet homme que la technologie propose de transformer en dieu ? Le médecin-ingénieur devra se doubler progressivement d’un médecin-philosophe, passionnante cohabitation. De guérisseur, devenir un passeur de sens capable de surmonter l’échec et borner la frontière de toute aventure terrestre. Plus que jamais, comme le suggère Laurent Visier, professeur à l’université de Montpellier : « En gagnant du terrain, les technologies font émerger une foule de nouvelles questions sur le métier et ses pratiques. La médecine n’est pas seulement une discipline de sciences de la vie. Elle s’exerce dans des lieux donnés, au coeur d’institutions, en lien avec des confrères, et il est essentiel de prendre conscience de toutes les interactions qui en résultent. » Les mutations qui s’annoncent risquent de modifier profondément le paysage diagnostique et thérapeutique, le plus éloigné des médecins de campagnes ayant accès immédiat de son cabinet à des outils dont la puissance et les performances étaient inimaginables jusqu’ici. Qui aurait imaginé il y a dix ans pouvoir consulter les banques de données les plus prestigieuses du bout des doigts pour un coût dérisoire, en consultation ? De douloureuses restructurations y seront liées, et des spécialités prestigieuses peut-être réduites à rien. Le patient n’en bénéficiera que si le corps médical assume son rôle de pilote d’une technologie triomphante, rappelant inlassablement que la santé est un bien commun. En plus de répondre à ses interrogations métaphysiques, il lui faudra endosser une responsabilité sociétale interrogeant obstinément le système de santé et ses dirigeants sur la place de la médecine dans la société, sur les inégalités d’accès aux soins et les priorités éthiques à respecter quand les enveloppes budgétaires rétrécissent. Réfléchir enfin au juste partage des connaissances à travers une éducation thérapeutique accessible à tous. Greffer à l’intelligence artificielle un coeur réel, capable de discernement, constitue un des beaux défis que nos émérites lèguent aux récents promus.

Vous trouverez également dans ce numéro une réflexion bien utile en ces temps de fête sur la consommation d’alcool et un texte révélateur de l’importance de cultiver le souvenir de ce qui nous a construit au cours d’une vie.

Nous souhaitons aux lecteurs de la revue une belle année 2019 relevant les défis essentiels du vivre ensemble, assurant la solidarité nécessaire pour les plus démunis et le partage quotidien chaleureux avec leurs proches.

 

POUR ALLER PLUS LOIN

Jean-Gabriel Ganascia. Le mythe de la singularité : faut-il craindre l’intelligence artificielle ? Seuil science ouverte, 02- 02-2017. EAN 9782021309997

L’enseignement de la médecine se veut plus humain. Aurélie Djavadi. Le Monde 1 janvier 2018