Introduction
La vitamine A (rétinol), aussi appelée rétinol dans sa forme active liposoluble, est apportée par une alimentation riche en produits d’origine animale, mais également végétale à travers les précurseurs végétaux de la vitamine A tels les caroténoïdes. Elle joue plusieurs rôles au niveau du métabolisme humain et est essentielle pour le bon fonctionnement du système visuel. Au niveau rétinien, les dérivés de la vitamine A (11-cis rétinal) se lient aux opsines des segments externes des photorécepteurs pour former la rhodopsine, une molécule réactive à la lumière intervenant dans la phototransduction. Au niveau de la conjonctive et de la cornée, la vitamine A intervient également dans la synthèse d’ARN et de glycoprotéines des cellules épithéliales (1).
Le déficit en vitamine A est retrouvé essentiellement dans les pays en voie de développement où il affecte 5-10 millions d’enfants chaque année, principalement entre 2 et 4 ans suite au sevrage de l’allaitement maternel (2). La prévalence de l’hypovitaminose A dans les pays développés, bien que plus basse pour des raisons évidentes d’accès à l’alimentation, tend cependant à augmenter. Le mécanisme le plus fréquemment mis en cause est celui d’une malabsorption secondaire à de multiples pathologies, parmi lesquelles des maladies hépatiques, des pathologies gastro-intestinales inflammatoires chroniques et des troubles alimentaires dans un contexte de maladies psychiatriques (3). La malabsorption iatrogène qui découle du traitement chirurgical de l’obésité, dont la pratique est particulièrement élevée en Belgique (928/M d’habitant) (4), est associée à des taux bas en vitamine A dans environ 10% des cas (5).
Les complications ophtalmologiques les plus fréquentes de l’hypovitaminose A sont successivement, la xérophtalmie, la kératomalacie, la rétinopathie, et rarement la neuropathie optique qui peuvent conduire à la cécité dans les cas les plus sévères (6).
Nous rapportons un patient atteint d’une cécité bilatérale, associé à un déficit sévère en vitamines liposolubles A, D, E, de même qu’en cuivre, zinc et en sélénium, consécutif à deux chirurgies bariatriques et à une supplémentation vitaminée inadéquate.
Cas clinique
Un homme de 36 ans est référé aux Cliniques universitaires Saint-Luc pour baisse d’acuité visuelle bilatérale progressive, accompagnée d’une photophobie intense, depuis 1 an. Il rapporte une détérioration majeure de sa vision au cours des deux derniers mois, l’empêchant de se mobiliser seul. Par ailleurs, le patient est suivi depuis deux ans pour un kératocône et une sécheresse oculaire. Une première opération par kératoplastie transfixiante de l’œil gauche s’est compliquée d’une nécrose post-opératoire du greffon. Afin de pallier à l’insuffisance lacrymale sévère, qui ne répondait pas au traitement médical, une tarsorraphie de l’œil gauche a été réalisée.
L’historique médical révèle deux chirurgies bariatriques successives pour un poids initial de 270 kg (IMC de 84,2 kg/m2). Une première chirurgie par by-pass gastrique selon la technique de « Roux-en-Y » 10 ans auparavant, a permis d’atteindre un poids de 160 kg (IMC de 49,9 kg/m2). Par la suite, une dérivation bilio-pancréatique réalisée deux ans plus tard a permis d’atteindre un poids de 95 kg (IMC de 29,6 kg/m2).
La médication actuelle du patient est constituée de compléments vitaminés journaliers et de larmes artificielles, mais le patient avoue une prise aléatoire du traitement.
Lors du premier examen ophtalmologique, le patient présente une extrême photophobie. L’acuité visuelle est réduite à perception lumineuse à l’œil droit et à absence de perception lumineuse à l’œil gauche. L’anamnèse révèle une cécité nocturne initiale depuis plus 1 an, compliquée depuis environ 6 mois d’une baisse progressive de la vision centrale. L’examen à la lampe à fente met en évidence une kératinisation bilatérale de la conjonctive péri-limbique ainsi qu’une kératite ponctuée superficielle diffuse (Figure 1).
L’examen de la cornée révèle un kératocône sévère avec un anneau de Fleisher et une visibilité excessive des nerfs cornéens à l’œil droit, et un aspect transparent du greffon cornéen à l’œil gauche. Le réflexe pupillaire à la lumière est présent et normal à droite, il est absent à gauche avec un déficit pupillaire afférent relatif majeur à gauche. L’examen du fond d’œil met en évidence un aspect atrophique de la rétine associé à la présence de dépôts drusénoïdes jaunâtres au niveau de la rétine périphérique aux deux yeux (Figure 2A). Le calibre des artères rétiniennes est rétréci bilatéralement. La papille optique présente une pâleur diffuse nettement plus marquée à l’œil gauche.
L’examen par OCT (Optical Coherence Tomography) révèle un amincissement rétinien bilatéral associé à une perte diffuse des cellules ganglionnaires rétiniennes et un amincissement de la couche des fibres nerveuses rétiniennes (RNFL : Retinal Nerve Fiber Layer), combiné à un remaniement des couches externes, particulièrement visible au niveau de l’épithélium pigmentaire, et des photorécepteurs (Figure 2B).
L’examen du champ visuel Goldmann est irréalisable. L’électrorétinogramme plein-champ montre un tracé plat pour les stimulations scotopiques et photopiques aux deux yeux (Figure 3), il confirme une atteinte diffuse de la fonction rétinienne centrale et périphérique. L’IRM cérébrale est normale.
Les dosages sérologiques mettent en évidence des multiples déficits nutritionnels sévères (Tableau 1)
Une supplémentation adaptée est immédiatement instaurée. Elle comprend un schéma d’injections intramusculaires de 100 000 unités journalières de palmitate de rétinol les jours 1, 2 et 14, combinée à 100 000 unités de vitamine D par semaine pendant 3 semaines suivi de 25 000 unités par semaine et une prise de complexes multivitaminés adaptés aux besoins du patient.
Après un mois de traitement, le patient signale une amélioration de sa vision, surtout périphérique, ce qui lui permet de se déplacer à nouveau seul. Le taux sérique de vitamine A est mesuré à 26 µg/dl [30-80 µg/dl]. La meilleure acuité visuelle à l’œil droit remonte à 1/10. Malheureusement, l’acuité visuelle à l’œil gauche demeure inchangée. L’examen à la lampe à fente montre la disparition de la kératinisation conjonctivale. Il persiste une kératite superficielle ponctuée inférieure aux deux yeux. L’examen du champ visuel manuel par Goldmann devient réalisable à l’œil droit et met en évidence un rétrécissement concentrique de la moyenne périphérie. Le contrôle de l’ERG plein-champ confirme une remarquable amélioration des réponses, qui restent malgré tout ralenties et atténuées.
Après un an de suivi et un total de 9 injections intramusculaires de palmitate de rétinol, le patient retrouve une acuité visuelle de 5/10 à l’œil droit. L’examen de l’œil droit révèle un élargissement de champ visuel périphérique au champ visuel cinétique Goldmann. L’ERG montre une normalisation de l’amplitude de toutes les réponses, mais avec une latence qui reste légèrement augmentée (Figure 4). La vision des couleurs, l’OCT et l’aspect du fond d’œil à droite restent inchangés. La persistance du kératocône contribue à maintenir l’acuité visuelle à distance de l’OD limitée à 5/10. Malheureusement la fonction visuelle de l’œil gauche demeure inchangée, réduite à nihil, bien que l’ERG présente une légère amélioration (Figure 4). L’absence de récupération visuelle à l’œil gauche est vraisemblablement secondaire tant à l’atteinte rétinienne que celle du nerf optique au vu de la sévère atrophie des cellules ganglionnaires.
Discussion
La nyctalopie est généralement le premier symptôme de l’hypovitaminose A. Elle est souvent associée à la xérophtalmie – un état avancé de sécheresse oculaire – qui se manifeste par une kératite ponctuée superficielle et par la kératinisation de la conjonctive. Celle-ci, prédomine au niveau de la conjonctive bulbaire exposée à l’air et prend volontiers un aspect triangulaire typique dénommé « tache de Bitot », bien visible aux deux yeux chez notre patient. D’autres complications cornéennes comme le kératocône, l’ulcération cornéenne rédivante, la perforation voire la kératomalacie peuvent survenir dans les cas les plus sévères (6). Dans le cas rapporté, l’hypovitaminose A est vraisemblablement à l’origine de la perforation du greffon cornéen, par fonte stromale, après la kératoplastie (7).
Les dépôts jaunâtres rétiniens (flecks), prédominants en périphérie, correspondent à l’accumulation de photorécepteurs dysfonctionnels sous la zone ellipsoïde et à l’atrophie de la couche de l’épithélium pigmentaire en regard visibles au fond œil et encore plus précocement à l’OCT. A l’OCT, elles se caractérisent par des interruptions de l’épithélium pigmentaire et de la couche des photorécepteurs. Ces lésions peuvent être réversibles si diagnostiquées et traitées précocement (8,9).
La perte sévère de vision n’est pas uniquement liée à la dysfonction des photorécepteurs. Elle peut également, comme dans le cas rapporté, être liée à la présence d’une neuropathie optique. De rares cas de neuropathie optique nutritionnelle combinée à l’atteinte rétinienne, ont été reportés chez un enfant autiste avec troubles alimentaires (10) mais aussi après chirurgie bariatrique (11). Dans les deux cas, l’hypovitaminose A était combinée à de nombreux autres déficits nutritionnels, notamment la vitamine B12 et Cu.
Selon Dai Kakiuchi et al, le déficit en vitamine A n’empêche pas uniquement le bon fonctionnement des cônes et des bâtonnets, mais affecte également la transduction du signal entre les cellules amacrines et les cellules ganglionnaires (12). Le déficit en cuivre, a également été décrit comme cause de neuropathie optique, et peut être la conséquence d’une chirurgie bariatrique (13,14).
Cela pourrait expliquer la perte de la couche des cellules ganglionnaires, et fournirait une étiologie potentielle pour la neuropathie optique du patient rapporté.
Le déficit en vitamine B12 est également une cause établie de neuropathie optique nutritionnelle, mais n’a pas été retrouvé chez notre patient (14).
L’importance du zinc dans la physiologie de la fonction rétinienne est bien connu. Le déficit, modéré chez notre patient, a probablement contribué à la diminution de l’adaptation à l’obscurité (15).
De plus, le déficit en vitamine E, également rapporté chez notre patient, diminue les capacités de stockage de vitamine A dans la rétine et a probablement favorisé l’apparition des symptômes (16).
Pour un même déficit en vitamine A, les variations individuelles de symptomatologie peuvent s’expliquer par l’association de multiples déficits nutritionnels (17). Malgré la sévérité des symptômes ophtalmologiques, si un traitement précoce et approprié des déficits nutritionnels est introduit, une amélioration, parfois même une restauration, des capacités visuelles peut être observée.
Dans le cas du patient rapporté, l’absence de suivi notamment biologique, avec une prise probablement irrégulière et à des doses inadaptées de vitamines, dans un contexte psycho-social difficile, expliquent la sévérité de l’atteinte visuelle. En outre, le retard de diagnostic a mené à une atrophie des cellules ganglionnaires et des photorécepteurs et par conséquence à une récupération incomplète de la vision de l’œil droit.
Par ce cas clinique, nous avons voulu sensibiliser le praticien au risque de carence en vitamine A et à ses complications suite à la malabsorption induite par la chirurgie bariatrique, particulièrement la dérivation bilio-pancréatique. Ce cas souligne l’importance d’un suivi multidisciplinaire attentif au long cours de ces patients.
Affiliations
Cliniques universitaires Saint-Luc, B-1200 Bruxelles
1. Service d’Ophtalmologie
2. Services d'Endocrinologie et Nutrition
Correspondance
Dr. antoine Valembois
Cliniques universitaires Saint-Luc
Avenue Hippocrate10
B-1200 Bruxelles
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