La fin du XXème siècle a vu la mortalité cardiovasculaire grandement diminuer, le nombre de personnes atteintes par ces problèmes cardiovasculaires a pourtant atteint des proportions importantes. Le vieillissement de la population explique ce phénomène paradoxal. Le XXIème siècle voit lui se modifier les caractéristiques du « patient cardiaque », celui-ci est toujours plus vieux, plus fragile, atteint de plus de pathologies actives.
Les prévalences des pathologies cardiovasculaires comme l’hypertension, l’insuffisance cardiaque, la fibrillation auriculaire sont représentées par des nombres à deux chiffres dans la population âgée. Il en va de même pour la prévalence des syndromes gériatriques comme les chutes, le delirium, les démences, la dénutrition…Aujourd’hui, le patient « vasculaire » est très souvent un patient à profil gériatrique. Les cardiologues intègrent cette évolution à leur pratique, adaptent leur prise en charge en lien avec leurs expériences. L’absence de recommandations soutenues par les preuves, l’absence de « guidelines » dans cette population conduit néanmoins à des questions récurrentes : a-t-on bien fait ? Est-ce assez ? N’est-ce pas trop ?
PARTICULARITÉS DU MALADE CARDIAQUE ÂGÉ
Le vieillissement physiologique a des conséquences connues sur le système cardiovasculaire comme, par exemple, l’augmentation de la rigidité des parois artérielles qui induit progressivement une augmentation de la post-charge et des modifications de la fonction. S’y ajoutent des changements au niveau cellulaire (myocytes, endothélium, …) qui augmentent la vulnérabilité des personnes âgées aux pathologies coronariennes, vasculaires périphériques ou cérébrales, aux pathologies valvulaires comme la sténose aortique, aux troubles du rythme, à l’insuffisance cardiaque ; la forme d’insuffisance cardiaque dite à fonction systolique préservée étant une caractéristique de la cardiogériatrie. Ces modifications physiologiques ont des retentissements variables selon les individus. Il faut en effet tenir compte des différences génétiques, de la présence de facteurs de risque, des habitudes de vie, des pathologies associées. Malgré cette variabilité, le patient âgé développe plus souvent des pathologies complexes. Celles-ci associent un syndrome coronarien, une insuffisance cardiaque et une fibrillation auriculaire par exemple ou sont compliquées d’autres pathologies comme la pneumonie, l’insuffisance rénale, l’accident vasculaire cérébrale, l’hémorragie digestive. Les réserves fonctionnelles cardiaques déjà amoindries par les années vont rapidement être dépassées par ces associations, conduisant à des événements défavorables plus nombreux et plus graves.
Les modifications physiologiques liées à l’âge entraînent également des modifications pharmacocinétiques et pharmacodynamiques. Le traitement médical cardiologique atteint rapidement les critères utilisés pour qualifier la polymédication, il conduit à des antinomies qui défient « l’evidence-based medecine ». Ces traitements induisent souvent des interactions « médicaments–maladies » ou « médicaments-médicaments ». Les effets indésirables médicamenteux sont fréquents et sont souvent des syndromes gériatriques comme les chutes et le delirium. Les complications liées aux médicaments sont d’autant plus préoccupantes que les patients âgés étant exclus de la plupart des études, l’utilisation de ces molécules dans la population âgée résulte souvent d’extrapolations de leur utilité/efficacité dans des populations jeunes.
Si la longévité, la survie, reste une priorité pour certains malades âgés, beaucoup ont d’autres priorités comme éviter la douleur et les limitations fonctionnelles, préserver leur indépendance et leur autonomie. Le cardiologue oriente les soins qu’il délivre vers d’autres objectifs que la survie comme la qualité de vie, la préservation des capacités fonctionnelles, la réduction des hospitalisations. La clarification de ces objectifs thérapeutiques peut être simple, par le dialogue avec le patient, mais est souvent compliquée par les difficultés thymiques, cognitives – souvenons-nous de la prévalence de la dépression et de la maladie d’Alzheimer dans la population gériatrique-, affectives. Ces objectifs thérapeutiques devraient également englober des directives anticipées et une discussion sur la fin de vie. Nombreux sont les patients âgés qui ont déjà réfléchi à leur fin de vie et sont prêts à en discuter avec le spécialiste.
ÉVALUATION DE LA FRAGILITÉ DU MALADE CARDIAQUE ÂGÉ
Compte tenu de la complexité de la maladie cardiovasculaire, des pathologies associées, des objectifs thérapeutiques qui sont différents pour certains malades, l’évaluation du risque d’une procédure, d’un traitement est une question cruciale en cardiogériatrie.
L’objectif de cette évaluation n’est pas de restreindre l’accès à ces procédures mais de les réserver aux patients qui peuvent le plus « en profiter », en terme de survie mais aussi de qualité de vie.
À côté des critères usuels cardiaques (anatomie, fonction), médicaux (fonction rénale, pulmonaire, …), l’évaluation préalable intègre le concept de fragilité. Les travaux de Linda Fried ont montré, dans les années 1990, l’impact de la sarcopénie, de la réduction des activités physiques, de la fatigue, de la vitesse de marche sur le devenir d’une cohorte de patients âgés cardiaques. Ces éléments sont d’importants facteurs pronostiques de survie mais également d’indépendance dans les activités de la vie quotidienne, d’institutionnalisation, de réhospitalisation. La fragilité est distincte de la dépendance et de la « comorbidité ». La prévalence de la fragilité dans la population âgée avec une pathologie cardiovasculaire atteint 10 à 60%, selon la catégorie d’âge, le type de population (domicile ou institution), les critères utilisés. Le patient âgé fragile a un risque de mortalité cardiovasculaire multiplié par 2, risque persistant après ajustement pour l’âge et les pathologies associées.
L’impact de ce concept de fragilité a été largement étudié et son intérêt est démontré dans la prise en soins de l’insuffisance cardiaque, de la maladie coronaire (chirurgie ou procédures percutanées), de l’évaluation du remplacement valvulaire aortique par TAVR (Transcatheter Aortic Valve Replacement).
L’évaluation de la fragilité fait partie intégrante de l’Evaluation Gériatrique Standardisée ou EGS, processus par lequel l’équipe multidisciplinaire gériatrique évalue les différentes dimensions de la santé d’une personne âgée, propose des interventions préventives ou correctrices.
L’hétérogénéité de la population âgée impose une évaluation et un traitement individualisés. Le « one-size fits all » n’est pas possible en médecine gériatrique mais la « haute couture » doit être un luxe accessible à tous. L’évaluation gériatrique permet une prise en compte de toutes les dimensions de la santé, elle identifie les dimensions, comme la dénutrition ou le déclin cognitif, qui modifient le pronostic ou mettent le patient à risque lors de procédure. Ce faisant, elle permet une meilleure réflexion, centrée sur les besoins et préférences du patient, une information plus claire au patient et à ses proches sur les risques possibles mais aussi sur les bénéfices attendus. Cela facilite donc le dialogue du spécialiste sur les objectifs du traitement. Cette évaluation globale est complétée d’une phase d’implémentation d’actions préventives et correctrices taillées sur mesure pour le patient. Cette phase nécessite la collaboration avec le médecin généraliste et les soignants de première ligne. Nous pensons que le développement de collaborations accrues, autour du malade cardiaque âgé, entre spécialistes, cardiologue et gériatre, et médecins généralistes est une des clés d’une meilleure prise en compte des particularités du patient âgé.
LES SOINS AU MALADE CARDIAQUE ÂGÉ : VERS UN NOUVEAU PARADIGME
Le malade cardiaque a changé, la cardiologie doit évoluer vers un paradigme plus large qui intègre à la prise en soins cardiovasculaire habituelle la prise en compte du vieillissement, de la polypathologie et de la polymédication, de la fragilité, des facteurs psychosociaux et la prise en compte des préférences du patient. Cette évolution est essentielle pour permettre de maintenir la qualité des soins et la satisfaction des patients.
Cette approche nécessite de nouvelles recherches avec la constitution d’essais cliniques et d’études observationnelles de grandes qualités. En effet, la réalisation d’études randomisées et contrôlées à même de prendre en compte l’hétérogénéité et la complexité du malade gériatrique est sans doute illusoire et peut-être une erreur conceptuelle comme le disent déjà certains auteurs. Les données doivent inclure des variables fonctionnelles, la comorbidité, la polymédication, la fragilité. Les objectifs doivent être élargis à la qualité de vie, à la préservation des capacités fonctionnelles par exemple.
CORRESPONDANCE
Pr. Pascale Cornette Cliniques universitaires Saint-Luc
Service de Gériatrie
Avenue Hippocrate 10
B-1200 Bruxelles
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