Monsieur le Doyen,
Je suis depuis près de 20 ans enseignante de français et de latin aux 2° et 3°degrés. Je me permets de m'adresser à l'ancien doyen de la faculté de médecine que vous êtes pour obtenir l'une ou l'autre information destinée à mes élèves perdus dans la jungle des choix d'options et stressés par leur avenir. Quoi de mieux, finalement que de m'adresser à la source ?
Je m'explique. Fin de 4ème année des études secondaires, nos élèves doivent poser un choix quant à leur option de fin d'humanités. Un choix cornélien qui génère une angoisse non négligeable pour leur jeune âge. La question qui se pose à eux est celle-ci : pour réussir en médecine (ou en dentisterie) doivent-ils impérativement faire le choix d'un maximum d'heures de mathématiques (8 heures chez nous) et de sciences (6 heures, voire 7) et, par conséquent abandonner le latin ? Le choix du latin implique en effet l'abandon de l'une ou de l'autre option. Certains aimeraient poursuivre les langues anciennes, mais craignent de faire le mauvais choix. Dans ce cas, c'est le choix de l'utilitaire qui l'emporte...
Si je conviens qu'il est sans doute souhaitable de choisir l'option scientifique (quoique certains de nos élèves réussissent fort bien sans cela), les mathématiques fortes sont-elles aussi une voie conseillée, voire recommandée?
Ne peut-on considérer que le latin offre une formation suffisamment rigoureuse, structurée, basée sur l'analyse, la réflexion, l'étude, l'esprit critique, .... pour aider à la réussite de ces études ? Mes collègues scientifiques arguent que le cours de sciences 3 heures n'a plus le niveau de naguère...
Qu'en pensez-vous ?
Je vous remercie d'éclairer ma lanterne afin que je puisse répondre en toute honnêteté aux questions de mes jeunes élèves, pressés de se spécialiser dès la 5° humanité.
Madame Patricia Marra
Professeur de Latin
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Chère Madame,
Je vous remercie de votre courrier.
Les élèves qui vous posent ces questions font preuve d’une certaine naïveté. Le but de leurs études secondaires n’est pas de se préparer à décrocher un diplôme, mais de se préparer à vivre une vie harmonieuse, généreuse, constructive, intéressante, riche en contacts humains.
Dans le cadre concret de leurs questions, il ne faut pas confondre entre les qualités nécessaires pour réussir les études de médecine, et les qualités nécessaires pour être un bon médecin. Les études occupent quatre ans et demi de la vie ; les stages cliniques et la profession occupent 45 ans. Pour réussir les études, il suffit d’être intelligent et travailleur. La première qualité manque très rarement, car l’homme est naturellement intelligent, et ces études ne demandent pas une intelligence exceptionnelle ; ce qui manque souvent, c’est le courage de travailler. Pour être médecin, il faut bien d’autres qualités : l’empathie, l’écoute, la générosité, l’humilité, le discernement, la persévérance, l’esprit critique, le sens des nuances, la souplesse de la pensée, la maîtrise du raisonnement logique, la capacité d’apprendre par soi-même, le sens des responsabilités… Chaque année, je vois quelques étudiants qui viennent de réussir brillamment leurs études, et qui se révèlent totalement incompétents pour l’exercice de l’art médical. Ils sont fort malheureux, et sauf à changer de voie, peuvent causer beaucoup de tort.
D’avoir côtoyé dans ma profession des centaines de frères humains me permet d’affirmer que leur rayonnement n’est pas lié à leur diplôme, mais à d’autres qualités, dont beaucoup développées pendant les études secondaires, et que si diplôme ils ont, leur valeur n’est pas liée à la nature du diplôme, mais à l’usage qu’ils font de cette richesse.
Une autre naïveté est de croire que pour aborder les études de médecine ou d’art dentaire il est avantageux d’entrer à l’université avec un bon bagage d’avance de connaissances. C’est faux. C’est l’université qui se charge d’apporter les connaissances requises. Que l’étudiant ait deux mois d’avance en sciences ne contribue guère. L’université attend du secondaire des têtes bien faites, avec une certaine méthode de travail, et de bonnes habitudes de logique et de sens critique, et des caractères bien trempés, avec une ouverture au monde et aux autres. Nous nous chargeons de remplir ces têtes, et de les exercer à travailler sur les connaissances nouvelles et spécifiques.
La méthode du secondaire est de développer ces qualités par l’étude approfondie de l’une ou l’autre matière. Il n’est évidemment possible de se former qu’après avoir acquis des connaissances dans la matière en question. En pratique, beaucoup de matières différentes conviennent à se former, mais seules celles qui sont étudiées de façon approfondie sont vraiment précieuses. Un étudiant du secondaire voit donc son temps partagé entre l’un ou l’autre cours formatif, et d’autres branches, vues de façon plus légère, qui sont simplement informatives. Ce qu’il faut éviter est de multiplier les cours informatifs au détriment d’un ou deux cours solides.
Quels cours pour se former ?
Sortons des grandes idées, et soyons très concrets. Plusieurs enquêtes statistiques ont été faites sur la réussite à l’université, dont une, précisément, dans ma faculté de médecine et médecine dentaire, tout récemment. Surprise : la cause majeure d’échec est la richesse insuffisante en français. À vrai dire, à côté de la paresse et du goût immodéré pour les fêtes, c’est la seule cause identifiée, quasi-universelle, d’échec. Je vais m’exprimer en termes de médecine : lorsqu’un enfant souffre d’une infection sévère des méninges au cours de ses premières années de vie, il voit disparaître un grand nombre de ses neurones (ses « câbles électriques ») dans son cerveau, et c’est un handicap insurmontable pour de hautes performances intellectuelles. Les câbles de notre cerveau sont des neurones au sens concret, mais, au sens fonctionnel, ce sont les phrases et les mots. Plus on domine les phrases et les mots, leurs nuances, leurs enchaînements, leurs pièges, leurs occasionnelles ambiguïtés, plus on est équipé pour comprendre, réfléchir, et mettre en mémoire utile.
Ajoutons que pour nous, enfant du pays roman, ce sont les cours de français qui ouvrent à la poésie, au roman, à la pensée politique et philosophique. Un médecin doit s’intéresser à l’âme humaine dans toutes ses qualités et faiblesses, et c’est par une bonne connaissance du français que l’on élargit ses sources de connaissances humaines.
Le grand public croit parfois que le diagnostic repose sur des faits objectifs, comme l’auscultation. En réalité, nonante pour cent du diagnostic provient de l’interrogatoire du malade : poser les bonnes questions, et décoder les réponses. On est dans un domaine plus subjectif, où dominer la langue est indispensable (tiens, les élèves voient-ils bien la différence entre « objectif » et « subjectif » ? Si ce n’est pas encore le cas, il y a urgence).
Voici un premier point : le cours le plus important est le cours de français. Et ensuite ?
Les statistiques nous montrent que le facteur prédictif le plus saillant pour la réussite en médecine ou dentisterie est d’avoir étudié le latin. Attention, bel exercice de vocabulaire et d’esprit critique que de lire cette phrase. Un facteur prédictif est un facteur de bon augure ; la phrase ne dit pas que de ne pas avoir fait de latin soit un handicap. La phrase ne dit pas non plus que « à qualités égales par ailleurs (même niveau de français, même intelligence mathématique, même qualité de raisonnement logique…) » le latin soit supérieur. Esprit critique : est-ce que les étudiants qui ont choisi le latin ne sont pas déjà un échantillon de meilleur pronostic ? Dans ce cas, ce ne serait pas d’avoir étudié le latin qui serait de bon augure, mais de l’avoir choisi. On pourrait concevoir que d’avoir choisi le latin soit associé à certaines tendances favorables, comme d’avoir des parents qui attachent de l’importance aux études, et d’avoir une personnalité ouverte aux conseils des autres…
Concrètement, je retiendrai uniquement ceci, qui est très simple et rigoureux : avoir fait du latin plutôt que d’avoir approfondi sciences ou mathématiques n’est certainement pas un handicap pour réussir les études de médecine ou médecine dentaire.
Interrogeons-nous un instant sur ce qu’est la médecine. Nous venons de souligner que l’écoute et la parole prennent la priorité sur l’auscultation, ce qui était quelque peu inattendu.
La médecine n’est pas une science exacte. Elle utilise des sciences exactes, mais n’en est pas une, et est donc une science fort différente de celles qu’étudient vos élèves. Je connais la formule pour trouver les racines d’une équation du deuxième degré. Quelle que soit l’équation, j’applique la formule, et je trouve une unique bonne réponse (sans réfléchir). Je sais que l’acide chlorhydrique réagit avec l’hydroxyde de sodium pour donner du chlorure de sodium. Pas de surprise. Voyons maintenant les symptômes de la pneumonie : il y a souvent de la fièvre, mais elle peut manquer complètement (et c’est mauvais signe) ; il y a parfois un grand frissonnement en début de maladie, mais pas toujours ; le patient peut ressentir une difficulté respiratoire, mais celle-ci peut manquer ; il peut délirer, parfois ; il peut se plaindre d’une douleur d’un côté de la poitrine, mais ce signe est facultatif, et parfois la douleur est ressentie plutôt à l’épaule ou dans le flanc ; très rarement, le blanc de l’œil devient jaune, comme dans les maladies du foie, etc. Ajoutons qu’il y a mille causes de fièvre, cent de délire, cinquante de douleurs à la poitrine etc. Voila le travail : je dois trier, soupeser chaque symptôme, le confronter à la personnalité de mon patient (douillet ou dur ? anxieux ?), à son âge, à ses antécédents, à l’ordre dans lequel ces signes se succèdent, au bon sens (quand j’arrive en urgence, je le trouve assis devant la télévision, grignotant des chips – je doute de la pneumonie !) Gestion de l’incertitude (mon diagnostic de ce matin est relativement provisoire, voyons comment les choses évoluent), analyse critique de chacun des signes, importance majeure de l’attention aux données humaines…
Difficile de trouver un exercice équivalent dans les cours de sciences du secondaire. Mais, d’autre part, c’est la démarche d’une version latine. À première lecture, je reconnais quelques mots, et je pose une hypothèse. Puis j’étudie l’agencement des mots, leur désinence, et je pars sur une meilleure hypothèse. Et quand j’ai fini, et que je suis content de moi, je dois avoir l’honnêteté de reconnaître que ce quod dans la phrase remet tout en question ! La version latine est une école incomparable de l’art du diagnostic.
La place des mathématiques est minime dans la formation médicale. Lors des refontes de programme, j’aurais aimé en mettre un peu plus, mais mes collègues m'en ont dissuadé : certains s’avouent même bien peu compétents dans cette discipline, sans en avoir ressenti de réel obstacle dans leur formation médicale…
Il y a des cours de statistiques, mais qui relèvent surtout de la logique (un exemple fondamental, facile à comprendre, mais moins évident à appliquer au quotidien : si deux phénomènes surviennent souvent ensemble, cela ne démontre pas que l’un est la cause de l’autre).
Les conceptions mathématiques de la physiologie reposent largement sur la compréhension des graphes mais guère sur des formules. Il ne me viendrait pas à l’idée de mémoriser que la relation entre la force du cœur et son étirement musculaire « obéit à une équation quadratique », mais, comme mes confrères, j’ai bien en tête un graphe de la force en fonction de l’étirement, où je vois que la force augmente d’abord lorsque le muscle est étiré, puis atteint un plateau, pour se réduire enfin lorsque l’étirement musculaire dépasse un certain niveau. Au lit du malade, aucune formule ne passe dans ma tête, mais bien de nombreux graphes. Une compréhension parfaite des graphes est de la responsabilité des enseignants en mathématiques et en sciences, mais la difficulté de la tâche est limitée.
Bien entendu, des cours de mathématiques approfondis au secondaire sont aussi une occasion de se former à la rigueur, à un certain esprit critique, à la persévérance et à l’intelligence.
Les sciences ne sont précieuses que si le niveau est suffisant que pour dépasser l’information (acquérir des connaissance) pour atteindre la formation : réflexion, compréhension, découverte des pièges des fausses vérités. Avec une certaine tristesse – car c’est la branche apparemment la plus proche de mon domaine – c’est la biologie qui offre le moins d’opportunités de formation réellement utile pour les professions médicales. Le problème des sciences exactes est le peu de place laissée à la discussion et aux découvertes personnelles – mais il y a dans ce domaine des professeurs qui parviennent à exceller malgré tout. La valeur de la formation par le chemin des sciences exactes me paraît encore plus dépendante des qualités personnelles du professeur que celle des autres parcours. Je devrais souligner le potentiel formatif extraordinaire de la géographie, qui n’est science exacte que pour partie, mais qui n’est malheureusement pas une matière principale dans le parcours du secondaire.
Pour résumer, pour ceux qui se destinent à la médecine ou l’art dentaire :
– la maîtrise du français est une base capitale ;
– le latin prépare certainement très bien ;
– le latin n’est pas le seul chemin, puisqu’il y a d’aussi bons étudiants et médecins qui nous viennent des mathématiques ou des sciences ;
– si les sciences paraissent utiles en apportant déjà quelques connaissances avant l’université, ce bénéfice est largement surévalué ;
– il faut éviter de se disperser entre de nombreux cours à horaire trop limité.
Voila, je me suis efforcé de répondre de mon mieux à vos questions. Mais, en harmonie avec ce que vous venez de lire, il serait favorable de confronter ces lignes à d’autres avis.
J’ignore si vos élèves verront une utilité à ce billet, mais je suis heureusement certain que vous y trouverez un encouragement mérité pour l’exercice de votre beau métier.
Avec mes sentiments les meilleurs,
Pr. Francis Zech
Louvain-en-Woluwe, 11 mars 2015