Introduction
La double antiagrégation plaquettaire est la thérapie standard pour les patients bénéficiant d’un stenting coronaire ou victimes d’un syndrome coronarien aigu, afin de prévenir la thrombose du stent et de réduire le risque de récidive d’accident coronarien. Cependant, des complications cardiovasculaires peuvent se produire malgré cette bithérapie.
La résistance au clopidogrel a été étudiée avec un intérêt croissant depuis la description de plusieurs cas d’échec thérapeutique. La réponse individuelle au clopidogrel présente une grande variabilité, augmentant le risque d’événements ischémiques sous traitement, comme la thrombose de stent. La variabilité de la réponse s’explique principalement par le degré de formation de son métabolite actif. En effet, le clopidogrel est une prodrogue convertie en un métabolite actif principalement par le cytochrome P450. Cependant, celui-ci ne participe qu’à 15% de la métabolisation du clopidogrel. La principale voie de métabolisation se fait par la carboxyestérase 1 (CES1) qui l’hydrolyse en forme inactive. Ces deux voies de métabolisation sont sujettes au polymorphisme génétique qui peut être responsable de la variabilité des réponses interindividuelles au clopidogrel.
Les nouveaux agents antiplaquettaires (prasugrel, ticagrélor) offrent une meilleure inhibition plaquettaire mais augmentent le risque hémorragique. Comme le clopidogrel, le prasugrel est une pro-drogue mais a une meilleure biodisponibilité et une plus faible variabilité pharmacodynamique. N’étant pas une prodrogue, le ticagrélor agit directement sur le récepteur P2Y12.
Cas clinique
Ce rapport relate l’histoire d’une patiente ayant développé un choc cardiogénique secondaire à un infarctus du myocarde majeur et dont le traitement post-angioplastie a été compliqué d’une résistance marquée à différents antiagrégants plaquettaires.
Il s’agit d’une patiente de 55 ans, sans antécédent cardiologique particulier, hospitalisée dans le service d’orthopédie pour prothèse totale du genou gauche. Deux jours après l’intervention, elle a présenté un choc cardiogénique sur infarctus du myocarde avec élévation du segment ST (STEMI) inférieur. Elle bénéficiait à titre préventif d’un traitement anticoagulant. Elle a été prise en charge en urgence en coronarographie sous intubation, contre-pulsion aortique avec mise en place d’un pacemaker externe provisoire pour bloc auriculo-ventriculaire complet. La procédure a été complexe et a abouti à une dilatation de l’artère interventriculaire antérieure distale et moyenne par des stents enrobés, et de la circonflexe par un stent non enrobé. Cependant, en fin de procédure, des thrombi se sont développés dans les stents de l’artère interventriculaire antérieure alors que celle-ci venait d’être reperméabilisée. Une thromboaspiration a été effectuée et un traitement par eptifibatide (inhibiteur GPIIb/IIIa) iv été initié en salle de cathétérisme, en parallèle au ticagrelor, et a été poursuivi pendant 48h aux soins intensifs. Une dose d’héparine non fractionnée de 5000U a été administrée à la patiente en début de cathétérisme, sans monitoring de l’ACT (activated clotting time) pendant la procédure. La patiente était connue pour une maladie de Crohn diagnostiquée 20 ans auparavant et traitée par azathioprine. Dans le bilan préopératoire, une épreuve d’effort ainsi qu’un bilan biologique se sont avérés normaux. Comme autre antécédent, on relève une désocclusion des artères iliaques primitives bilatéralement, suivie d’une thrombolyse en urgence avec stenting de l’artère iliaque primitive droite sur réocclusion aiguë survenue quelques mois plus tard sous clopidogrel.
Lors de la prise en charge du choc cardiogénique, une altération sévère de la fonction ventriculaire gauche avec akinésie inférieure et postéro-latérale a été documentée. Afin d’investiguer l’origine du phénomène décrit en fin de coronographie, un bilan d’hémostase de base a été réalisé, dont deux paramètres anormaux sont relevés : un PFA-100 >299 s (normal : <199 s) et une numération plaquettaire > 550 000/mm³. Cette dernière s’est normalisée spontanément après une semaine.
Etant donné la thrombose de stent intra-procédurale et l’antécédent de thrombose de stent sous clopidogrel, une étude approfondie de la réponse aux antiagrégants est effectuée afin de prévenir une nouvelle thrombose de stent précoce. La réponse biologique des plaquettes sanguines aux antiagrégants administrés a été étudiée par des analyses d’agrégation sur sang total au moyen d’un analyseur Multiplate (Roche Diagnostics, Rotkreuz, Suisse). Le test par le Multiplate permet d’évaluer le degré d’activation des plaquettes sous traitement antiplaquettaire. Il évalue trois voies de l’activation plaquettaire inhibées sélectivement par des agents antiagrégants spécifiques : la voie de l’ADP, bloquée par les thiénopyridines et le ticagrelor ; celle de l’acide arachidonique, inhibée par l’aspirine, et celle du récepteur au fibrinogène, par les anti-GPIIb/IIIa. Le principe du test Multiplate est illustré sur la figure 1.
Ces tests ont été débutés 5 jours après l’angioplastie, à la sortie des soins intensifs, en situation hémodynamiquement stable. L’évolution des trois tests pratiqués chez la patiente est illustrée sur les figures 2-4.
Le test initial, réalisé sous traitement avec aspirine et ticagrelor, a révélé un degré insuffisant d’inactivation plaquettaire par la voie de l’ADP. Ceci a motivé le remplacement du ticagrelor par l’association prasugrel et eptifibatide à nouveau pendant 48h. Par ailleurs, à l’issue du traitement d’eptifibatide, un doublement de la dose de prasugrel a été requis, signant une résistance aux doses habituelles, du moins sur le plan biologique, aux antiagrégants plaquettaires, notamment au ticagrelor et au prasugrel.
Un bilan thrombophilique complet s’est avéré négatif : coagulation normale, absence de résistance à la protéine C activée, absence de mutation du facteur II, absence d’anticorps anti-phospholipides. Dans un contexte de médecine personnalisée, l’étude du profil pharmacogénétique/pharmacocinétique a été entreprise pour rechercher des polymorphismes génétiques pouvant contribuer à la variabilité des réponses aux antiagrégants. En premier lieu, l’étude du CYP2C19 n’a identifié aucun polymorphisme pouvant expliquer une résistance au clopidogrel. Son génotype, déterminé comme étant CYP2C19*1/*17 (18-28% d’hétérozygotes en Europe), l’a catégorisée plutôt comme étant une métabolisatrice rapide. Sur cette base, il serait attendu qu’elle présente un effet normal, voire augmenté, du clopidogrel (surtout décrit en cas d’homozygotie *17/*17, 2-5% en Europe).
Le génotypage du CYP2C9, également impliqué dans la bioactivation du clopidogrel, a identifié la présence du variant CYP2C9*2 à l’état hétérozygote. Bien que ce variant soit associé à une diminution de l’activité enzymatique, le génotype CYP2C9*1/*2 (présent chez 11-16% de la population caucasienne) ne pourrait expliquer l’inefficacité du clopidogrel que très partiellement. Etant donné la bonne réponse biologique aux inhibiteurs de la GP IIb/IIIa contrairement aux inhibiteurs du P2Y12, une recherche en biologie moléculaire du récepteur P2Y12 a été réalisée, mais aucune mutation n’a été détectée.
Enfin, le séquençage du gène ABCB1, codant pour la pompe d’efflux P-glycoprotéine (P-gp), a permis d’identifier le variant 3435C>T à l’état hétérozygote. Ce variant, fréquemment retrouvé dans la population caucasienne (~46%), est associé à une surexpression de la P-gp et donc à une absorption réduite de certaines molécules.
Discussion
La thrombose de stent est une complication rare mais grave d’une angioplastie coronaire, associée à une mortalité élevée. On distingue les thromboses de stent aigues (endéans les 24h), subaiguës (entre 24h et 30 jours), tardives (de 30 jours à 1 an) et très tardives (>1 an). Les deux premiers types sont les plus fréquents.
Les principaux facteurs de risque de thrombose de stent comprennent des facteurs techniques (sous-expansion du stent, malposition, sténose résiduelle, etc.), et des facteurs individuels (le traitement antiagrégant, son interruption trop précoce, le diabète, l’insuffisance rénale, une fonction ventriculaire gauche altérée et le STEMI). D’autres rares facteurs liés à une hypercoagulabilité ont été également identifiés (heparin-induced thrombocytopenia, déficit en protéine C, déficit en antithrombine III, etc.) (1).
La thrombose de stent décrite dans cet article est survenue en cours de procédure d’angioplastie, ce qui constitue une classe à part des thromboses de stent, et est plus fréquente en cas de complications techniques d’angioplastie (embolisation, dissection), de syndrome coronarien de type STEMI, et d’anticoagulation insuffisante lors de l’angioplastie (2). Dans ce contexte, un monitoring de l’ACT avant de débuter l’angioplastie aurait pu être utile. Son utilisation n’est pas cependant systématique étant donné l’absence de données suffisantes dans les recommandations internationales (3). Un syndrome inflammatoire majoré a également été plus fréquemment décrit chez les patients développant une thrombose de stent intra-procédurale.
Les thromboses de stent liées à une résistance aux antiplaquettaires apparaissent classiquement après la procédure et souvent entre le 1 et 30ième jour.
Dans cette situation, la résistance au clopidogrel a été la plus étudiée. Physiologiquement, la variabilité de la réponse au clopidogrel peut s’expliquer par deux mécanismes (4) :
- une variation de la production du métabolite actif : polymorphisme génétique des CYP2C9 et CYP2C19, polymorphisme de la CES1, variabilité de l’absorption intestinale (polymorphisme génétique ABCB1), interactions médicamenteuses (inhibiteurs 2C19 ou 3A4 comme les inhibiteurs de pompe à protons, les anticalciques, les anticoagulants oraux...). Les voies de métabolisation du clopidogrel et les étapes soumises au polymorphisme génétique sont illustrées sur la figure 5.
- une variation de la sensibilité plaquettaire. Il est bien établi que le diabète, les syndromes coronariens aigus, le cancer et tout syndrome inflammatoire sont des situations où les plaquettes sanguines sont hyperactives.
Quelques cas d’échecs thérapeutiques du prasugrel et du ticagrelor avec thrombose de stent et hyperréactivité plaquettaire sous traitement, documentée par les tests in vitro d’agrégation plaquettaire ont été rapportés dans la littérature. Un cas de résistance combinée au clopidogrel et au prasugrel, associée à la présence de la mutation CYP2C19*2 à l’état homozygote et d’une mutation Leiden du facteur V à l’état hétérozygote a notamment été cité (5). Le rôle du polymorphisme de CYP2C9 et CYP2C19 n’est cependant pas clairement établi dans la bioactivation du prasugrel (6). N’étant pas une prodrogue, le ticagrelor n’est pas soumis à une métabolisation hépatique préalable. Ceci pourrait expliquer la faible prévalence d’hyperréactivité plaquettaire observée avec le ticagrelor (1.5%) comparé au prasugrel (9.8%) (7). La prévalence d’hyperréactivité plaquettaire sous clopidogrel varie entre 30 et 50% selon les études.
Dans le cas clinique décrit, une augmentation de l’activité plaquettaire est observée dès l’arrêt des inhibiteurs GPIIb/IIIa. Ceci évoque un effet rebond, ce qui n’est pas classiquement décrit. L’abciximab a une durée d’action plus prolongée que l’eptifibatide puisque les plaquettes restent inhibées jusqu’à 48h après son arrêt. L’eptifibatide permet une inhibition plaquettaire plus rapidement réversible et est déjà réduite à <50% 4h après son arrêt. Cette cinétique a surtout été étudiée en situation d’angor instable et d’angioplastie élective, mais également chez des patients admis pour syndrome coronarien aigu, sans retrouver d’effet rebond (8).
La principale hypothèse formulée est celle d’une hyperréactivité plaquettaire liée à l’état inflammatoire chronique (maladie de Crohn) acutisé par le syndrome coronarien aigu avec un turn-over plaquettaire majoré dans ce contexte. Contrairement aux thromboses veineuses, les thromboses artérielles ont été peu documentées dans les maladies inflammatoires du tube digestif. Cependant, il a été décrit qu’un état inflammatoire chronique augmente le risque de maladie coronarienne. Une méta-analyse a mis en évidence une légère augmentation de la survenue de thrombo-embolie artérielle et de cardiomyopathie ischémique chez les patients souffrant d’une maladie inflammatoire de l’intestin, mais sans augmentation du risque de mortalité cardiovasculaire (9). Le syndrome inflammatoire acutisé par le STEMI a donc pu favoriser le développement de la thrombose de stent intra-procédurale et une augmentation de l’activité plaquettaire, réduisant ainsi l’efficacité in vitro des antiagrégants aux doses habituelles. Il serait intéressant de réaliser un contrôle des tests d’activité plaquettaire à distance du syndrome inflammatoire aigu.
La deuxième hypothèse évoquée est celle d’une malabsorption digestive liée à la maladie de Crohn sous-jacente, connue pour être associée à une absorption diminuée de certains médicaments (10). Par ailleurs, le clopidogrel, la prasugrel et le ticagrelor sont tous des substrats de la P-gp. Le variant ABCB1 3435C>T à l’état hétérozygote pourrait contribuer, dans une très faible mesure, à une absorption réduite de ces médicaments. Le rôle du polymorphisme du gène ABCB1 a été le plus étudié pour évaluer le comportement pharmacocinétique du clopidogrel. L’homozygotie du variant ABCB1 3435C>T semble être associée à une absorption réduite du clopidogrel et à un risque cardiovasculaire majoré (11). Par contre, le rôle du polymorphisme du gène ABCB1 n’a été que peu étudié dans la pharmacocinétique du ticagrelor (12) et du prasugrel (11). Notons qu’en doublant la dose du prasugrel, une inhibition satisfaisante des plaquettes a été observée in vitro, ce qui plaide pour une résistance “dose-dépendante”, pouvant être liée à une réduction de l’absorption et/ou de la métabolisation hépatique. La confirmation de l’hypothèse d’une malabsorption serait appuyée par la démonstration d’une augmentation des taux circulants des métabolites du prasugrel et du clopidogrel après majoration des doses administrées. Cependant, le dosage des taux circulants des métabolites, impliquant des méthodes analytiques par chromatographie liquide à haute performance, n’est pas disponible en pratique clinique.
La plupart des études observationnelles contribuent à la formulation de l’hypothèse d’une association entre une hyperréactivité plaquettaire et la survenue d’accidents ischémiques post-angioplastie (13). Cependant, il n’existe pas de consensus concernant les tests appropriés pour évaluer la réactivité plaquettaire sous traitement. Une grande hétérogénéité existe dans les méthodes utilisées et dans l’établissement de valeurs seuils fiables. La corrélation entre les tests est souvent modeste, voire médiocre. Leur utilisation en pratique clinique est donc controversée vu le manque de consensus et leur difficulté d’interprétation.
De plus, des études ont démontré l’absence d’impact clinique du monitoring de l’activité plaquettaire sous traitement. Par exemple, l’étude ARCTIC-Monitoring en 2012 n’a pas montré de bénéfice à pratiquer un screening de l’hyperréactivité plaquettaire après une angioplastie élective (14). Les deux bras de l’étude (un monitoré avec adaptation du traitement en fonction des tests biologiques et l’autre sans monitoring avec un traitement standard) ont montré le même nombre de complications cardiovasculaires post-angioplasties à 1 an (mortalité globale, infarctus du myocarde, thrombose de stent, AVC et revascularisation urgente). Aucune étude prospective à grande échelle n’a documenté une résistance au clopidogrel, la substitution du clopidogrel par un inhibiteur plaquettaire plus puissant (ticagrelor ou prasugrel) permet de diminuer le risque cardiovasculaire, même si l’utilisation de ces molécules permet de diminuer la réactivité plaquettaire selon les tests ex-vivo.
Dès lors, les recommandations internationales ne proposent pas la recherche systématique d’une résistance au clopidogrel via des tests de la fonction plaquettaire ou par dépistage des polymorphismes du CYP2C19 (15). Ces tests sont réservés à un usage ponctuel face à une suspicion clinique d’hyperréactivité plaquettaire sous traitement. Dans le cas clinique présenté, l’état clinique inquiétant de la patiente et son antécédent de thrombose de stent sous clopidogrel ont justifié le monitoring de l’activité plaquettaire et les changements thérapeutiques immédiats. La thrombose de stent intra-procédurale observée, survenant avant l’instauration des antiagrégants, n’est bien sûr pas liée à une résistance aux antiagrégants, mais représente en soi un marqueur de mauvais pronostic.
En conclusion, ce cas clinique original rapporte une résistance in vitro aux doses habituelles à divers antiagrégants plaquettaires oraux, avec notamment une hyperréactivité plaquettaire sous ticagrelor, rarement rapporté dans la littérature. Il permet de discuter l’utilité relative des tests biologiques pour évaluer la résistance aux antiagrégants plaquettaires. Leur utilisation reste limitée puisqu’ils ne semblent pas réduire la mortalité cardiovasculaire, même s’ils conduisent à des modifications thérapeutiques.
Recommandations pratiques
En pratique, il n’est pas recommandé d’évaluer la fonction plaquettaire ni de rechercher le génotypage CYP2C19 chez tous les patients présentant un syndrome coronaire aigu, ni chez ceux traités par clopidogrel pour une angioplastie élective. Un test de la fonction plaquettaire et l’étude du profil pharmacogénétique peuvent être envisagés en cas de haut risque de résistance au clopidogrel (thrombose de stent, suspicion de non compliance). Si une mutation est trouvée, un traitement par antiagrégant alternatif peut être envisagé.
Conflit d’intérêt : aucun
Affiliations
1 Service de Cardiologie ; ² Laboratoire de Biologie clinique; ³ Service d’Hématologie A Clinique Saint-Luc, Bouge ; B Cliniques universitaires Saint-Luc, Bruxelles ; C CHU de Lille
Correspondance
Dr. Silvio Wallemacq
Cliniques universitaires Saint-Luc
Cardiologie
Avenue Hippocrate 10
B-1200 Bruxelles
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