Introduction
La prévention primaire des maladies cardiovasculaires d’origine athérosclérotique (MCVA) chez les personnes asymptomatiques reste très importante étant donné l’incidence de ces maladies et leur impact sur la mortalité précoce et la qualité de vie. De récentes analyses réalisées en 2018 confirmaient encore que les maladies coronariennes constituaient la deuxième cause de perte en qualité de vie dans notre pays (www.belgiqueenbonnesante.be).
Il est clair actuellement que la prévention primaire des MCVA est possible et se révèle même économiquement avantageuse. L’utilité et la sécurité d’une telle prévention avaient déjà été démontrées en Belgique dès 1983 dans l’essai clinique randomisé contrôlé appelée « Belgian Heart Disease Prevention Project » (1) et se sont confirmées par la suite dans de nombreuses autres études. La prévention primaire des MCVA fait l’objet de recommandations de la Société Européenne de Cardiologie (ESC), dont la dernière version a été présentée lors de son congrès de 2021 (2). Cependant, leurs applications semblent encore insatisfaisantes, comme l’a d’ailleurs montré la dernière étude EUROASPIRE V chez des sujets indemnes de MCVA mais à risque cardiovasculaire élevé (3).
La prévention primaire des MCVA repose principalement sur l’amélioration du mode de vie, consistant à adopter une alimentation saine, à pratiquer une activité physique suffisante et à ne pas fumer. Mais il est nécessaire aussi d’envisager la prescription pour mieux contrôler encore les facteurs de risque CV. C’est le cas, notamment, lorsque l’arrêt du tabac ou l’adaptation d’un mode de vie plus équilibré restent difficiles, ou lorsqu’une hypertension artérielle, un taux élevé de cholestérol LDL ou un diabète de type 2 ne peuvent être suffisamment contrôlés.
Stratégies de prévention primaire
Le choix de la stratégie de prévention la plus optimale pour une personne donnée dépend de son risque CV global. Celui-ci varie en fonction des différents facteurs de risque qui peuvent interagir de manière complexe. Ainsi, pour estimer ce risque CV global chez des adultes apparemment en bonne santé, des modèles mathématiques et statistiques ont été développés. L’objectif est d’utiliser ces modèles pour catégoriser la population adulte asymptomatique en sous-groupes selon leur risque CV global et ainsi d’adapter la stratégie de prévention en conséquence : plus ce risque est élevé, plus l’approche est intensive. Depuis des décennies, l’utilisation de ces modèles fait partie intégrante des recommandations émises par des groupes d’experts internationaux pour prévenir les MCV. Ainsi, en Europe, sont principalement utilisées les recommandations émises sous la coordination de la Société Européenne de Cardiologie (European Society of Cardiology ou ESC). Les versions 2003 (4), 2007 (5), 2012 (6) et 2016 (7) recommandaient l’utilisation de la table de risque « SCORE » développée pour l’Europe (8). Cette table estime le risque à 10 ans de mortalité CV sur base des données de 12 études prospectives, dont une réalisée en Belgique. L’un des avantages de cette table est qu’elle peut être calibrée à partir de données nationales, pour la faire correspondre plus étroitement à la situation réelle du pays dans lequel elle est utilisée. La table SCORE calibrée et validée pour la Belgique (SCORE-Belgique) (9) a été recommandée et a été utilisée jusqu’à présent pour classer la population adulte apparemment saine en sous-groupes de risque de MCVA (risque faible, modéré, élevé et très élevé) et pour adapter la stratégie de prévention en conséquence.
SCORE 2 : une nouvelle table d’estimation du risque CV global
La table SCORE telle qu’utilisée jusqu’à présent avait ses limites : certaines des cohortes sur lesquelles les résultats étaient basés dataient des années 1970 et 1980 et il est clair qu’entre-temps, la mortalité CV a considérablement évolué dans de nombreux pays. Cette mortalité CV n’est maintenant plus que la partie émergée de l’iceberg que sont les syndromes coronariens. Pour estimer le risque global de MCVA, il est donc préférable d’utiliser un modèle qui inclut la morbidité et la mortalité des MCVA. Un nouveau modèle qui répond à ces exigences – la table SCORE 2 - a récemment été développé et publié (10). Cette table SCORE 2 est basée sur les observations de 45 études européennes prospectives plus récentes dans lesquelles non seulement les événements CV fatals mais aussi les événements non fatals ont été répertoriés. La table SCORE 2 estime ainsi le risque de morbidité et mortalité CV à 10 ans en fonction de l’âge, du sexe, du tabagisme, de la pression artérielle systolique et du taux de cholestérol non-HDL. Étant donné les grandes différences entre les pays européens, quatre tables de risque ont été établies, dont une pour les pays à “faible risque” (“SCORE 2 faible risque”). La Belgique fait partie des 10 pays considérés comme “à faible risque”, sur base des statistiques officielles de mortalité de l’OMS (11), avec comme critère un taux de mortalité CV standardisé sur l’âge et le sexe inférieur à 100 sur 100 000 personnes-années. Comme le montre le tableau 1, la Belgique se classe au neuvième rang de ces dix pays, avec un taux de mortalité CV parmi les plus élevés de ce groupe. Cela signifie que la table “SCORE 2 faible risque” pourrait sous-estimer la situation en Belgique.
La table “SCORE 2 faible risque” est présentée dans la figure 1. Cette table SCORE 2 a été publiée dans la version la plus récente des “2021 ESC Guidelines on CVD prevention in clinical practice” (2).
Avec cette table SCORE 2, il est possible de subdiviser la population adulte en trois sous-groupes en fonction du risque CV global sur base de valeurs seuils : risque CV faible à modéré, élevé ou très élevé. Dans les versions précédentes des recommandations de prévention, les valeurs seuils utilisées étaient les mêmes pour tous les âges : un risque faible à modéré d’événement CV fatal était considéré lorsque le SCORE à 10 ans était inférieur à 5% ; un risque élevé lorsque le SCORE à 10 ans était entre 5 et 10% et un risque très élevé lorsque le SCORE à 10 ans était à 10% ou plus. Cela avait toutefois pour conséquence que les personnes les plus âgées appartenaient d’office aux groupes à risque élevé ou très élevé. En effet l’âge est l’un des facteurs les plus importants du risque CV. Ainsi, sur la table originale “SCORE-Belgique », pratiquement tous les hommes âgés de 63 ans et plus appartenaient aux groupes à risque élevé ou très élevé, quel que soit leur profil de risque (9). Ceci pouvait alors conduire à une surutilisation de traitements médicamenteux chez de telles personnes même si apparemment saines et asymptomatiques.
À l’inverse, les individus plus jeunes se retrouvaient souvent sur cette table dans le groupe des risques faibles ou modérés, même si leur pression artérielle ou leur taux de cholestérol total étaient significativement élevés : ainsi, un homme de 55 ans qui ne fume pas mais qui a une pression artérielle systolique de 170 mmHg et un taux de cholestérol total de 260 mg/dl, avait, selon le modèle “SCORE-Belgique”, un risque d’événement CV fatal de 4% à 10 ans (9), soit un risque modérément élevé. D’où le risque d’inertie ou de fausse réassurance pour un tel individu.
Les recommandations de prévention de 2021 proposent maintenant des seuils spécifiques selon l’âge afin de mieux catégoriser le risque CV à partir de la table “SCORE 2 faible risque” comme cela est illustré à la figure 1 : une personne de moins de 50 ans ayant une probabilité d’événement fatal ou non fatal de 2,5 à 7,5% à 10 ans sera maintenant considérée comme ayant un risque élevé, tandis qu’une personne de plus de 50 ans avec une probabilité d’événement fatal ou non fatal de 5 à 10% à 10 ans sera considérée comme ayant un risque élevé. L’utilisation de ces seuils par âge vise à éviter le “surtraitement” chez les personnes âgées et le “sous-traitement” chez les jeunes.
Les recommandations de l’ESC en 2021 (2) soulignent que les catégories de risque ne conduisent pas automatiquement à des recommandations de traitement médicamenteux : dans le sous-groupe à risque faible à modéré, la prise en charge se limitera principalement à des modifications d’hygiène de vie. Dans le sous-groupe à risque élevé, on insistera sur ces mesures d’hygiène de vie, mais on accordera une attention particulière au contrôle des facteurs de risque CV classiques. Cela nécessitera généralement l’utilisation d’un traitement médicamenteux, mais une telle décision devra également tenir compte des autres facteurs de risque CV, des comorbidités, du risque CV pour le reste de la vie du patient ainsi que des préférences du patient lui-même. Dans le sous-groupe à risque très élevé, ces recommandations seront appliquées avec une attention particulière.
SCORE 2 APPLIQUÉ À LA BELGIQUE
Avec ce nouveau modèle, on peut également se demander dans quelle mesure la table “SCORE 2 faible risque” est la meilleure table à utiliser en Belgique ou s’il faut envisager une table SCORE 2 calibrée pour la Belgique ? Selon les résultats du projet SCORE 2, la Belgique fait partie des pays à faible risque de maladies CV. Toutefois, au sein de ce groupe de 10 pays, elle se classe au 9e rang (voir tableau 1). La table “SCORE 2 faible risque” sous-estime-t-elle le risque réel de maladie CV dans la population adulte en Belgique ?
Pour l’évaluer, une calibration pour la Belgique de la table “SCORE 2 faible risque” a été réalisée sur base des données internationales (multiplicateurs pour convertir l’incidence de la MCV fatale en celle de la MCV totale fatale et non fatale et coefficients de corrélation reliant l’incidence de MVC totale aux différents facteurs de risque tel que âge, sexe, tabagisme, pression artérielle systolique et taux de cholestérol non-HDL) et en tenant compte de données épidémiologiques belge les plus récentes : les données officielles de mortalité par cause pour la Belgique de 2018 (12), les taux de prévalence du tabagisme selon l’enquête de santé 2018 (13) et les distributions de la pression artérielle systolique et du cholestérol non-HDL mesurées en 2012 dans la population de l’étude belge « Asklepios » (14). La comparaison de la table ainsi recalibrée pour la Belgique (consultable via www.louvainmedical.be) et de la table “SCORE 2 faible risque” publiée par l’ESC montre qu’elle surévalue légèrement le risque CV total pour les deux sexes et pour tous les groupes d’âge entre 40 et 69 ans. Ce résultat est par ailleurs tout à fait conforme aux attentes étant donné les taux de mortalité CV légèrement plus élevés dans notre pays par rapport aux autres pays classés « à faible risque ».
Les différences entre les deux tables sont toutefois trop peu importantes que pour justifier l’introduction d’une nouvelle table “SCORE 2 Belgique”. On retient simplement que la table “SCORE 2 faible risque” ne surestime pas le risque CV en Belgique, mais au contraire peut le sous-estimer. Les différences entre la table “SCORE 2 faible risque” et la table SCORE originale calibrée pour la Belgique (SCORE-Belgique) (9) sont toutefois plus importantes. Ceci est dû à la différence des paramètres utilisés ; avec la table “SCORE-Belgique”, le risque d’événements CV fatals a été estimé alors que dans la table “SCORE 2 faible risque”, il s’agit du risque d’événements CV fatals et non fatals. La différence de définition du risque faible à modéré entre les deux modèles rend également la comparaison très difficile. Néanmoins, on peut affirmer qu’avec la table “SCORE 2 faible risque”, moins de personnes se retrouvent dans la catégorie de risque faible à modéré par rapport à ce qui est observé avec la table “SCORE-Belgique”, mais plus dans le groupe à risque élevé ; ceci est particulièrement vrai pour les femmes qui ne fument pas. Mais les catégories de risque changent également chez les fumeurs ; par exemple, avec la table “SCORE Belgique”, 36/96 cases (38%) d’hommes fumeurs sont évaluées comme présentant un risque faible à modéré ; avec la table “SCORE 2 faible risque”, ce n’est le cas que dans une case sur 96 (1%). En résumé, la nouvelle table SCORE 2 développée au niveau international a été validée et s’est révélée supérieur à la table SCORE original (10). Pour la Belgique, il est recommandé d’utiliser la table “SCORE 2 faible risque”. Cela semble acceptable, bien que la Belgique obtienne un score plutôt élevé en matière de mortalité CV parmi les pays européens considérés comme “à faible risque”. Un test de recalibrage confirme que le risque CV total en Belgique est un peu plus élevé que ne le suggère la table “SCORE 2 faible risque”. La différence est toutefois limitée, de sorte que la table “SCORE 2 faible risque”, qui constitue certainement une amélioration par rapport à l’ancienne table “SCORE-Belgique”, peut être recommandée.
La carte "SCORE 2 faible risque " calibrée pour la Belgique
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Remerciements
Nous remercions le Professeur Ernst Rietzschel d’avoir mis à notre disposition les résultats de l’étude de suivi Asklepios II.
Conflit d’intérêts : les auteurs ne déclarent aucun conflit d’intérêts.
Soutien financier : aucun soutien financier n’a été reçu pour ce manuscrit.
Responsabilité et droits d’auteur : les auteurs acceptent les règles imposées en matière de responsabilité et de droits d’auteur.
Affiliations
1 Vakgroep volksgezondheid en eerstelijnszorg, Universiteit Gent, B-9000 Gent.
2 Centre Hospitalier Universitaire UCL Namur – site de Mont-Godinne, B-5530 Yvoir.
3 Pôle Hospitalier Jolimont, Réseau HELORA, B-7100 La Louvière
Correspondance
Dr Fabian Demeure
CHU UCL Namur – Site Godinne
Av. Dr. G. Thérasse 1, B-5530 Yvoir
fabian.demeure@chuuclnamur.uclouvain.be
Références
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- Kotseva, KDBG, De Bacquer, D, Ryden, L, et al. ; EUROASPIRE V Investigators. Primary prevention efforts are poorly developed in people at high cardiovascular risk. A report from the ESC-EORP EUROASPIRE V survey in 16 European countries. Eur J Prev Cardiol,. 20 March 2020; DOI: 10.1177/2047487320908698.
- De Backer G, Ambrosioni E, Borch-Johnsen K et al. European guidelines on cardiovascular disease prevention in clinical practice. Eur Heart J. 2003; 24: 1601-10.
- Graham I, Atar D, Borch-Johnsen K et al. European guidelines on cardiovascular disease prevention in clinical practice. Eur Heart J. 2007; 28: 2375-414.
- Perk J, De Backer G, Gohlke H et al. European guidelines on cardiovascular disease prevention in clinical practice. Eur Heart J. 2012; 33: 1635-1701.
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