INTRODUCTION
Depuis toujours, les jumeaux fascinent. Leur mode d’interaction suscite intérêt et controverse. Si on s’intéresse à leur relation d’attachement, plusieurs questions viennent à l’esprit. La relation d’attachement chez les jumeaux présente-t-elle des spécificités ? Le fait d’être jumeau implique-t-il la recherche systématique de relations fusionnelles, exclusives? Les jumeaux éprouvent-ils plus de difficultés à rencontrer leurs pairs ?
Pour répondre à ces questions, il a été procédé en 2 temps. Le premier temps a consisté en une revue de la littérature touchant à la fois au thème de la gémellité et à la théorie de l’attachement. Le deuxième temps a été consacré à une étude pratique consistant en une étude de cas réalisée sur un échantillon couvrant une population gémellaire monozygote dont l’âge s’étale de 15 à 90 ans.
REVUE DE LA LITTÉRATURE
Le regard posé sur le sujet de la gémellité est multidisciplinaire.
Dans la mythologie et l’histoire de tous les peuples, les jumeaux ont toujours été un objet de fascination provoquant admiration ou rejet. Les jumeaux y sont le mode d’expression d’une multitude de thématiques : dualité, unité, opposition de forces contradictoires, miroir. Ainsi, dans son ouvrage « Histoire du Lynx », C.Lévi-Strauss (1) se penche sur les mythes gémellaires propres aux tribus de l’Amérique du Nord pour les comparer ensuite aux mythes de tout le continent américain et aux mythes indo-européens. De son côté, A.Meurant (2), docteur en philologie classique de l’université de Louvain, a fourni de nombreuses pistes sur le thème gémellaire dans l’Antiquité gréco-romaine. L’ethnopsychiatre R.-M.Moro (3) relate combien la prise en considération de la culture d’origine peut être importante surtout pour les cultures africaines puisque les jumeaux peuvent être considérés comme signe de malédiction ou de bénédiction. La journaliste O. Millot (4), écrit : « Dans de nombreuses cultures, la naissance de jumeaux est bénie, synonyme de fertilité et de bonnes récoltes à venir… au Moyen Age … on pensait qu’ils étaient le signe d’un adultère de la mère, un seul homme ne pouvant concevoir deux enfants à la fois. » D’une autre manière, O. Millot se demande si la bénédiction ne correspond pas plutot au fait de : « posséder dès la naissance ce double, cette «âme soeur» que d’autres recherchent toute leur existence ». Dès lors, la malédiction serait : « celle du partage imposé, de l'obligation de se distinguer, de l'affrontement pour exister ».
On en retient que le regard des autres n’est pas anodin, il a une incidence dans la façon dont les jumeaux sont perçus dans la vie sociale et les renvoie bien souvent à leur caractère particulier.
Au niveau médical, il y a lieu de faire la distinction entre deux types de gémellités : monozygotie et dizygotie. L’incidence de jumeaux dans la population européenne est de 1 sur 89. Les grossesses gémellaires ont le plus grand taux d’occurrence dans la population noire, le plus faible dans la race asiatique. Les risques liés aux grossesses gémellaires sont bien connus. Le risque le plus souvent relevé est la prématurité. Mais ce qui impacte sans doute plus le grand public est le syndrome transfuseur-transfusé et les cas d’enfants siamois, complications respectives des grossesses monochoriales biamniotiques et monochoriales monoamniotiques.
La sociologue M. Darmon (5) a donné un éclairage sociologique à un sujet qui apparaît relever surtout de la psychologie. Alors que la psychologie parle de besoin de différence (au sens où devenir soi-même veut dire devenir différent du co-jumeau), la sociologie parle de « normes de différenciation ». M. Darmon (5) rappelle que : « L’exigence de différenciation dans les fratries gémellaires a une histoire : avant d’être une norme psychologique, elle relevait d’une nécessité juridique visant à instaurer un aîné, et de ce fait un héritier.... La norme de différenciation telle qu’elle apparaît aujourd’hui entraîne des modifications par rapport à cette exigence juridique ancienne. Il … s’agit … de garantir le bien-être psychologique des jumeaux, que seule pourrait assurer leur différenciation ... Un véritable travail d’imposition d’une norme moderne de différenciation : les parents “doivent différencier” et “dé-gémelliser” les jumeaux … » Cependant, M. Darmon met en évidence les difficultés d’application de cette norme liée à des considérations à la fois socioéconomiques et pratiques. Par de nombreux exemples, elle explique combien il est difficile de respecter à la lettre la mise en place de la norme : « D'une manière générale, la «dé-gémellisation» prescrite apparaît comme économiquement plus coûteuse que les pratiques de couple — elle entraîne par exemple un coût en temps et en recherche d’informations (multiplier par deux le temps d’achat des vêtements au lieu de les acheter en double…), et un coût directement financier (ne pas acheter “en double” c’est s’interdire de profiter deux fois du prix le plus bas, par exemple). »
Cependant la famille elle-même construit et entretient des différences qui deviennent la norme. De manière plus ou moins inconsciente, les parents vont établir la différence sur base d’un système d’opposition. Si l’un est décrit comme le plus extraverti, l’autre est défini comme introverti. La différenciation est mise en place sur ces caractéristiques qui vont servir de fil conducteur dans la construction de la personnalité de chaque co-jumeau. Chacun doit assumer ce rôle et se fige dans ce dernier, parfois avec bien des souffrances. C’est ce que montrent J. Bernard et E.de Becker (6) dans l’étude d’un couple de jumeaux, indiquant qu’ils « constitueraient dans ce cas une entité, nommée « les jumeaux », dans laquelle chacun viendrait s’identifier à un pôle, appuyant ainsi la différenciation ». Pour expliquer ceci, les auteurs utilisent « la métaphore d’une pièce de monnaie et ses deux faces » : chaque jumeau serait alors une face d’une même pièce de monnaie. Mais si chaque co-jumeau doit devenir soi-même et donc différent de l’autre, il y a sans doute une autre voie dans la différenciation. Ainsi J. Bernard et E.de Becker se demandent si « Ce passage des deux faces d’une pièce à deux pièces distinctes, ne constituerait-il pas au fond le second temps de la différenciation ? Une différenciation non plus forcée mais assumée ? ».
En psychologie, la théorie de l’attachement a été développée par J.Bowlby (7) qui considérait que la dépendance physique précédait et suscitait l’affection et la tendresse. Le psychologue H. Harlow observe cependant que les petits singes rhésus séparés de leur mère se laissent mourir de faim. Sur base de ces observations, B. Cyrulnik (8) en déduit que la relation à autrui est un besoin primaire. R. Zazzo (9-10), quant à lui, écrit en 1958 : « La relation à autrui est, dans l’ontogenèse, un fait premier, déterminé biologiquement. » F. Lepage (11) indique : « Il ne semble donc pas illégitime d’induire des connaissance nouvelles sur l’attachement que l’affection gémellaire soit comme lui un fait inné, originel, et que, de nature différente de l’affection de l’enfant pour la mère, elle soit au même titre qu’elle antérieure à toutes les autres manifestations de l’affectivité. » Sur ce point, on peut citer l’avis du docteur D. Jacques (Service de Médecine Psychosomatique, Cliniques universitaires UCL Mont-Godinne). Pour lui : « si l’on aborde ce thème, la question que l’on doit alors se poser, c’est : est-ce que l’enfant fait un lien premier ou faut-il accepter que l’enfant fait un lien double (avec la mère/avec son jumeau) ? D’office, le rapport n’est pas exclusif, donc il y a un rapport au monde différent, il y a une double conscience. » De plus, il y a une particularité dans la relation qui unit chaque jumeau à la maman. Comme le remarque B. Cyrulnik (8), dans la vie in utero, les bruits du cœur maternel, par exemple, sont perçus différemment par chacun des bébés. La maman elle aussi perçoit chacun de ses bébés différemment durant la grossesse.
La fusion est la relation mise en place durant la période de grossesse au moment où mère-enfant partagent un même corps. Lors d’une grossesse gémellaire, il y a partage d’un même corps dans une relation à trois mais aussi une relation à 2, entre les jumeaux. Après la naissance, ce partage n’est plus physique mais imaginaire, c’est une « illusion » pour reprendre le mot de D.-W. Winnicott (12). La maman devra savoir laisser de côté cette illusion pour trouver une bonne distance de son enfant et permettre l’ouverture au monde, à l’autonomisation. Dans la période de trois à huit mois, l’enfant va progressivement se sentir différent de sa mère, parce qu’elle ne répond pas instantanément à ses besoins. Le jumeau quant à lui perçoit l’autre enfant sans cesse à ses côtés et risque alors de se retrancher dans une autre fusion tout aussi sécure pour lui. Il est vrai que le jumeau ne peut assurer la protection et la satisfaction des besoins primaires comme le fait la figure d’attachement parentale. Cependant, tout comme elle, le co-jumeau assure un sentiment de sécurité de par sa présence, sa proximité, sa disponibilité, son interactivité et la constance dans cette interaction puisqu’elle s’inscrit dans la durée, depuis le début de la conception. Par relation «sécure» on entend ici une relation affective différente, tout aussi réconfortante et spontanée voire «innée» en laquelle l’enfant sait qu’il peut avoir confiance. F. Bak (13), psychologue cognitiviste, spécialiste des jumeaux parle d’un stade additionnel dans l’évolution des enfants jumeaux. Ce stade additionnel est la période de 0 à 2 ans, où la fusion gémellaire va persister. En effet, à cause de toutes les contraintes pratiques qui s’imposent aux parents de jumeaux, ceux-ci ne disposent souvent pas du temps matériel nécessaire pour la mise en place de la différenciation et laissent les jumeaux découvrir ensemble le monde extérieur. Dans les années 1950, R. Zazzo (9-10), a proposé de « dégémélliser » afin d’éviter le problème de questions identitaires ou de fusion gémellaire. Dans les années 90, le psychologue cognitif F. Bak (13) nuance cette notion de « dégémelliser » en fonction des étapes de l’évolution des jumeaux.
PRÉSENTATION DE L'ÉTUDE
La théorie de l’attachement a montré que les schémas de relation mis en place durant l’enfance se retrouvent à l’âge adulte mais aussi que ces relations ne sont pas figées et varient en fonction du temps selon le jeu des interactions. Il est donc apparu intéressant d’examiner les relations aux différentes étapes de la vie en partant du début de la vie adulte. C’est dans cette optique qu’une étude de cas a été réalisée. Un échantillon a été recruté couvrant une population gémellaire monozygote dont l’âge s’étale de 15 à 90 ans (répartition en 7 tranches d’âge) avec un couple de jumeaux/jumelles pour chaque tranche d’âge. L’échantillon choisi ne comporte que des couples gémellaires monozygotes parce qu’ils sont parfaitement identiques au niveau génétique mais aussi parce que c’est sur eux que le regard des autres se focalise de façon préférentielle. Les couples de jumeaux/jumelles ont été recrutés de plusieurs façons : par le bouche à oreille, le réseau social sur internet ou par mailing. La taille de l’échantillon est de 12 couples monozygotes, répartis en 7 tranches d’âge: 15-20 ans/21-30 ans/31-40 ans/41-50 ans/51-60 ans/61-89 ans/+90ans. Dans la tranche d’âge des 21-30 ans, une interview de jumeaux a été éliminée car un des deux jumeaux a refusé de prendre part à l’interview. Pour les plus de 90 ans, le couple de jumeaux n’a pas pu être trouvé, néanmoins, l’interview des jumelles a été maintenu dans l’enquête au vu de la rareté d’un tel type de rencontre. Le questionnaire est inspiré de celui de R. Zazzo. Les questions ont été regroupées par thématiques afin de pouvoir faciliter l’analyse ultérieure. La méthodologie utilisée est une recherche exploratoire basée sur un entretien semi-dirigé. Cette méthode a été retenue parce qu’elle permet le plus d’expression personnelle. Chaque jumeau/jumelle a été interrogé séparément.
LIMITES DE L'ÉTUDE
L’échantillon étudié comporte un petit nombre d’individus (24 personnes). Il s’agit d’une analyse qualitative qui n’a donc aucune validité statistique.
De plus, suite aux problèmes liés à l’échantillon (désistement des jumeaux dans la tranche d’âge des 21-30 ans, impossibilité de trouver des jumeaux de 90 ans), il y a un certain déséquilibre dans les populations étudiées : 7 couples de jumelles et 5 couples de jumeaux.
Notons également que les participants sont issus d’un milieu essentiellement citadin et appartiennent à une classe socioéconomique moyenne. Un seul couple de jumelles provient d’un milieu culturel différent. Ceci limite donc la portée de l’étude et ne permet pas de prendre en considération les apports de l’ethnopsychiatrie.
Notons par ailleurs que l’intérêt que je porte à ce thème de travail provient au départ d’un questionnement personnel, ayant moi-même une jumelle. Mon point de vue est donc initialement subjectif et peut dès lors introduire un biais dans l’étude.
RÉSULTATS
Thèmes 1 et 2 : Le contexte familial et l’histoire périnatale
Pour P. et R. (♂ 61-89), la relation à la mère et leur relation interpersonnelle ont été très marquées non seulement par la maladie et la mort du grand frère atteint d’hémophilie mais aussi par tout le contexte sociétal de l’époque. Face à l’éventualité de l’hémophilie chez ses jumeaux, l’attitude maternelle d’anxiété a créé un premier lien à une mère non sécure. La tristesse de la maman a précipité les enfants dans une relation que P. qualifie : « d’un repli l’un sur l’autre ». R. raconte : « Je pense que les jumeaux ont tendance à créer un monde aphasique, le monde des jumeaux, dans le cas où, comme ici pour nous, ils ont été blessés par la vie extérieure. Ils ont alors cette tendance à se rattraper l’un vers l’autre. ». Heureusement les rapports mère-enfant ne sont pas figés et lorsque la maman prend conscience de la situation de ses jumeaux, elle fait tout son possible pour les ouvrir au monde. R. met le doigt sur l’importance de l’intervention de sa mère : « on a peut-être été sauvés de l’autisme par ma mère, ou en tout cas on a fait bien des progrès par sa volonté ». Ceci illustre bien l’idée du psychologue cognitiviste F. Bak (12) pour qui « dans un cas de fusion, le premier élément est la modification du système établi avec eux ».
Dans certaines situations l’attitude de la figure d’attachement peut renvoyer les jumeaux vers le couple gémellaire pour y trouver une certaine force. C’est le cas de D. et Y. (♀ 51-60) pour qui le couple gémellaire apparaît comme le contrepoids au couple parental. En effet, leurs parents forment un couple très fusionnel et la mère semble ressentir ses filles comme un danger. Les jumelles se défendent en s’opposant en bloc.
Certaines réactions des sujets interrogés confirment l’idée de la sociologue M. Darmon (5) sur la construction de différences sociales induites par la famille. G. et M. (♂ 31-40) sont nés prématurément avec une nette différence de poids puisque G. pesait 1kg500 et M. 2kg500. Dans leur cas, la figure d’attachement principale semble être le père qui d’ailleurs s’est particulièrement investi durant le séjour en néonatologie de G. La relation en semble d’une part stimulante (le père « pousse » les enfants vers le développement) mais d’autre part très exigeante pour G. (il se doit d’être le premier). Ces attentes ont finalement une répercussion sur le couple gémellaire comme si M. ne pouvait pas gagner et devait s’effacer devant son frère. Il semble que la spécificité de l’attachement s’est enracinée par la manière dont le père a assigné la place à chacun des jumeaux : G., le plus investi, se doit d’être le meilleur, rôle qui ne peut lui être contesté par M.
La réaction de S. (♀ 21-30) quant à la proximité par rapport à l’un des deux parents confirme l’idée de B. Cyrulnik (7) : « il n’y a pas de jumeaux identiques » car l’attitude plus féminine de S. la rapproche plus de sa mère tandis que l’attitude « garçon manqué » de sa sœur jumelle J. la rapproche de son père. Cette simple différence d’attitudes détermine pour longtemps la relation privilégiée à l’un ou l’autre parent.
Thème 3 : De la proximité à la distance
Tous les couples de jumeaux et jumelles de l’échantillon partagent une même chambre au départ, par faute de place majoritairement mais aussi par choix maternel dans un cas (♂ 61-89) et par choix personnel dans un autre cas (♀ 31-40). Petit, ce partage est apprécié. M. (♂ 31-40) dit : « On avait besoin d’être près l’un de l’autre jusqu’à 14-15 ans. P. (♂ 61-89) témoigne dans ce sens: « on aimait bien être ensemble. Ma mère psychologue le savait et j’aurais mal vécu le fait que l’on soit séparé. » Tous les garçons finiront par obtenir une chambre seule suite à un déménagement ou à des aménagements de la maison familiale. G. (♂ 31-40) raconte le besoin d’avoir un espace propre et la satisfaction qui découle de cette séparation. De même, avoir sa propre chambre donne à E. (♂ 51-60) le sentiment d’avoir son domaine à lui. Chez les filles, cette possibilité de quitter la chambre partagée ne sera donnée qu’à 3 couples sur 7 et ne sera finalement acceptée que par 2 couples sur 3. En effet, la possibilité de changement de chambre a été déclinée par un couple de jumelles (♀ 41-50). Pour N. et K. (♀ 31-40), qui ne voyaient aucun inconvénient à la proximité, ce partage d’espace de vie a été tout à fait bien vécu. Par choix personnel, elles ont partagé la même chambre jusqu’à l’âge de 20 ans et ont par la suite encore partagé le même appartement pendant quelques années. Pour Y. et D. (♀ 51-60) par contre, le partage de la même chambre a été difficile : « On avait besoin de notre espace. ». Ce problème conduisait parfois à des empoignades. Le recours à la violence physique semble d’ailleurs être plus important chez les sujets féminins (ceci est évoqué par 3 couples de jumelles et par aucun couple de jumeaux).
Le choix de séparer les jumeaux à l’école est réalisé par les parents, parfois sur l’avis des professionnels de santé. Chez les filles, 3 couples sur 7 étaient dans des classes séparées, chez les garçons 3 couples sur 5. Pour D. et Y. (♀ 51-60), le fait de se retrouver dans la même classe en 1ère humanité n’a pas été facile. Elles avaient en effet été habituées à être séparées, ce qui leur convenait, et l’école les a remises dans l’indifférenciation. D. raconte : « ça a été une année catastrophique, j’ai perdu toute confiance en moi… je me sentais incapable de faire quelque chose pour moi toute seule. Finalement tant mieux que j’ai doublé, car je n’aurais pas avancé. »
Dans la majorité des couples de jumeaux interviewés, il y a un redoublement (58% de l’échantillon). Cela semble une façon inconsciente de se séparer. Mais dans deux cas, la situation est plus particulière : chez les jumelles de 31 ans, c’est la mère, elle-même institutrice, qui décide de faire redoubler une des jumelles prétextant leur difficulté à se séparer. Dans l’autre cas, chez les jumeaux de 50 ans, alors que l’un a les points suffisants pour passer de classe et que l’autre doit redoubler, les parents interviennent pour que les deux redoublent. Même à l’âge adulte, cette situation est très mal vécue par ces deux jumeaux qui ont dû injustement redoubler.
Alors que certains ont plus de difficultés que d’autres à vivre la distanciation, tous s’accordent à dire que « la distance apporte un truc en plus », comme le dit C. (♀ 15-20) . F. (♀ 41-50) explique ses difficultés de distanciation : « J’ai eu du mal à gérer la séparation, …je n’avais jamais fait l’effort d’aller vers les autres toute seule puisqu’on était toujours l’entité des jumelles. » Malgré cela, les jumeaux finissent spontanément par laisser de côté la « fusion » gémellaire qu'ils comprendront être réductrice à l'âge adulte. Alors que P. (♂ 61-89) exprime combien les séparations ont été difficiles à vivre pour lui car il n’était pas prêt à les assumer, il dit de sa relation que « c’était sécurisant mais pas très intéressant…». En effet, A. (♂ 41-50) pense qu’ « il faut prendre ses distances sinon on n’avance pas ». Pour M. (♀ 15-20), « la distance c’est grandir ». S. (♀ 21-30) considère que « le fait d’être toujours ensemble n’est pas bien…la distance est nécessaire pour se forger le caractère, pour être plus forte dans la vie ». Pour D. (♀ 51-60), la distanciation était bénéfique : « je sentais que c’était bon pour moi, que j’entrais dans quelque chose qui me convenait mieux, qui allait m’épanouir plus, j’allais pouvoir vivre plus librement, plus sereinement ». Pour M. (♂ 31-40), la distanciation rend moins difficile la différenciation et permet l’ouverture au monde. Pour J. (♂ 41-50), la distanciation permet d’acquérir sa propre personnalité tout en gardant le noyau de la gémellité.
Thème 4 : Le regard des autres
Peu de jumeaux restent indifférents au regard des autres. Face à la confusion, on retrouve différentes réactions. De manière curieuse, E. et M. (♀ 61-89) ont le sentiment de ne pas se ressembler même si les gens les confondent. N. et K. (♀ 31-40) en rigolent. C. et M. (♀ 15-20), habillées différemment par leurs parents, s’amusent à « jouer » aux jumelles. C. (♀ 41-50) a par contre vécu la ressemblance/confusion, comme un obstacle à la prise de conscience de soi : « je n’avais pas du tout l’impression d’être moi-même… cet amalgame, les « jumelles » … on ne nous distinguait pas. » J. (♂ 41-50) a également pâti du fait que ses parents « ne mettaient pas en œuvre la différence ». Selon lui, « c’est une grave erreur » car « la personnalité est englobée sur deux personnes et non pas sur une personne ». Si V. (♂51-60) dit que la confusion le hérissait, il parle par rapport au regard des autres car il précise : « avec lui ce n’était pas pesant, on se sentait bien, on se reconnaissait l’un l’autre ».
Thème 5 : Le vécu de la relation gémellaire (passé/présent)
Tous les jumeaux parlent d’un lien spécifique qui les unit. Y. (♀ 51-60) indique à une de ses cousines qui attend des jumelles : « tu sais elles sont jumelles, tu ne dois pas ajouter la gémellité à la gémellité... Je ne sais pas pourquoi les gens doivent agir différemment parce qu’elles sont jumelles… elles le sont, c’est dans leur essence même ».
Dans la petite enfance, les commentaires indiquent la fusion (59%), la connivence (33%), voire l’autisme (8%). P. ( 61-89) décrit sa relation à son jumeau comme « quelque chose d’agréable et de confortable ». F. (♀ 41-50) parle de « bulle ». V. (♂ 51-60) précise : « il y avait une connivence … une espèce d’automatisme, un attrait, une proximité plus élevée qu’avec les autres frères et sœurs … on était tout à fait ouverts à l’extérieur mais c’est vrai qu’on se suffisait ».
A l’adolescence, « la relation change mais ne se distend pas » comme le dit C. (♀ 15-20). De par l’affirmation des caractères, le désir de ne plus être confondu avec l’autre, le désir d’autre chose, il s’effectue spontanément une transformation de la relation vers une ouverture au monde et un enrichissement. P. (♂ 61-89) raconte tout simplement : « À l’adolescence on voulait voir des filles… dans le couple gémellaire on se sentait étouffer… c’était triste de rester ensemble, de draguer ensemble. » Pour V. (♂ 51-60), l’adolescence c’est « rompre avec cette assimilation permanente à l’autre…une certaine forme de libération ».
À l’âge adulte, il persiste une relation particulière dans la majorité des cas. E. (♂ 51-60) parle d’« un lien privilégié », V. (♂ 51-60) d’une « complicité mutuelle spontanée », C. (♀ 15-20) d’ « une relation de soutien ». N. (♀ + 90) raconte qu’avec sa sœur jumelle, il y a une « complicité muette » et elle précise qu’entre jumelles, « vous vous savez, vous savez que l’une est là pour l’autre ».
À la lumière de ses 90 ans, N. revient sur la notion de fusion : « il y a une certaine fusion certainement mais pas qui empêche, qui entrave notre vie, qui est une barrière ». Quelques années après le décès de son mari, N. est allée vivre dans l’appartement de sa sœur, pour elle « c’était une évidence ».
Thème 6 : Le vécu des relations interpersonnelles
La majorité des jumeaux/jumelles (96%) ne recherche pas dans leurs amitiés des relations fusionnelles. Au niveau des relations amoureuses, la même tendance se retrouve (84%). Les jumeaux/jumelles considèrent que la relation gémellaire a un caractère unique non seulement parce qu’elle a commencé dans le ventre de la maman mais aussi parce qu’elle s’est tissée tout au long de leur existence. Aucune relation ne peut donc être semblable.
En règle générale, les jumeaux ne semblent pas avoir plus de difficulté à rencontrer leurs pairs à partir du moment où ils décident de quitter le confort de leur relation privilégiée, instinctive. Néanmoins, ces difficultés rencontrées par le partenaire plus introverti se trouvent être compensées par le fait qu’il profite des relations nouées par l’autre jumeau plus extraverti. Notons que la distinction introversion/extraversion s’est retrouvée dans 50% de l’échantillon de jumeaux analysés, sans variation entre jumeaux/jumelles. Par ailleurs, le lien amoureux stable semble pour beaucoup s’établir de façon plus tardive. Y. (♀ 51-60) a le sentiment qu’on ne ressent pas aussi vite le manque de l’autre ce qui engendrerait le retard dans le désir de rencontre amoureuse. Ce retard d’établissement de relation affective stable semble d’ailleurs accentué chez les sujets masculins. J. (♂ 41-50) s’exprime sur ce point en confiant que la relation gémellaire fusionnelle « empêche certainement d’aller vers l’avant : « on ne va pas chercher la prison dorée quand on a le paradis sur terre ». De plus, dans l’échantillon masculin, 50% des jumeaux indiquent que leur compagne considère leur jumeau comme un « intrus » dans leur relation. E. (♂ 51-60) raconte d’ailleurs que sa compagne met des limites aux visites de son jumeau. Ceci n’a pas été relevé dans l’échantillon féminin.
CONCLUSIONS ET PERSPECTIVES
Le but de ce travail était de confirmer ou d’infirmer certaines idées relatives aux relations gémellaires, en partant du regard que portent des jumeaux adultes sur leur vécu. Tant la revue de la littérature que l’étude pratique ont permis de mettre en évidence la spécificité de l’attachement chez les jumeaux ainsi que les particularités de la relation mère-enfant jumeau. L’hypothèse de spécificité de l’attachement gémellaire est validée à 100%. Il y a également des spécificités dans la relation mère-enfant jumeau, provenant du fait que, d’une part, tant les enfants que la maman sont d’emblée impliqués dans une relation à trois et que d’autre part, la maman n’a pas autant de temps disponible que la maman d’un enfant singulier. De plus, la notion d’attachement différencié de la mère par rapport à chaque jumeau se trouve aussi validée (58% de l’échantillon) avec une distinction entre filles et garçons (respectivement 71% et 40%). On peut se demander si l’enfant qui a un attachement moins sécure à la mère n’a pas tendance à renforcer son attachement au co-jumeau mais ceci n’a pas pu être démontré dans le cadre de cette étude. Si le lien des jumeaux au père est peu discuté comparativement au lien à la mère c’est parce qu’il est spontanément moins présent dans le discours des jumeaux interviewés. Un seul couple de jumeaux met en avant le lien particulier au père. Dans les autres couples gémellaires, la figure d’attachement principale semble être la mère et le lien au père est englobé dans le lien aux parents.
Peut-on en déduire que le lien au père est secondaire ou moins important que le lien à la mère? Ne doit-on pas plutôt interpréter cela comme le signe d’une plus grande complexité du lien à la mère? Ne serait-ce pas le témoin d’un plus grand effort de tissage de lien à cette mère qui doit partager, non sans difficulté, son amour et ses soins à ses deux bébés? Doit-on également considérer l’importance de la période de partage du corps pendant la grossesse, rendant le lien mère-enfants plus charnel et donc plus primordial?
Dans leur majorité, les jumeaux ne recherchent pas de relation fusionnelle. Cette idée semble plus relever de l’imaginaire collectif et a été relayée par les médias. L’étude longitudinale permet de mettre en évidence l’évolution dans le temps du regard de chaque co-jumeau sur sa relation gémellaire. C’est principalement après 30 ans que les liens gémellaires deviennent un sujet de réflexion voire de préoccupation. Il semble qu’après la quarantaine, une certaine sérénité dans la distanciation s’établisse, et après la cinquantaine, une appréciation des richesses de ce lien. Au fur et à mesure de leur avancée en âge, les jumeaux prennent conscience que leur lien est unique et qu’il est impossible de retrouver une relation identique. En effet toute relation nouvelle est à construire alors que la relation dans le couple gémellaire s’est tissée au fil de la vie, dès son origine in utero. Les jumeaux se rendent aussi compte du caractère réducteur de la fusion (pauvreté des interactions si le manque d’ouverture persiste).
Sur base de ces éléments, on peut repenser les idées reçues sur l’éducation des jumeaux et tenter de modifier l’approche de ceux-ci tant au niveau de la gestion de leurs relations au quotidien qu’au niveau thérapeutique.
RECOMMANDATIONS PRATIQUES
- Ne pas à tout prix vouloir "séparer"/"différencier"/" défusionner"/"dégémelliser" les jumeaux.
- Accepter la différence de processus et de rythme dans l'autonomisation du jumeau par rapport à l'enfant singulier. Comprendre que l'autonomisation peut être retardée chez les jumeaux parce qu'elle est plus complexe.
- Savoir que le jumeau finira spontanément par laisser de coté la fusion gémellaire qu'il comprendra être réductrice à l'âge adulte.
- Accorder de l'importance à la richesse d'une telle relation et promouvoir un autre enrichissement qui proviendra de la distanciation.
- Accorder toute son importance au tissage du lien de la mère à chaque enfant et au couple de jumeaux, et si nécessaire mettre en place des mesures qui favorisent ce tissage.
CORRESPONDANCE
Dr Marie-Laure Colaiacovo
Cliniques universitaires Saint-Luc
Service de psychiatrie infanto-juvénile
Avenue Hippocrate 10
B-1200 Bruxelles
marielaure.colaiacovo@aphp.fr
RÉFÉRENCES
- Lévi-Strauss C., Histoire de Lynx, Plon, Paris, 1991.
- Meurant A., L’idée de gémellité dans la légende des origines de Rome, Académie Royale de Belgique, Bruxelles, 2000.
- Moro M.-R., Kouassi K. et Levy K., Le lien fraternel, 1999, Clinique transculturelle des jumeaux, www.minkowska.com
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