Introduction
Le syndrome de Cushing ou hypercorticisme endogène (non lié à la prise chronique de glucocorticoïdes) est une affection rare, avec une incidence annuelle d’environ 3 à 4 nouveaux cas par million d’habitants (1-4). Environ 80% des cas sont en rapport avec une sécrétion inappropriée de corticotropine (ACTH) et la majorité de ces patients ont un adénome hypophysaire corticotrope (maladie de Cushing) (1, 4, 5). Une sécrétion ectopique d’ACTH par une tumeur neuro-endocrine bénigne ou maligne est une cause beaucoup plus rare d’hypercorticisme (environ 10% des cas) (6,7). Il s’agit le plus souvent d’une tumeur carcinoïde pulmonaire ou thymique, d’une tumeur neuro-endocrine pancréatique ou d’un cancer pulmonaire à petites cellules. Très exceptionnellement, cette tumeur peut être un phéochromocytome et seulement une cinquantaine de cas ont été décrits dans la littérature (8-14).
Nous rapportons ici le cas d’une patiente âgée de 54 ans chez qui une masse surrénalienne est mise en évidence à l’occasion de la réalisation d’un scanner pour douleurs abdominales. Le bilan endocrinologique de cet incidentalome surrénalien permet de diagnostiquer un phéochromocytome sécrétant à la fois des catécholamines et de l’ACTH, responsable d’un syndrome de Cushing ectopique sévère.
Cas clinique
Une patiente âgée de 54 ans est hospitalisée pour état subfébrile et douleurs abdominales. Comme autres plaintes, elle rapporte spontanément une fatigue anormale avec perte de force musculaire, un syndrome polyuro-polydypsique ainsi qu’une perte de poids de 10 kg en 1 mois. Dans ses antécédents, on relève un tabagisme interrompu depuis 15 ans, un éthylisme chronique (une bouteille de vin par jour), une hypertension artérielle instable, une dyslipidémie et un asthme atopique. Son traitement habituel comprend de l’omeprazole, un anticalcique (amlodipine 5mg 1/j), de la furosémide (40 mg/jour), de l’acide acétylsalicylique (80 mg/jour) et un puff à base de budésonide et formotérol.
L’examen clinique objective une obésité tronculaire, un faciès arrondi et rougeaud, une TA normale sous traitement à 120/60 mmHg, une hépatomégalie, des vergetures, une peau fine, de l’acné dans le dos ainsi qu’un hirsutisme au niveau du visage. La biologie à l’admission démontre un syndrome inflammatoire, une hypokaliémie (3,1 mEq/l), une cholestase, une cytolyse modérée ainsi qu’un diabète sucré avec une glycémie non à jeun à 321 mg/dl et une HbA1c à 6,8%. Un CT-scanner de l’abdomen est demandé. Cet examen révèle une cholécystite avec hydrops vésiculaire, ainsi qu’une masse charnue bien délimitée de forme arrondie, de 75 mm de diamètre, développée dans la région surrénalienne gauche (Figures 1A et 1B)
La patiente est alors interrogée à nouveau et une anamnèse plus fouillée révèle qu’elle présente depuis plusieurs semaines des malaises accompagnés de céphalées, de palpitations, de sudations, de douleurs rétro-sternales et de tremblements. Ceux-ci sont concomitants à des poussées hypertensives.
Devant ce tableau clinique et paraclinique, un bilan endocrinien complet est rapidement demandé et les principaux résultats sont repris dans le tableau 1. L’excrétion urinaire d’adrénaline, noradrénaline, métanéphrine, normétanéphrine et acide vanylmandélique (VMA) est nettement augmentée à deux reprises, en faveur du diagnostic de phéochromocytome surrénalien. La cortisolurie de 24 h est également pathologique sur deux collectes. Le rythme de sécrétion du cortisol et de l’ACTH est altéré et les valeurs d’ACTH sont élevées, en faveur d’un syndrome de Cushing ACTH-dépendant. Un test de freinage court par dexamethasone (1mg à 23h) démontre une absence de suppression du cortisol matinal (61,7 µg/dl ; valeur normale < 1,8) et le test de freinage long ou test de Liddle démontre également une absence de suppression du cortisol et de l’ACTH (tableau 1). Un syndrome de Cushing ACTH-dépendant est donc également diagnostiqué chez la patiente et l’hypothèse principale est qu’il s’agit d’une sécrétion ectopique d’ACTH par le phéochromocytome. Parmi les marqueurs tumoraux de tumeur neuro-endocrine, les dosages de la calcitonine et de la neurone-spécific enolase (NSE) sont normaux, alors que la chromogranine est très élevée à 1110 µg/l (mais sous traitement par inhibiteur de la pompe à protons).
Une IRM des surrénales est également réalisée et confirme la présence d’une masse charnue bien délimitée de forme arrondie, de 75 mm de diamètre développée dans la région surrénalienne gauche. Elle est hypo-intense en T1 et hyper-intense en T2 et rehausse fortement après injection de Gadolinium (Figures 2A et 2B). La scintigraphie à la méta-iodo-benzyl-guanidine marquée à l’iode123 démontre une importante accumulation du traceur en projection de la loge surrénale gauche mais pas d’autre foyer controlatéral ou à distance. La tomoscintigraphie par émission de positrons au FDG démontre une fixation modérée (SUV max 8) au niveau de la tumeur, sans autre foyer d’hyperfixation pathologique.
La patiente va développer une thrombose veineuse profonde tibio-péronnière gauche qui sera traitée par héparine de bas poids moléculaire durant 5 mois.
La patiente est alors préparée à la chirurgie par traitement anticalcique (Rydene 45 mg 2/J) et va bénéficier d’une surrénalectomie gauche par voie coelioscopique, d’une biopsie hépatique ainsi que d’une cholécystectomie, sans complications. La biopsie hépatique démontre un stade pré-cirrhotique, probablement lié à une toxicité éthylique chronique. La tumeur surrénalienne mesure 8 cm de diamètre et correspond à un phéochromocytome dont la résection est complète. Bien que richement vascularisée, cette tumeur ne présente pas de caractéristique histologique suspecte (pas de nécrose tumorale, de caractère infiltrant ou d’embole vasculaire néoplasique; activité mitotique très faible et index de prolifération Ki67 à moins de 5%) (Figures 3A et 3B). Toutes les cellules tumorales expriment fortement la chromogranine (Figure 3C) et un grand nombre d’entre elles sont positives en immunohistochimie pour l’ACTH (Figure 3D).
En postopératoire, la patiente est traitée par de l’hydrocortisone, traitement qui reste encore aujourd’hui nécessaire 8 ans après l’intervention chirurgicale. Depuis la surrénalectomie, la tension artérielle s’est normalisée, le diabète est correctement traité par régime seul et la patiente a arrêté toute consommation de boissons alcoolisées. Les catécholamines urinaires sont normales.
Discussion
Nous rapportons le cas relativement exceptionnel d’un syndrome de Cushing secondaire à une sécrétion ectopique d’ACTH par un phéochromocytome symptomatique. Une cinquantaine de cas similaires ont été décrits dans la littérature (8-14) et cette entité pathologique peut poser des difficultés sur le plan diagnostique, d’abord parce qu’elle est rare. Un phéochromocytome n’est en effet la source d’une sécrétion ectopique d’ACTH que dans 5% des cas (9). En outre, sur le plan clinique, la symptomatologie peut être variée, se rapprochant tantôt de celle d’un hypercorticisme chronique, tantôt de celle du phéochromocytome, et le plus souvent d’une combinaison des deux (8-10).
Dans le cas décrit ici, le diagnostic a été facilité par la mise en évidence rapide d’une tumeur surrénalienne dont les caractéristiques cliniques, biologiques, radiologiques et scintigraphiques évoquaient d’emblée la présence d’un phéochromocytome. En particulier, l’excrétion urinaire des métanéphrines, le principal marqueur biologique du phéochromocytome (15), était extrêmement augmentée. Les caractéristiques de la tumeur à l’IRM et la scintigraphie à la MIBG confirmaient bien ce diagnostic. Il s’agissait a priori d’un phéochromocytome bénin au vu de l’absence de localisation extra-surrénalienne et des résultats de l’analyse histologique. Notons toutefois qu’il n’est jamais possible de prévoir avec certitude l’évolution de ce type de tumeurs sur base de l’histologie seule et un suivi prolongé est recommandé (16).
Le diagnostic positif d’un syndrome de Cushing, évoqué par la clinique, repose avant tout sur le bilan hormonal. Trois investigations sont classiquement proposées en première intention: une évaluation quantitative de la production journalière du cortisol par la mesure du cortisol libre urinaire (CLU), une évaluation qualitative de l’intégrité du rétrocontrôle négatif exercé par le cortisol sur l’axe hypothalamo-hypophysaire (le test de freinage ‘minute’ par dexaméthasone) et une estimation de la diminution du cortisol en fin de journée par le dosage du cortisol salivaire vespéral. Tous ces tests ont leurs forces et leurs faiblesses pour le dépistage d’un syndrome de Cushing et leur valeur diagnostique a été discutée dans plusieurs revues publiées (4, 5,17,18). Dans le cas de notre patiente, seuls les deux premiers tests ont été réalisés et ils étaient nettement pathologiques.
Le syndrome de Cushing doit ensuite être confirmé par d’autres tests plus robustes mais aussi plus contraignants comme l’analyse du rythme circadien du cortisol plasmatique ou le test de freinage long par dexaméthasone à faibles doses ou test de Liddle (4,17,18). L’absence d’abaissement du taux de cortisol en dessous du seuil de 140 nMol (5 μg/dl) à ce test permet généralement de confirmer un syndrome de Cushing quelle qu’en soit la nature (17), ce qui était bien le cas de notre patiente.
L’étape ultérieure du cheminement diagnostique consiste à rechercher la cause de l’hypercorticisme, en recourant au dosage de l’ACTH, à l’imagerie, à un test de freinage par dexaméthasone à fortes doses et/ou à un test de stimulation par CRH (Corticotrophin Releasing Hormone) (4,17). En particulier, il est intéressant de noter que parmi les patients présentant une sécrétion ectopique d’ACTH, 98% des patients ne répondent pas à l’un des deux tests (6,7). Dans les cas douteux, un cathétérisme des sinus pétreux inférieurs avec dosages d’ACTH avant et après stimulation par CRH peut s’avérer nécessaire afin d’identifier formellement la source, hypophysaire ou ectopique, de la sécrétion anormale d’ACTH (4,17). Dans le cas rapporté ici, ces tests n’ont pas dû être réalisés car l’exploration diagnostique a rapidement conduit à la mise en évidence à la fois d’un syndrome de Cushing présentant de nombreuses caractéristiques d’une sécrétion ectopique d’ACTH et d’une tumeur surrénalienne suspecte de phéochromocytome. De même, un cathétérisme des sinus pétreux n’a été nécessaire que dans une minorité des cas rapportés de sécrétion ectopique d’ACTH par un phéochromocytome (9).
Lorsqu’il est lié à une sécrétion ectopique d’ACTH, le syndrome de Cushing présente en effet quelques caractéristiques particulières (6-9), par rapport à la maladie de Cushing hypophysaire, plus fréquente. L’hypercorticisme est souvent plus sévère et est responsable d’une hypokaliémie en rapport avec les effets minéralocorticoïdes du cortisol en excès. Ainsi, une hypokaliémie est présente chez seulement 10% des patients avec maladie de Cushing, mais dans 74 à 95% des cas de sécrétion ectopique d’ACTH (6, 7, 9,19). Les taux d’ACTH sont aussi plus élevés que lors d’une maladie de Cushing, bien qu’il y ait un chevauchement important des valeurs (4,5). L’observation de concentrations normales d’ACTH est en effet possible dans le syndrome de Cushing sur sécrétion ectopique d’ACTH (19).
En 1979, Forman et al. ont proposé une série de 5 critères diagnostiques pour affirmer la présence d’un syndrome de Cushing sur sécrétion ectopique d’ACTH par un phéochromocytome (12). Ces critères ont ensuite été affinés par Chen et al en 1995 (13). Ces critères sont les suivants : (i) un hypercorticisme biologique et clinique bien démontré ; (ii) des taux élevés d’ACTH ; (iii) l’évidence biochimique et radiologique d’un phéochromocytome ; (iv) la disparition des symptômes liés à l’hypercorticisme et à l’excès de catécholamines après surrénalectomie unilatérale ; (v) la normalisation rapide des taux d’ACTH après exérèse de la tumeur surrénalienne. On pourrait y ajouter un 6ème critère : (vi) la mise en évidence immunohistochimique de l’ACTH au sein de la tumeur médullo-surrénalienne. Notre patiente répondait bien à tous ces critères. En particulier, l’excrétion urinaire de cortisol et des catécholamines s’est rapidement normalisée et 8 ans après la surrénalectomie, elle reste en rémission complète, avec même persistance d’une insuffisance corticotrope justifiant la poursuite d’un traitement par hydrocortisone.
En 2009, Nijhoff et collègues ont revu une série de 24 cas rapportés dans la littérature depuis 1979 et présentant une pathologie similaire à notre patiente (8). En 2012, Ballav et al. ont repris les caractéristiques de cette série en y ajoutant un 25ème cas (9). Ils ont aussi revu les dossiers de 363 patients ayant présenté une sécrétion ectopique d’ACTH et ont rapporté qu’un phéochromocytome en était la cause chez seulement 19 patients (5,2%). Les 25 patients rapportés dans ces deux séries étaient en grande majorité des femmes (22 sur 25) et étaient âgés de 12 à 75 ans (âge moyen 47 ans). Vingt-et-un sujets présentaient une hypokaliémie, 19 une hypertension artérielle (HTA), qui était sévère dans plus d’un tiers des cas, et 21 étaient diabétiques. Ces deux dernières manifestations sont liées à la coexistence d’un hypercorticisme et d’un phéochromocytome. Ceci pourrait expliquer la prévalence plus élevée d’hypertension artérielle et de diabète dans cette pathologie par rapport au syndrome de Cushing toute cause confondue où l’on ne retrouve que 30 à 40% de diabète et 50 à 60% d’HTA (21,22). La plupart de ces 25 patients présentaient une tumeur surrénalienne de grande taille (entre 2 et 6 cm), et dans plus de 90% des cas, les symptômes liés au phéochromocytome étaient évidents. Seulement 3 sujets sur 25 ne présentaient pas de symptômes en lien avec la sécrétion excessive de catécholamines. Deux cas décrits se déroulaient durant la grossesse, l’un compliqué de pré-éclampsie et décès fœtal, l’autre de pré-éclampsie, septicémie et décès maternel.
En 2012, Kirkby-Bott et al. ont analysé les dossiers de 16 patients présentant un phéochromocytome avec une sécrétion hormonale ectopique, patients opérés dans neuf hôpitaux français ou belges, sur une période allant de 1978 à 2009 (10). Ces patients représentaient 1% de tous les phéochromocytomes opérés durant cette période au sein des mêmes centres. Huit sécrétions hormonales ectopiques différentes ont été mise en évidence : calcitonine, VIP, testostérone, rénine, aldostérone, IL-6, cortisol et ACTH. Parmi ces 16 tumeurs, 6 étaient immunologiquement positive pour l’ACTH et tous ces patients avaient un syndrome de Cushing franc (10).
Enfin, plus récemment, Flynn et al. ont repris une série de 29 patients avec sécrétion ectopique d’ACTH secondaire à un phéochromocytome en se basant sur les critères de Chen et collègues (11). La plupart d’entre eux avaient déjà été inclus dans les études susmentionnées (9-11). Ils y ajoutent le cas d’une 30ème patiente âgée de 63 ans qui va malheureusement décéder au décours d’une perforation intestinale, illustrant la morbidité et la mortalité importantes pouvant être liés à cette entité. Celles-ci sont à la fois liées au syndrome de Cushing, notamment sur les plans cardio-vasculaire, infectieux et osseux (23) et au phéochromocytome, dont la mortalité péri-opératoire est de 0 à 7% et les complications péri-et post-opératoires endéans les 30 jours vont de 3 à 36% (24).
En conclusion, un phéochromocytome est une cause exceptionnelle de syndrome de Cushing (< 0,5% des cas), par sécrétion ectopique d’ACTH. Cette entité pose de réelles difficultés tant sur le plan diagnostique que thérapeutique. En raison de ses complications potentiellement très sévères, elle requiert un diagnostic précoce et une prise en charge spécialisée, avec préparation adéquate du patient à la chirurgie surrénalienne (25).
Affiliations
1. Service d’Endocrinologie et Diabétologie, Centre Hospitalier de l’Ardenne, Libramont, Belgique
2. Cliniques universitaires Saint-Luc, Service d’Endocrinologie et Nutrition, Bruxelles, Belgique
Correspondance
Dr. Anne Dysseleer
Centre Hospitalier de l’Ardenne
Service d’Endocrinologie et Diabétologie
Avenue de Houffalize 35
B-6800 Libramont-Chevigny
anne.dysseleer@vivalia.be
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