Introduction
L’importance d’intégrer les enjeux de transition et d’environnement dans l’ensemble des formations, dont celle de médecine, est désormais largement acceptée. Il n’est cependant pas évident d’identifier la « bonne » porte d’entrée, le contenu qui sera le plus adéquat pour les futur∙es praticien∙nes ou encore le format et les modalités pratiques de cet enseignement. En effet, s’il est de plus en plus admis scientifiquement que la santé environnementale et la santé humaine forment un tout interdépendant (concept de « one health », « planetary health »), le sujet est vaste et peut potentiellement aborder une diversité d’aspects. La volonté du Centre Académique de Médecine Générale (CAMG) a été de mener une réflexion de fond qui soit à la fois ancrée dans les besoins des étudiant∙es et des futur∙es professionnel∙les et qui soit alignée aux enjeux climatiques et à l’urgence de l’action à laquelle appellent les expert∙es du GIEC et désormais les autorités académiques (1). Dans notre perspective, pour les étudiant∙es de la faculté de médecine, il s’agit de développer ces compétences pour une « santé durable ». Mais de quoi s’agit-il précisément ? Comment intégrer les notions de durabilité, de transition écologique, de résilience ou encore de changements climatiques dans une formation centrée sur la santé de la personne ? Au niveau universitaire, l’Université catholique de Louvain (UCLouvain) s’est dotée d’un « plan transition » pour répondre concrètement à ces enjeux au niveau de la recherche, de l’enseignement et des campus (2). Au CAMG, ces questions ont été abordées en mai 2021 au cours d’une réunion consacrée au contenu du cours de médecine générale en première année de master de médecine. Face aux difficultés que peut représenter l’intégration des enjeux environnementaux dans une formation de médecine, une démarche d’enquête et d’expérimentation a été menée. L’objectif était d’explorer les perspectives de formation en « santé environnementale » pour les étudiant∙es en impliquant dans la démarche des expert∙es, des responsables académiques et les étudiant∙es eux/elles-mêmes. L’expérience s’est déroulée en 2 temps : une consultation d’expert∙es et de responsables académiques dans le cadre d’un focus group consacré au contenu du cours ; une consultation des étudiant∙es en médecine à l’aide d’un questionnaire sur leur réception du cours et sur leurs attentes quant à l’intégration des enjeux de transition et d’environnement dans leur formation. Cette dernière a été publiée dans l’édition spéciale de la revue Louvain Médical de janvier 2024 intitulée « Durabilité et Soins de Santé : Quels Défis pour le Futur ? » (3). Cet article aborde le processus et les résultats de la démarche de consultation des expert∙es.
Méthodologie
La méthodologie élaborée pour mener cette expérimentation sur l’intégration des enjeux environnementaux et de la transition dans la formation de médecine s’est essentiellement concentrée sur un cours : le cours de médecine générale de Master 1 de médecine. Il s’agissait à la fois d’une première opportunité formelle d’intégrer ces thématiques dans la formation afin de sensibiliser les étudiant∙es mais également une occasion de mener une réflexion approfondie par la consultation d’expert∙es.
Pour atteindre cet objectif de consultation d’expert∙es sur la création d’un cours dédié à la « santé environnementale » et aux enjeux de transition, un focus group a été mis en place. Cette démarche a été accompagnée par Louvain Learning Lab.
Production de données
Focus group
Afin de concevoir le contenu pertinent d’un cours en « santé environnementale » qui soit légitime et crédible, nous avons choisi de consulter un ensemble d’acteurs et d’actrices dont l’expertise porte sur les enjeux climatiques, la pédagogie et des responsables académiques qui ont un regard transversal et global sur les dynamiques de formations universitaires et sur la médecine en particulier. Le focus group se prête particulièrement bien à cette démarche car il présente l’avantage de rassembler des profils variés afin de collecter une diversité de points de vue et de les confronter. Les échanges ont porté sur le contenu du cours et plus largement sur la place de ces enjeux de formation au sein de la faculté de médecine.
Recrutement des participants
Douze personnes ont été invitées à participer sur la base de leur profil au regard de la problématique abordée. La plupart d’entre elles travaillent pour l’UCLouvain. Elles sont impliquées dans la recherche académique, dans la direction de la faculté, du département, du master de médecine générale ou encore dans les pédagogies de la transition au sein de l’institution.
Les expert∙es invité∙es représentaient la diversité des champs investigués : climatologue, enseignant∙es en médecine générale, enseignant∙es en médecine spécialisée, chercheur∙euses en sciences impliqué∙es dans les enjeux de changements climatiques (bioingénieurs, agronomes…), pédagogues, économiste, doyenne de la faculté de médecine.
Plusieurs d’entre eux et elles ont des responsabilités dans la stratégie de transition de l’UCLouvain (deux expert∙es sont impliqué∙es dans le plan transition, dans le développement de la transition et du développement durable au sein des cursus universitaires).
D’autres développent déjà des contenus de cours sur la transition ou sur la santé environnementale.
L’enjeu n’était pas d’avoir un échantillon représentatif de l’ensemble des expertises sur la thématique de la santé environnementale et sujets associés. Il s’agissait davantage de collecter des avis d’expert∙es. La diversité des approches a été privilégiée que ce soit sur les enjeux de transition en médecine ou sur les dynamiques institutionnelles et de formation des futur∙es médecins.
Déroulement de la rencontre
La rencontre s’est déroulée en ligne afin de favoriser la participation d’un plus grand nombre. Comme toutes les rencontres en ligne, la démarche a également présenté des limites dans l’implication des participant∙es dans les discussions et dans l’échange collectif mais cela a pu être atténué par le recours à des outils de facilitation.
Le focus group était animé par une chercheuse médecin généraliste spécialisée en santé environnementale en charge de l’animation et par une assistante en médecine générale qui jouait le rôle de secrétaire.
La rencontre a duré 1h45. Après la réunion, le compte rendu a été transmis et validé par les participant∙es.
L’objectif annoncé était le suivant : explorer, avec des expert∙es, les perspectives de formation en santé environnementale à destination des étudiant∙es en médecine.
Après un premier tour de présentation qui a permis de situer les participant∙es dans leur expertise et leur motivation à participer, la rencontre était structurée en deux temps. Un premier moment était consacré à des questions sur la perception de l’importance de former les étudiant∙es en médecine générale. Chaque participant∙e était invité∙e à répondre en levant la main pour marquer son accord ou son désaccord avec l’affirmation proposée. Quelques minutes étaient ensuite consacrées au développement d’une discussion collective. Le second moment abordait davantage le contenu pertinent à intégrer dans les cours de médecine en termes de thématiques, de compétences et de valeurs. Pour cet exercice, une plateforme collaborative (Mural©) a été mise en place afin de collecter les contributions. La séance a été enregistrée et retranscrite. Les trois questions qui ont été posées étaient les suivantes : 1) qu’est-ce qui devrait être abordé en termes de thématiques ? 2) quelles compétences devraient être apprises ? Quelles valeurs devraient être transmises ? Chaque participant∙e était invité∙e à répondre à ces trois questions à l’aide de pense-bêtes numériques marqués de leurs initiales afin d’identifier les auteurs et autrices des propositions. Elles n’ont pas été discutées de manière directe dans le cadre de la réunion. La discussion qui a suivi a abordé des enjeux transversaux.
Certaines données collectées ont pu directement être utilisées dans l’élaboration du cours sur la santé environnementale. Les autres données dépassaient cet objectif et amenaient à une réflexion plus large qui a notamment donné lieu à cet article.
Analyse des données
Les données du focus group (discussion et mural) ont été analysées par deux chercheuses ayant une expertise dans le traitement des données qualitatives. Le focus group a été intégralement transcrit et codé. Il a ensuite fait l’objet d’une analyse de contenu.
Dimension éthique
Si la démarche n’était pas à proprement parler une recherche, et ne nécessitait donc pas de validation par un comité d’éthique, les principes éthiques ont néanmoins été respectés. Le consentement a été recueilli lors de l’enregistrement du focus group en ligne afin que les données puissent être utilisées. Etant donné que les participant∙es agissaient en tant qu’expert∙es professionnel∙les reconnu∙es internationalement pour leurs connaissances sur les enjeux de transition écologique et que leur intervention se déroulait dans le cadre professionnel, nous leur avons demandé l’autorisation de les identifier si nécessaire.
Résultats
Une thématique qui concerne tout le monde
Une première discussion est née à la suite d’une question générale sur les personnes qui seraient concernées par une formation en médecine environnementale. De manière unanime, les participant∙es pensent que tout médecin, quelle que soit sa spécialité, doit être formé en santé environnementale et à la transition écologique. « Cela concerne tout le monde ! » ou « tout le monde doit être formé… mais particulièrement le médecin », déclarent plusieurs participant∙es. Un expert en santé publique évoque l’importance de tenir compte du lieu et du type de pratique car ils peuvent entraîner des conséquences très différentes sur l’environnement. Selon les participant∙es, il ne faut pas se limiter aux changements climatiques mais également discuter des enjeux locaux et régionaux de la transition.
La particularité de la position du médecin dans la société par rapport à d’autres citoyen∙nes a été évoquée : « Le rôle exemplatif du médecin est important à prendre en compte. Si le médecin généraliste adopte une attitude, cela rendra plus facile l’adoption par d’autres personnes. » Dans cette perspective, les comportements du médecin constituent un levier d’influence pour agir sur le comportement d’autres personnes. L’enjeu dépasse donc la transformation individuelle de la pratique.
Leadership politique du médecin
Dans la continuité de l’influence du médecin sur son environnement proche, l’éventualité d’un rôle politique du médecin a été abordée : les médecins doivent-ils et elles participer au plaidoyer politique du fait de cette compétence de conviction et de leadership que peuvent avoir les médecins dans la société ?
De nombreuses nuances ont été apportées sur la possibilité de participer au plaidoyer politique concernant les changements climatiques. Un médecin généraliste, membre actif de la Société Scientifique de Médecine Générale, évoque la difficulté que représente la prise de position. Selon lui, il est parfois nécessaire de sortir de la neutralité car il y a des données scientifiques mais cela lui semble délicat en raison de certaines étiquettes qui sont associées à ces positions. Il recommande surtout de rester dans une démarche scientifique et non politique. Par ailleurs, l’experte en sciences de gestion et en intégration de plans de transition dans les organisations, souligne la difficulté de ne pas faire de la politique, même en se cantonnant à son rôle d’expert∙e : « Les médecins ont une voix qui porte et ce serait dommage de ne pas faire bénéficier d’une expertise majeure. Est-ce que c’est possible de rester dans une dimension seulement scientifique ? À partir du moment où on défend des idées qui peuvent provoquer des changements de société, on est dans du politique ». Une responsable académique évoque le fait que l’engagement « politique » nécessite des compétences, des intérêts et des affinités personnelles qui peuvent varier, notamment d’une spécialité à l’autre. Autrement dit, il ne suffit pas de détenir une expertise pour se faire entendre, même quand on est médecin. Les compétences de leadership ne sont pas partagées équitablement entre les personnes. Enfin, un participant souligne la prise en compte de l’échelle dans les conditions d’implication politique du médecin : « L’implication des médecins est un peu différente selon qu’on parle de problèmes planétaires parce qu’il y a des choses qui sortent de nos compétences. Mais quand on parle de pollutions locales, il faut l’encadrement de l’ensemble des médecins quand il y a une pollution locale qui arrive. Et les pollutions indoor, dans la maison, c’est le rôle du médecin, des infirmières etc. Le niveau d’engagement est différent en fonction de l’échelle. »
La notion d’implication pour le médecin se révèle plurielle en termes d’échelle, de posture, de compétences ou encore de champ d’action.
Une spécialisation en médecine environnementale ?
Dans une perspective de cursus académique, les participant∙es soulèvent des arguments pour la création d’une formation spécialisée en « médecine environnementale » : la stimulation de la recherche et des compétences dans le domaine, la formation de médecins ayant une vision holistique de la thématique, la reconnaissance de l’importance de cette expertise comme dans toute autre spécialité médicale. Cependant, d’autres participant∙es soulèvent qu’il vaut mieux avoir l’ensemble des médecins sensibilisés plutôt qu’un petit nombre d’expert∙es. Il faudrait former les clinicien∙nes qui connaissent la réalité et les besoins du terrain. Un expert rappelle par ailleurs qu’il existe déjà des départements de médecine environnementale qui ont pour mission de spécialiser des médecins dans le domaine. De plus la spécialité serait trop complexe et concernerait un trop grand nombre de domaines spécifiques. Les positions des participant∙es ont finalement davantage soutenu l’intégration de la dimension environnementale dans la formation initiale de tous les médecins.
Dimensions inter-factultaire et interdisciplinaire
Pour les expert∙es, en matière de transition et développement durable, il est essentiel de stimuler la collaboration interdisciplinaire. Dans cette perspective, plusieurs participant∙es convoquent la responsabilité environnementale des professionnel∙les dans les choix des soins. « C’est extrêmement important parce que vous [les médecins] prescrivez, ce sont vos patient∙es qui utilisent des produits, on s’intéresse à ce qui rentre mais il y a énormément qui ressort. Et ça a un impact », explique un expert bioingénieur. Cet argument encourageant l’intégration d’une réflexion écologique dans la pratique médicale est renforcé par l’argument d’une autre participante, médecin spécialiste et experte en santé environnementale : « Certaines estimations disent que la moitié des gaz à effet de serre [issus du secteur de la santé] dépend de nos choix en soins de santé. C’est très important ! ».
À travers l’évocation de ces impacts et responsabilités, les participant∙es se disent plutôt favorables à la mise en place de formations inter-facultaires avec l’apport de différentes expertises, à l’image de la diversité de disciplines participantes au focus group. Ce « brassage » des perspectives et apports scientifiques se discute à plusieurs niveaux : au niveau des enseignant∙es du secteur de la santé, au niveau des enseignant∙es toutes facultés confondues ou encore au niveau des étudiant∙es. Au regard des compétences professionnelles attendues dans ce domaine, l’inter ou la transdisciplinarité devraient être intégrées dans les méthodes d’enseignement elles-mêmes, autrement dit de sortir des voies classiques monodisciplinaires. Une expérience est partagée par une professeure bioingénieure qui souligne l’adéquation nécessaire entre le modèle d’enseignement et l’ouverture à la collaboration inter et multi disciplinaire. Elle évoque certaines difficultés dans l’apprentissage disciplinaire lors des travaux pluridisciplinaires (par exemple, il est plus difficile d’approfondir une connaissance lorsque le public est hétérogène). Faut-il privilégier l’approfondissement des connaissances des étudiant∙es issus d’une même discipline ou la complémentarité des perspectives au risque d’une limitation des apprentissages disciplinaires ? Elle privilégierait de se concentrer sur les médecins pour « aller plus loin » tout en proposant des formateurs d’horizons différents. Elle évoque cependant l’intérêt de travailler en équipe pluridisciplinaire pour travailler des questions d’actualité. Une participante adopte une position plus tranchée : « ce sont des questions transversales et on doit apprendre à travailler en interdisciplinaire ». Elle prône la mise en place d’un tronc commun avec des modules complémentaires, dont une partie en interdisciplinaire.
L’enseignement inter-facultaire quant à lui est confronté à des difficultés pédagogiques liées à des enseignements différenciés. En outre, les participant∙es soulignent le temps et l’investissement supplémentaire des responsables des enseignements pour garder la même implication des différentes facultés. Ces limites démontrent certainement la nécessité de dispositions institutionnelles et des autorités académiques pour faciliter la mise en place de ces dynamiques inter et transdisciplinaires.
Thèmes, compétences et valeurs en santé environnementale
Les participant∙es ont ensuite listé les thèmes (tableau 1), les compétences (tableau 2) et les valeurs (tableau 3) en lien avec une formation sur « santé et environnement ».
Parmi la liste des thématiques, certains regroupements peuvent être réalisés autour des 6 catégories suivantes :
- Santé planétaire et changements climatiques : risques, impacts…
- Ethique, déontologie et approche critique
- Politiques et organisation des soins de santé
- Relation au patient
- Toxicologie et écologie des soins et des traitements
- Education aux soins de santé durables
Les thématiques, compétences et valeurs convoquées par le dispositif participatif sont nombreuses et mériteraient d’être approfondies afin de mieux cerner le sens que les participant∙es leur ont donné. Par ailleurs, certains éléments pourraient être mobilisés dans plusieurs catégories. Les échanges suscités par cet exercice permettent néanmoins d’identifier les pistes prioritaires et les orientations que les expert∙es souhaitent favoriser dans le cadre de la formation des médecins.
Enseigner la pensée systémique et l’esprit critique
Les discussions qui ont émergé à la suite de la consultation des expert∙es font apparaître d’autres enjeux transversaux et la nécessité d’une réflexion élargie sur la formation des médecins. Ainsi, la question « que faut-il apprendre ? » a fait émerger celle de savoir à quel niveau la formation s’adresse. Plusieurs voix évoquaient l’idée qu’il ne fallait pas trop charger les étudiant∙es de bachelier et que la matière était plus appropriée pour un niveau de master. Le sujet pourrait alors être introduit en bachelier afin de susciter l’intérêt des étudiant∙es et d’évoquer la multidimensionnalité du débat. Pourtant, il existe également plusieurs avantages à introduire dès la première année de formation certaines compétences telles que la pensée systémique – présentée en opposition à la pensée analytique, couramment enseignée en médecine, selon laquelle une seule cause donnerait lieu à un seul effet. Dans cette perspective défendue notamment par l’expert en santé publique, il s’agit d’introduire d’autres logiques de pensées qui permettent d’aborder des situations de manière plus globale, en intégrant les représentations de la santé. Cela ouvrirait l’esprit à des expériences et des connaissances qui dépassent celles de la médecine. D’emblée, la notion de sens critique serait introduite. Cette approche relève une dimension évoquée dans la discussion comme une lacune de la formation actuelle : « On n’est pas formé à remettre en cause ce qu’on a appris », soulignant qu’en médecine, la formation serait davantage « verticale », confie un des experts en médecine.
Enseigner des faits prouvés scientifiquement mais aussi les incertitudes et les doutes
Une tension est apparue quant à la « robustesse » des connaissances en matière de changements climatiques et des transformations environnementales par rapport au niveau de preuve des connaissances habituellement mobilisées en sciences médicales. Certains avancent l’idée qu’il faut prioritairement transmettre des faits scientifiques fondés. Pour les expert∙es issus de disciplines non médicales, les preuves sont suffisamment présentes pour que les connaissances soient transmises sans qu’elles ne puissent être contestées. Si la démarche scientifique est reconnue par tous et toutes les expert∙es comme une base fondamentale à ne pas déroger, un expert rappelle que dans le cadre des enjeux environnementaux et de leurs multiples impacts, cela peut poser des difficultés au regard de la logique habituelle en médecine. « L’EBM a du mal à s’imposer parce que les preuves sont en train d’arriver. Les liens de causalités très puissants ne sont pas possibles. Ça ne doit pas être limitant dans la formation ». C’est alors qu’il peut être intéressant de former à la gestion des incertitudes et à l’esprit critique.
Des participant∙es contestent en effet l’idée que les étudiant∙es ont besoin de certitudes au début de leur formation pour ne pas risquer de les perdre.
« On façonne les médecins à toujours être sûrs d’eux-mêmes. Il faut toujours montrer aux patients qu’on est sûr et qu’on va trouver une solution à tous leurs problèmes. Si on dit ça en première bac avec des sciences dites “dures”, on socialise les étudiants à cette logique de pensée-là. […] je crois qu’il faut les confronter à l’incertitude, il y a des choses pour lesquelles il n’y a pas de solution miracle. Et si on peut apprendre ça à nos futurs médecins, ça doit leur permettre de mieux se confronter notamment aux problématiques de l’environnement. On fait une grosse erreur en mettant au centre les sciences “dures” et en mettant beaucoup de choses là-dessus. » (Médecin et professeur en santé publique).
Cela est reconnu comme étant un challenge par les différent∙es expert∙es : à la fois se baser sur la science tout en ouvrant à l’incertitude.
L’introduction de la pensée systémique dès le début du cursus a soulevé des questionnements qui vont au-delà des enjeux strictement environnementaux, notamment en termes de posture de l’étudiant∙e et du futur médecin.
« Il faut baser ce qu’on peut sur la science mais il faut ouvrir à l’incertitude rapidement pour ne pas formater les gens trop vite […] [il faut] arrêter de se positionner comme tout puissant et ayant des réponses à tout, c’est indispensable et c’est cette posture de toute puissance qui nous a aussi fourré dans le guêpier actuel au niveau environnemental, donc oui, il y a un exercice d’humilité à faire mais ça n’empêche pas qu’il faut pouvoir se baser sur des certitudes raisonnables, on n’est pas dans la boule de cristal… c’est trouver le juste enjeu et mettre une place forte aux sciences humaines, à la gestion de relation patient, à la qualité de la relation entre thérapeute mais aussi de la relation d’égal à égal avec des professions trop souvent considérées comme inférieures, comme les infirmiers par exemple et qui ont plein de choses à nous apprendre. » (Médecin spécialiste, experte en santé environnementale).
Discussion
Le médecin face à sa responsabilité socio-environnementale
Le leadership politique du médecin et son rôle exemplatif ont été soulevés lors de la discussion. Le médecin a une place privilégiée pour être le témoin du lien entre environnement et santé (4). Il peut attirer l’attention du public et des politiques sur certains problèmes et encourager les leaders à agir. Pourtant, la question de la légitimité du médecin à aborder les problèmes d’environnements est souvent relevée. Il y a quelques années les problématiques environnementales étaient peu abordées dans la littérature médicale (5). Vu les difficultés pour établir des liens et les doutes quant à l’objectivité et à la provenance des résultats, les médecins se demandaient si ces informations relevaient plus d’une propagande politique ou de rumeurs scientifiques infondées. Les médecins généralistes semblaient peu intéressés et peu impliqués dans la problématique environnementale. Vu le manque d’informations et ayant les mêmes interrogations, ils et elles se positionnaient comme tout∙e citoyen∙e sur ces questions. Mais depuis une dizaine d’années, le nombre de publications augmente et avec lui l’appel à l’implication des médecins dans ces problématiques (6). Les médecins et les patient∙es semblent conscient·es du rôle de l’environnement sur la santé mais l’abordent peu en consultation et peu sont enclins à s’engager personnellement dans des campagnes de mobilisation (7–9). Les principales barrières évoquées sont le manque de temps et de connaissances (8,10). Malgré la littérature prolifique et l’appel à la mobilisation des grandes structures internationales, la conviction que leur engagement ne ferait aucune différence, le peu de soutien de leurs pairs, leur perception que le sujet est trop controversé, et la perception que s’engager avec le public est trop risqué pour eux professionnellement ou personnellement constituent des barrières évoquées à leur implication dans les problématiques environnementales (8,10). Cela soulève l’importance d’équiper les médecins dans leur formation initiale à penser les notions et les postures d’engagement et de responsabilités socio-environnementales (11–13).
Formation aux enjeux du développement durable et de la transition
Une fois que l’on est d’accord sur la nécessité d’intégrer des savoirs, savoir-faire et savoir-être en lien avec le développement durable et la transition (DD&T) dans une formation, se pose alors la question de la place que ces nouveaux éléments vont occuper dans le programme. Doit-on prévoir un cours spécifique dédié aux enjeux DD&T ou bien doit-on distiller les connaissances et compétences à travers les différents cours disciplinaires existants ?
Idéalement, les deux approches sont nécessaires. L’intégration du DD&T dans la formation des médecins doit en effet se penser au niveau du programme dans son ensemble, tant au niveau du bachelier que du master. Deux arguments peuvent être avancés.
Premièrement, les connaissances et compétences que les étudiant·es ont à développer face aux enjeux DD&T sont complexes (14–17). Elles nécessitent un projet collectif de formation (18). Il faut en effet prévoir une progressivité et une répétition des exercices. La pensée systémique, par exemple, ne peut s’apprendre en un seul cours. Elle nécessite d’avoir acquis les éléments disciplinaires spécifiques et d’avoir appris à les mettre en lien.
Deuxièmement, les enjeux DD&T sont réels et contextualisés, ce qui multiplie les facettes, les échelles et les interdépendances et brouille les frontières disciplinaires, sectorielles, etc. (19). Ceci challenge nos schémas d’enseignement (et de recherche) en faveur d’une approche transdisciplinaire : l’implication de différentes disciplines et d’acteurs et actrices non académiques dans le processus de production de valeurs et connaissances (19) (figure 1).
Cela demande donc à l’étudiant·e de maitriser sa discipline scientifique mais aussi de s’ouvrir à d’autres disciplines et d’autres épistémologies, d’apprendre à dialoguer, etc. Ici aussi, plusieurs cours seront nécessaires.
Concrètement, comment cette intégration peut-elle être mise en place ?
Une première étape est de révéler l’existant dans une démarche appréciative. Au sein du programme, quels sont les cours qui contribuent déjà à former les étudiant·es aux connaissances et compétences DD&T ? L’expérience d’accompagnement à l’UCLouvain dans le cadre de la mise en œuvre du volet enseignement du plan transition a révélé que c’était une étape précieuse qui révélait souvent un existant bien plus important que ce que l’on pouvait présupposer. Un existant sur lequel s’appuyer pour renforcer l’intégration du DD&T. Partant de cet existant, un parcours de formation DD&T peut être construit au sein du programme, en s’inspirant par exemple des « Sustainability learning pathways » de l’Université de British Columbia (UBC).
Partant d’une proposition d’un parcours idéal, une grande flexibilité est laissée à chaque faculté/programme dans l’implémentation (20). Un parcours idéal selon ces auteurs et autrices contiendrait un cours introductif en début de parcours (par exemple, à l’UCLouvain, le MOOC d’introduction au développement durable) et un cours intégrateur en fin de parcours (idéalement sous la forme d’un séminaire avec une production étudiante), des apprentissages disciplinaires (par l’introduction de DD&T dans les cours existants) et un apprentissage de terrain. La figure 2 illustre la mise en œuvre d’un tel parcours dans le programme de sciences à l’Université de British Columbia.
Culture du doute, sens critique et ouverture aux autres savoirs scientifiques
Afin de permettre aux futurs médecins de s’intégrer et d’intégrer les enjeux du développement durable et de la transition, il apparaît essentiel de rendre compatibles des cultures scientifiques et des registres de validations de preuve différents. Deux voies complémentaires peuvent être développées selon les expert·es : développer une culture du doute et de l’esprit critique d’une part, et, s’ouvrir au dialogue inter-multi-disciplinaire, d’autre part.
Actuellement centrée sur une épistémologique quantitative et hypothético-déductive, le processus de construction de la connaissance valorisée en médecine générale repose sur le modèle de l’Evidence Based Medicine (EBM) (21). Cette approche récente a contribué à structurer la connaissance de manière hiérarchique dans le monde de la santé, plaçant les Randomized Controlled Trial (RCT) avec un niveau de preuve élevé en haut de la pyramide. Face à cette conception hiérarchisée, les connaissances issues de d’autres démarches scientifiques (par exemple des études qualitatives issues des sciences humaines et sociales) peuvent être perçues comme étant moins rigoureuses ou moins probantes (22).
Sans mettre en cause cette manière de valider une partie du savoir médical, il apparaît fondamental de mettre les étudiant·es au contact d’autres épistémologies et de cultiver le dialogue interdisciplinaire. Cette capacité à comprendre et à reconnaître les autres paradigmes scientifiques ainsi que de mettre en question son propre savoir constitue une base essentielle de l’esprit critique et de la démarche réflexive. Il est primordial d’encourager les médecins généralistes à remettre en question les paradigmes établis, à explorer de nouvelles perspectives et à adopter une approche plus holistique et diversifiée de la santé.
La perspective abordée par le focus group d’expert·es prône d’encourager une culture du doute constructive, de favoriser le sens critique, et de remettre en question la hiérarchie traditionnelle des savoirs. Une approche plus holistique et intégrative peut en effet contribuer à enrichir la pratique médicale et à mieux répondre aux besoins variés des patient·es dans un contexte médical hétérogène et en constante évolution qui est amené à intégrer de nouveaux enjeux majeurs : ceux de la transition écologique des soins de santé et des pratiques médicales.
Conclusions
Bien que largement acceptée et en marche dans la plupart des facultés de médecine, la formation à la transition et à la santé environnementale soulève plusieurs enjeux : éveiller la responsabilité socio-environnementale des médecins, promouvoir une approche transdisciplinaire et enseigner la pensée systémique et complexe, cultiver le sens critique et le doute en intégrant les différents savoirs. Cela implique des changements au-delà de cette formation à la transition et à la santé environnementale. Même en l’absence d’une expertise environnementale, chacun peut jouer un rôle dans l’enseignement de ces thématiques. La formation « Teach the teacher » visait ainsi à ce que les enseignants embrassent leur responsabilité en termes de formation face à ces enjeux.
Recommandations
- Renforcer le sentiment de légitimité et l’engagement sociétal des médecins notamment par la formation initiale ;
- Développer la capacité d’analyse systémique des futurs médecins en développant la transversalité et la transdisciplinarité dans la formation au développement durable et à la transition ;
- Cultiver le sens critique des futurs médecins en fondant la formation sur les faits scientifiques tout en l’ouvrant à l’incertitude
- ; S’ouvrir à d’autres savoirs et représentations de la santé pour une approche plus globale.
Remerciements
Nous remercions les expert·es qui ont participé au focus group : Jean Macq, Jean Pauluis, Jean-Pascal van Ypersele, François Roucoux, Audrey Beghon, Anne Berquin, Cassian Minguet, Cathy Debier, Françoise Smets, Jacques Vanderstraeten, Patrick Gerin, Valérie Swaen
Nous remercions également Dr. Mathilde Lechat pour son implication dans l’organisation du focus group et les tableaux.
Références
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Affiliations
1. Médecin Généraliste, Centre Académique de Médecine Générale, Faculté de médecine et médecine dentaire – UCLouvain, B-1200 Woluwe-Saint-Lambert, Belgique
2. Conseillère pédagogique au Louvain Learning Lab (UCLouvain), B-1348 Ottignies-Louvain-la-Neuve
3. Anthropologue (PhD), Centre Académique de Médecine Générale, Faculté de médecine et médecine dentaire – UCLouvain
Correspondance
Dre Ségolène de Rouffignac
Centre Académique de Médecine Générale
Faculté de médecine et médecine dentaire – UCLouvain
Avenue Hippocrate, 57 bte B1.57.02
B-1200 Woluwe-Saint-Lambert, Belgique
segolene.derouffignac@uclouvain.be