Quelle place donner aux statines dans la prévention cardiovasculaire (CV) chez les patients du 4ème âge ? La question en génère d’autres. Comment intégrer les spécificités d’un patient de 80 ans et plus dans le processus de décision concernant la (non-)prescription d'une statine ? Quels sont au 4ème âge les liens entre cholestérolémie et accidents CV, entre statines et bénéfices CV, entre statines et effets secondaires ? Quelle est la proportion des patients du 4ème âge qui sont sous statines ? Au-delà de ce pourcentage, y-a-t-il plus souvent prescription inappropriée de statines par excès ou par défaut ?
COMMENT INTÉGRER LES SPÉCIFICITÉS DES PATIENTS DU 4EME AGE ?
Les patients de 80 ans et plus sont à l’évidence fort différents des plus jeunes, sur les plans du cholestérol circulant, des artères et de la santé. Au cours du vieillissement, la cholestérolémie diminue modérément (la fraction HDL restant stable et la fraction LDL diminuant), mais est souvent influencée par l’inflammation et la dénutrition. Les artères présentent des signes d’athérosclérose et d’artériosclérose : aucune n’est indemne d’avoir traversé huit décennies et conduit le sang propulsé par plus de 3 milliards de battements cardiaques. À proprement parler, il n’y a donc pas de prévention artérielle primaire au 4ème âge. La santé des octogénaires, même si les accidents CV augmentent exponentiellement avec l’âge, dépend moins des maladies non cardio-vasculaires que des autres telles que les maladies dégénératives, infectieuses ou cancéreuses. Les patients de 80 ans et plus sont surtout fort différents les uns des autres. Certains sont en bonne forme physique et mentale, d’autres sont fragiles (leur santé pourrait se dégrader suite à un événement stressant), d’autres enfin sont dépendants voire grabataires. L’échelle de fragilité clinique canadienne propose une évaluation rapide de la robustesse/fragilité des patients âgés en fonction de leur posture et leur démarche (Figure 1) (1).
L’évaluation de l’espérance de vie résiduelle et de la finalité des traitements (projet curatif ou palliatif) est un paramètre important à prendre en compte au 4ème âge lors de la prescription d’un médicament à visée préventive telle qu’une statine (modèle de la pyramide tronquée) (Figure 2) (2). Il est illogique d’instaurer une statine, voire de la poursuivre, pour des patients dont l’espérance de vie est probablement inférieure à un an. Une récente (et la première du genre) étude randomisée de « déprescription » de statine (cette déprescription étant l’intervention, et la poursuite de la statine le bras contrôle) a montré dans le bras intervention un temps de survie inchangé (en prévention secondaire comme primaire) et une qualité de vie significativement améliorée chez 381 patients (74±11 ans, maladie CV ischémique 58%, cancer 48%, démence 22%) dont l’espérance de vie était estimée à moins d’un an (3).
QUELLE EST L’ASSOCIATION AU 4EME ÂGE ENTRE CHOLESTÉROLÉMIE ET ACCIDENTS CV ?
La réponse à cette question est surprenante puisque les études de cohorte chez les personnes de 80 ans et plus ont le plus souvent montré un effet protecteur d’une cholestérolémie élevée (> 250 mg/dl). L’étude Leiden 85+ a suivi de 1987 à 1996 un groupe de 750 résidents âgés de plus de 85 ans (4). Répartis en trois groupes selon leur cholestérolémie (spontanée, c’est-à-dire sans statine) au début du suivi, le groupe dont la cholestérolémie était élevée (> 252 mg/dl) a montré une mortalité globale inférieure (HR 0.64) à celle du groupe avec cholestérolémie dite favorable (< 195 mg/dl) : une association inverse a donc été observée entre le cholestérol total et la mortalité toutes causes, et ce après ajustement pour l’âge, le sexe et les facteurs de risque CV. Cette association inversée est restée statistiquement significative après exclusion des décès survenus durant la première année de suivi (la cholestérolémie étant abaissée chez des patients en fin de vie). Une étude parue en 2011 chez 325 personnes de 85 ans et plus, suivies durant 14 ans, a également montré qu’un cholestérol total élevé était associé à une mortalité diminuée, à la fois CV et non-CV (5). Récemment, a été publiée une étude japonaise qui a suivi durant 10 ans un groupe de 207 patients de 85 ans et plus, classés selon leur cholestérolémie (<175 ; 176-208, ≥ 209 mg/dl) (6). À nouveau, la mortalité a été plus basse (HR 0.6) dans le groupe avec cholestérolémie totale élevée par rapport au groupe avec cholestérolémie basse. Après ajustement, la mortalité était diminuée de 0.9% pour chaque 1 mg/dl d’augmentation du cholestérol total. Il apparaît donc qu’au 4ème âge une cholestérolémie élevée est associée à une meilleure survie. Les mécanismes sous-jacents restent peu connus. Un cholestérol élevé pourrait être un marqueur de robustesse. Cette « épidémiologie inverse » du grand âgé est bien connue pour d’autres facteurs de risque CV tels que la pression artérielle et le poids (7).
QUELS BÉNÉFICES PEUT APPORTER UNE STATINE CHEZ LES PATIENTS DE 80 ANS ET PLUS ?
La plupart des essais cliniques randomisés sur les effets des statines ont exclu les patients de 75 ans et plus. Il n’existe donc pas de méta-analyse ou de revue systématique sur la place des statines après 75 ans. Aucune des recommandations nationales et internationales (guidelines) publiées depuis 2000 n’adresse la question spécifique du 4ème âge. HPS a étudié des patients (40-80 ans) à haut risque CV (antécédent CV ischémique ou diabète associé à d’autres facteurs de risque) chez lesquels une réduction de 25% d’accident CV majeurs (décès CV, infarctus ou AVC non-fatal) a été observée dans le bras simvastatine 40 mg/j, réduction qui fut semblable (- 25%) dans le sous-groupe des patients de 70-80 ans (8). L’étude PROSPER, quant à elle, a inclus des patients âgés de 70 à 82 ans (75±3.3 ans), en prévention secondaire (n=2.500) ou primaire (n=3.300) (9). Au terme de trois années, le bras pravasine 40 mg/j a présenté moins d’accidents CV (-15 % ; p=0.01) [coronariens (-19 % ; p<0.01) mais pas cérébraux (+3%, p=0.81)]. Les analyses de sous-groupes sont intéressantes : tout le bénéfice coronarien a concerné la prévention secondaire (RRR 22%, NST 23/an), les hommes, et les sujets dont le HDL-C < 55 mg/dl. En d’autres termes, la statine a été sans utilité chez les personnes sans antécédent d’accident CV, chez les femmes, et chez les sujets dont le HDL-C > 55 mg/dl. Enfin, JUPITER, une étude dite de prévention primaire, a proposé une analyse du sous-groupe de 5.695 patients de 70 ans et plus (74±3 ans) parmi lesquels l’incidence annuelle d’un événement CV majeur (décès CV, infarctus ou AVC non-fatal) a été légèrement diminuée dans le bras statine (0.96 vs. 1.55 %, non-significatif). Le bénéfice par la statine a principalement été observé chez les patients avec syndrome pluri-métabolique (10). En conclusion, nous ne disposons d’aucune information pertinente chez des patients de 80 ans et plus.
QUELS INCONVÉNIENTS PEUT INDUIRE UNE STATINE CHEZ LES PATIENTS DE 80 ANS ET PLUS ?
Puisque les bénéfices apportés par les statines sont tout au plus faibles au grand âge, il convient d’être attentif à leurs effets secondaires potentiels. Des myalgies sont assez communes (5 %) au long cours. Une enquête par Internet auprès des patients prenant ou ayant pris une statine (61 ans en moyenne) a révélé que 29% se plaignaient de troubles musculaires sous statine et que ces troubles étaient la principale cause d’arrêt de la médication (11). Les patients au 4ème âge sont théoriquement plus à risque de présenter des problèmes musculaires sous statine, vu entre autres l’altération de la fonction rénale, la sarcopénie, et la poly-médication. Les statines à leur tour peuvent précipiter faiblesse musculaire et chutes. Sur le plan cognitif, il n’a pas été mis en évidence d’effet des statines (positif ou négatif) dans les grands essais cliniques, mais les études sur cette question n’ont pas inclus de patients fort âgés (12). Une étude chez 171 personnes de 35 à 86 ans se plaignant de troubles de la mémoire ou de la concentration apparus sous statine, 90% de celles qui ont interrompu leur statine ont rapporté une amélioration de leurs difficultés cognitives en quelques jours ou semaines. Les 19 personnes qui ont repris une statine ont montré une récidive de ces difficultés (13). Il semble qu’il existe une relation entre ces symptômes cognitifs et la posologie/puissance de la statine. Dans une étude chez des patients avec troubles cognitifs (MCI ou démence modérée), l’arrêt de la statine a été associé à une amélioration des performances cognitives (MMSE passé de 18.8 à 22.4 sur 30, p<0.001) (14). Enfin, les statines peuvent occasionner des interactions médicamenteuses importantes par la voie des cytochromes. La liste des médicaments avec lesquels les statines interagissent est longue (n > 200 ; clopidogrel, vérapamil, nifédipine, amiodarone digoxine pour ne citer que des médicaments du système cardio-vasculaire).
QUELLE EST LA PROPORTION DES PATIENTS DE 80 ANS ET PLUS À QUI NOUS PRESCRIVONS UNE STATINE ?
Elle est élevée, variant entre 20 et 40% selon les populations et les pays. En Belgique, elle est de 21% dans l’étude COME-ON menée en MRS (1.139 résidents, 87 ans, 9 médicaments en médiane), 23% parmi les patients de 75 ans et plus suivis aux Cliniques universitaires Saint-Luc par l’équipe de gériatrie de liaison (413 patients suivie en 2008, 84±5 ans, 7±3 médicaments quotidiens, 36% en prévention CV secondaire), et 32% dans la cohorte BELFRAIL (567 octogénaires, dont 90% à vivant domicile). En Suède, un tiers des patients âgés de 75 à 85 ans est sous statine. Aux USA, l’analyse d’un large échantillon représentatif (n=13.099) de la population de 80 ans et plus a révélé qu’une statine était présente en 2012 chez 42% des sujets (prévention primaire : 32%, prévention secondaire : 55%) (15). Une étude de cohorte en Australie, chez des hommes de 70 ans et plus (77±5 ans) indique qu’en baseline (2005-2007) 43% prenaient une statine ; le groupe sous statine, dans une analyse par propensity score, n’a pas montré après un suivi de 7 ans, un pronostic différent du groupe sans statine en termes de placement en MRS (8 %) ou de décès (21 %) (16).
CHEZ QUELS PATIENTS DU 4EME ÂGE UNE STATINE EST-ELLE MANQUANTE OU EN EXCÈS ?
Le consensus START et STOPP pour le traitement médicamenteux chronique des patients âgés paru en 2015, adapté en langue française (17), est basé sur les données scientifiques et l’opinion d’experts européens. Il recommande d’initier une statine chez les patients en prévention secondaire qui n’ont pas atteint l’âge de 85 ans (critère START_A5), à moins que leur espérance de vie soit estimée à moins d’un an ; et d’interrompre la statine en prévention primaire (critère STOPP_A1 : pas d’indication). Nos observations chez les 413 patients de 75 ans et plus (84±5 ans) suivis en 2008 aux Cliniques universitaires Saint-Luc par l’équipe de gériatrie de liaison permettent d’évaluer la sous-utilisation et la sur-utilisation de statine. En prévention secondaire (n=149, 36%), 35 patients des moins de 85 ans ne recevaient pas de statine (critère START_A5), indiquant une prévalence de 25 % de la sous-utilisation, alors que 28 de ces 149 patients avaient plus de 85 ans ou/et une espérance de vie inférieure à un an (critère STOPP_A1), suggérant une sur-utilisation de statine chez 19% d’entre eux. En prévention primaire, 33 des 264 patients (13%) étaient sous statine (critère STOPP_A1). Selon ces observations, la sur-utilisation de statine était donc plus fréquente que sa sous-utilisation (61 vs. 35).
La controverse du traitement par statine après l’âge de 80 ans reste intense, et le lecteur intéressé appréciera les arguments que se sont échangés un médecin cardiologue et un médecin gériatre (18) et qui ont inspiré ce texte.
Correspondance
Pr. Benoit Boland
Cliniques universitaires Saint-Luc
Gériatrie
Avenue Hippocrate 10 B-1200 Bruxelles
Institut de Recherche Santé et Société (IRSS), UCL
benoit.boland@uclouvain.be
Références
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