Introduction
L’allergie alimentaire (AA) est une affection fréquente et potentiellement létale. Elle est définie comme une réaction d’hypersensibilité survenant après consommation d’un aliment pour laquelle un mécanisme immunologique a été démontré (1). La réaction d’hypersensibilité correspond à une « réponse anormalement forte à un stimulus » (2) à des doses tolérées par des individus normaux, et peut être immuno-médiée ou non. La prévalence globale de l’AA (retenue sur base d’une histoire clinique compatible avec mise en évidence d’une sensibilisation allergique et/ou un test de provocation) est estimée en Europe à 2,7% (IC 95% : 1,7 – 3,7) (3). Elle a augmenté au cours des dernières décennies (4).
L’anaphylaxie (ICD-11) est « une réaction d’hypersensibilité systématique grave et caractérisée par une apparition rapide de problèmes respiratoires ou circulatoires potentiellement mortels et qui est généralement, mais pas toujours, associée à des modifications cutanées et muqueuses » (5). Les trois causes principales sont l’allergie alimentaire, médicamenteuse et au venin d’hyménoptère. Les recommandations concernant sa prise en charge sont encore insuffisamment suivies (5,6). La sévérité est évaluée par la classification de Ring et Messmer (7).
Ce travail recense les anaphylaxies alimentaires de grade >2 qui ont été identifiées après bilan allergologique aux Cliniques universitaires Saint Luc. Il évalue la qualité de la pratique par rapport aux recommandations internationales et identifie les points à améliorer.
Méthodologie
Il s’agit d’une étude observationnelle rétrospective monocentrique, descriptive et analytique. Cette étude a été approuvée par le Comité d’Ethique Hospitalo-Facultaire Saint-Luc UCLouvain (référence 2019/06JUI/243).
Critères d’inclusion et d’exclusion
Tous les patients sans limite d’âge ayant consulté entre le 1er janvier 2017 et le 31 décembre 2019 le même pneumo-allergologue (consultation « adultes ») pour des anaphylaxies alimentaires de grade > 2 selon la classification de Ring et Messmer (7) (Tableau 1), sont inclus. Sont exclus les patients avec réaction de grade 1 et ceux avec détails incomplets de la réaction (circonstances, prise en charge immédiate ou ultérieure).
Variables étudiées
Les données recueillies reprennent les antécédents personnels d’atopie et d’AA, les informations concernant l’accident anaphylactique (sévérité, circonstances, prise en charge et évolution), le bilan allergologique réalisé (tests cutanés, IgE spécifiques, composants allergéniques, test de provocation) et les recommandations spécifiques établies. Si un patient a présenté plusieurs réactions avec un même allergène, seule une réaction a été rapportée.
Les tests cutanés ont été réalisés à l’aide de Prick lancette® en utilisant les solutions témoins négatif et positif (histamine 10 mg/ml), les solutions standardisées pour les pneumallergènes (ALK-Abelló solutions, Almere, Netherlands et HAL Allergy Group, Leiden, Netherlands) et des « prick to prick tests » pour les aliments natifs. Un test est positif si le diamètre maximal de la papule dépasse celui du témoin négatif d’au moins 3 mm (8). Les dosages des IgE spécifiques et des composants allergéniques ont été réalisés par la technique ImmunoCAP® (ThermoFischer Scientific INC, Phadia AB, Uppsala Sweden) : la valeur normale est <0.10 kUA/L. Enfin, les tests de provocation par voie orale ont été réalisés en simple ou en double aveugle.
Analyses statistiques
Les statistiques descriptives, concernant les variables qualitatives et quantitatives, ont été réalisées à l’aide du logiciel Excel. La distribution normale des valeurs est déterminée par le test de normalité de Shapiro-Wilks. Les statistiques uni-variées ont été réalisées à l’aide du test du Chi2 et du test exact de Fisher pour les variables qualitatives, et du test t de Student pour la comparaison de moyennes (logiciel StatEl, société ad Science, Paris). Lorsque la distribution des valeurs ne suit pas une loi normale, les valeurs médianes sont utilisées.
Résultats
Caractéristiques de la population étudiée
Quarante-deux patients ont été recensés pour un total de 44 anaphylaxies : 2 patients ont eu 2 anaphylaxies par ingestion d’allergènes différents. Les caractéristiques de la population sont reprises dans le Tableau 2 : l’âge moyen (±ET) des patients lors de la consultation était de 33,7 ans (± 14,6) dont 61.9 % de femmes (p<0,69).
Caractéristiques de la réaction allergique
Cinquante-neuf pourcents des réactions sont survenues après consommation d’un allergène à déclaration obligatoire. Parmi ces cas, l’allergène était connu ou suspecté dans 57,7 % (Figure 1).
La sévérité de l’anaphylaxie était dans 77,3% des cas (34) un grade 2 et dans 22,7% (10) un grade 3. Il n’y a statistiquement pas plus d’asthme non contrôlé ou association de co-facteurs dans les grades 3 que 2.
L’anaphylaxie est survenue au domicile (50 %) et au restaurant (44.4%) pour les > 20 ans, et surtout en milieu scolaire pour les < 20 ans (Figure 2A). Prise en charge immédiate La prise en charge est connue pour 40 réactions (Figure 2B). Dans 14 cas (35%), il y a eu plusieurs intervenants. Les urgences ont été sollicitées dans 28 cas (70%) et le patient ou sa famille sont intervenus en 1ère ligne dans 17 cas (42,5%). Aux urgences, la majorité des patients sont restés sous surveillance durant 3 à 6h (Figure 2C).
Parmi les 34 situations où l’information était disponible, l’adrénaline a été administrée dans 19 cas (55,9%). Pour 12 réactions, le délai médian entre le début des symptômes et l’injection d’adrénaline était de 30 minutes [2 – 150 minutes]. L’administration d’adrénaline variait selon les intervenants prenant en charge la réaction anaphylactique (Figure 3).
Le traitement le plus fréquemment administré en phase aiguë (Figure 4) est l’antihistaminique (n=26, 59%), suivi des corticoïdes (n=24, 54,6%) et enfin l’adrénaline IM (n=19, 43,2%). La prescription d’une trousse d’urgence suite à la réaction, en attente du bilan allergologique, n’était que rarement renseignée.
Bilan allergologique
Les tests cutanés pour les pneumallergènes et des trophallergènes ont été réalisés dans tous les cas. Concernant les pneumallergènes, 11,4% des patients étaient monosensibilisés et 9,1% avaient des tests négatifs. Les principaux pneumallergènes identifiés sont les pollens de bétulacées (65%), les acariens (60%), les pollens de graminées (52,5%) et les phanères de chat et chien (50%). Un dosage des IgE spécifiques et/ou des composants allergéniques a été réalisé dans 43 dossiers. Enfin, des tests de provocation alimentaire par voie orale (TPO) ont été réalisés dans 12 cas (7 à l’arachide, 2 au lait de vache, 1 à l’œuf, 1 à l’érythritol et 1 au complément alimentaire Oxelio) menant à 2 réactions de grade 1, 4 de grade 2, 5 de grade 3 et un TPO négatif.
Le diagnostic final a été retenu sur base d’une histoire clinique compatible avec mise en évidence d’une sensibilisation allergique (cutanée et/ou in vitro) et/ou un test de provocation. L’aliment responsable a été formellement identifié dans 42 situations ; les tests allergiques cutanés ont contribué au diagnostic dans 41 cas et les dosages des IgE spécifiques ou des composants allergéniques dans 34 cas. Il y a eu un TPO positif avec test cutané alimentaire négatif (érythritol). Les deux principaux aliments en cause (Figure 5) étaient les crustacés (20,5%) et l’arachide (18,2%).
Prise en charge ultérieure
Un régime d’éviction a été prescrit dans 41 situations. Dans 2 cas, l’allergène n’a pas été identifié avec certitude. Dans un cas d’allergie à l’arachide, étant donné une dose réactogène élevée lors du TPO, un régime d’éviction strict n’a pas été prescrit et une induction de tolérance instaurée.
Une trousse d’urgence a été prescrite pour 42 patients (avec au moins un auto-injecteur d’adrénaline, antihistaminique et salbutamol).
Dans 9 cas, une immunothérapie orale (ITO) a été proposée et acceptée, dont 7 fois pour l’arachide (âge médian de 16,5 ans [8 - 21]).
Discussion
Ce travail a permis d’analyser de manière descriptive les anaphylaxies alimentaires de grade >2 ayant fait l’objet d’un bilan allergologique chez un pneumo-allergologue entre 1/1/2017 et 31/12/2019 aux Cliniques universitaires Saint-Luc.
Dans la population étudiée (âge moyen de 33,7 ans), nous avons une prédominance de femmes ce qui correspond aux données épidémiologiques où l’anaphylaxie alimentaire est davantage observée chez le garçon dans l’enfance et chez la femme à l’âge adulte (1,3,9). Les facteurs de risque classiques (1) comme les comorbidités atopiques personnelles et familiales sont également retrouvés.
On observe une proportion importante (59 %) de patients ayant réagi à un aliment faisant partie de la liste des allergènes à déclaration obligatoire. Cette liste reflète bien la dangerosité de ces allergènes et l’accident peut résulter d’un défaut de vigilance pour ceux qui se savaient allergiques ou de défauts d’étiquetage (10).
Dans notre population, les facteurs de risque connus pour être responsables de réactions plus sévères comme l’asthme, en particulier non contrôlé (11), ou la présence de co-facteurs (12,13) n’ont pas été retrouvés (effectif trop limité).
La prise en charge immédiate de l’anaphylaxie dans la population étudiée reste insuffisante : clairement, il persiste une sous-utilisation de l’adrénaline et une surestimation de l’efficacité des antihistaminiques et corticoïdes. Des recommandations de prise en charge immédiate sont pourtant disponibles depuis plusieurs années (14). L’utilisation de l’adrénaline intramusculaire comme traitement immédiat de première ligne de l’anaphylaxie ne fait plus débat, avec une posologie recommandée de 0,01mg/kg (dose maximum de 0,5mg), à répéter après 5 minutes si nécessaire (5,15). La deuxième ligne de traitement comprend le retrait de l’agent causal si possible, l’appel à l’aide, l’oxygène à haut débit, le remplissage intraveineux, l’inhalation de bronchodilatateurs à courte durée d’action, la nébulisation d’adrénaline et le positionnement correct du patient (position assise en cas de détresse respiratoire, Trendelenburg en cas d’atteinte hémodynamique, position semi-allongée sur le côté gauche en cas de grossesse ou position latérale de sécurité si trouble de la conscience). L’administration d’antihistaminiques et de corticoïdes intervient en 3ème ligne (15). Enfin, il est généralement recommandé que les patients soient surveillés 4-6h après une réaction anaphylactique (16). La morbidité et la mortalité dues à l’anaphylaxie sont liées à un retard ou un manque d’administration d’adrénaline (17). Il faut rappeler qu’il n’existe aucune contre-indication à l’utilisation d’adrénaline intramusculaire dans l’anaphylaxie. Mullins et al. ont analysé des anaphylaxies alimentaires fatales survenues en Australie et ont défini le retard d’administration d’adrénaline comme étant un délai >20 minutes (18).
Le diagnostic d’allergie alimentaire a été retenu sur base d’une histoire clinique convaincante et de la mise en évidence d’une sensibilisation (in vivo et/ou in vitro), et/ou d’un TPO positif. Le TPO, bien qu’étant le gold standard pour le diagnostic objectif de l’allergie alimentaire (1) a été réalisé en cas de doute diagnostique ou en vue de la mise en place d’un protocole d’induction de tolérance. La prise en charge à long terme de notre population est conforme aux recommandations, à savoir la mise en évidence de l’allergène responsable, l’éviction de l’allergène, la prescription d’une trousse d’urgence (contenant 2 auto-injecteurs d’adrénaline depuis 2019), avec éducation thérapeutique pour savoir quand et comment l’utiliser (1). Cette dernière devrait théoriquement déjà être prescrite par l’équipe médicale prenant en charge la réaction aiguë. Enfin, l’induction de tolérance alimentaire est proposée si indiquée.
Cette étude présente des limites. Il s’agit d’une étude rétrospective monocentrique observationnelle et descriptive avec de potentiels biais de sélection résultant des dossiers incomplets exclus. Les données concernant la réaction clinique et la prise en charge immédiate reposent souvent sur l’anamnèse, l’accès au rapport médical d’urgence étant disponible dans une minorité de cas.
Conclusion
L’allergie alimentaire est une cause fréquente d’ana-phylaxies parfois récurrentes, malgré un diagnostic allergologique avec identification de l’allergène. Sa prise en charge immédiate est encore trop souvent inadéquate. Une harmonisation des traitements de 1ère ligne et une éducation thérapeutique des patients sont des pistes pour améliorer la prise en charge des anaphylaxies alimentaires. Le bilan allergologique et le plan de soins à long terme correspondent quant à eux aux recommandations.
Recommandations pratiques
L’anaphylaxie alimentaire nécessite un traitement d’urgence, sans délai, par adrénaline intramusculaire (0,01mg/kg - dose maximum de 0,5mg) en première ligne, à répéter après 5 minutes si nécessaire. L’appel à l’aide et d’autres soins symptomatiques (oxygénothérapie, remplissage, …) constituent la seconde ligne. Les antihistaminiques et les corticoïdes n’interviennent qu’en 3ème ligne.
La prise en charge ultérieure repose sur la réalisation d’un bilan allergologique afin de mettre en évidence l’allergène responsable, de prescrire un régime d’éviction ou une immunothérapie si indiquée, et d’assurer une éducation thérapeutique du patient avec mise en place d’une trousse d’urgence et d’un plan d’action en cas d’accident ultérieur.
Affiliations
1. Cliniques universitaires Saint-Luc, service de pneumologie, 1200 Bruxelles
2. Cliniques universitaires Saint-Luc, Centre de l’allergie Saint Luc, 1200 Bruxelles
3. Université catholique de Louvain, Institut de Recherche Expérimentale et Clinique, pôle de pneumologie, ORL et dermatologie, 1200 Bruxelles
4. Réseau Allergo-Vigilance®, 54500 Vandoeuvre Les Nancy, France
Correspondance
Dr. Aurore De Vriendt
Cliniques universitaires Saint-Luc
Service de pneumologie
Avenue Hippocrate 10, B-1200 Bruxelles
aurore.devriendt@uclouvain.be
Conflits d’intérêt
Les auteurs n’ont aucun conflit d’intérêt.
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