La guerre est une incarnation du mal, le « péché originel » (M Serres), le sacrifice de vies souvent jeunes. Outre les vies perdues, il faut sauver et remettre sur pied les malades et les blessés, plus nombreux. C’est le rôle des soins de santé, de la médecine. La guerre est presque un hôpital à ciel ouvert, donnant accès à un grand nombre de maux similaires, occasion potentielle de progrès médicaux. Ce survol rapide et partiel des rapports entre guerres et médecine nous aidera à le préciser, à le vérifier.
La médecine militaire semble être née à la période romaine. L’empire romain s’étendra progressivement de l’Atlantique à la mer Noire, ce qui fera appeler la Méditerranée « Mare Nostrum ». Auguste et ses successeurs vont créer un corps médical militaire (milites medici) et des institutions hospitalières (valetudinaria) pour soigner les légionnaires aux confins de l’empire en raison des l’absence de moyens de transport entre ses frontières et son centre, Rome. Pour des raisons d’hygiène et de prévention, ces ancêtres des hôpitaux, pouvant accueillir plus d’une centaine de patients, étaient localisés dans des lieux sains, plutôt en hauteur, à l’écart des marécages. Les patients, bien nourris, n’étaient pas entassés, parfois même isolés. L’aération, l’éloignement des latrines par rapport à l’eau potable témoignent d’un souci d’hygiène bien utile car les maladies infectieuses aiguës, les fièvres dont la malaria étaient plus fréquentes que les traumatismes de guerre. La petite chirurgie était pratiquée à l’aide d’instruments en bronze ou en argent (scalpels, pinces, aiguilles) stérilisés au vinaigre ou à l’eau bouillante. Les remèdes étaient à base d’infusions de plantes, parfois présentes dans un jardin proche des valetudinaria. Dioscoride, médecin militaire d’origine grecque, a rassemblé la description de plus de 800 substances médicamenteuses d’origine surtout végétale dans un livre : « Traité de matière médicale » qui traversera les siècles et sera utilisé jusqu’à la fin du Moyen Age. Malheureusement, l’exemple du service de santé militaire romain sera oublié pendant plus d’un millénaire.
Au XVIe siècle, succédant à la chevalerie avec ses notions de rang et d’honneur, apparaît (ou réapparaît) la notion d’armée avec les notions de professionnels, les soldats, d’exercices, de discipline. À Paré (1510-1590), médecin militaire, contemporain de Vésale et de Rabelais (lui aussi médecin), ayant appris le métier de chirurgien barbier dans sa famille donc sans formation académique, sera le chirurgien de quatre rois de France qu’il suivra au cours de vingt campagnes. À la guerre, il découvrira les dégâts des nouvelles armes à feu : pistolets, arquebuses, canons, apparues le siècle précédent. L’observation de nombreux cas simultanés permettra à son esprit curieux de comparer les différents traitements. Son empirisme lui fera développer des attitudes nouvelles : la ligature artérielle et le garrot plutôt que la cautérisation au fer rouge, l’appareillage des fractures, le remplacement de l’huile bouillante par des onguents et pansements dans les amputations (opération la plus fréquente sur le champ de bataille). Il a donc transformé la chirurgie de guerre. II a su intégrer les données anatomiques nouvelles de Vésale à sa pratique. Cet empiriste de génie est également le premier dont les nombreux ouvrages ont été écrits en français.
En 1585 fut fondée à Malines, à l’ombre de la cathédrale Saint Rombaut l’hôpital militaire royal espagnol de l’armée des Flandres. Il fallait accueillir les blessés de guerre, que les hôpitaux civils ne pouvaient absorber, avant leur transfert éventuel vers l’Espagne par bateau. Il fut probablement la plus ancienne institution du genre en Europe et la base d’un réseau de santé militaire, servant de centre de référence pour les hôpitaux de garnison, ceux de campagne qui se déplaçaient suivant les combats. Il grossit progressivement jusqu’à atteindre 700 lits. L’institution était un centre de soins complet pour l’époque, avec par exemple une pharmacie et une salle de convalescence, mais aussi un centre d’enseignement. Les médecins et chirurgiens faisaient la visite, le tour de salle deux fois par jour avec un greffier qui prenait note de leurs instructions. Les médecins étaient des « Docteurs en médecine », formés de façon très scolaire, scolastique, à l’université où Galien et Hippocrate étaient encore la base du savoir médical. Les chirurgiens, parfois bacheliers ou licenciés en chirurgie pratiquaient les saignées, les réductions de fracture, les amputations, les trépanations. En 1701, la décision de fermeture de l’hôpital fut prise pour des raisons stratégiques (proximité du front) et /ou financières (déjà !). Cela décapita un service sanitaire militaire efficace.
Napoléon, comme les empereurs romains, était soucieux d’avoir des troupes en bonne santé. L’hygiène était un souci : mesures contre la peste en Égypte où on brûlait les vêtements contaminés, prévention du scorbut, conseils contre la gale, combat contre les maladies vénériennes. En 1805, la vaccination contre la variole (injection de vaccine) est obligatoire pour les troupes. Et, surtout, un service de santé sera organisé pour les armées en guerre, comme à Rome. Ce sera l’œuvre de deux chirurgiens militaires Pierre François Percy et Dominique Larrey, parmi les premiers à recevoir la Légion d’Honneur. Napoléon disait de Larrey qu’il valait une division et qu’il était l’homme le plus vertueux qu’il ait connu. Leur grand apport fut le soin des blessés sur le champ de bataille et leur ramassage. Percy imagina le carquois médical (trousse d’urgence contenant garrot et instruments chirurgicaux) sur le dos du chirurgien présent à cheval auprès des blessés. Ensemble, ils imaginèrent le « bataillon d’ambulances » apportant les « infirmiers de l’avant », les premiers brancardiers et permettant l’évacuation des blessés. Auparavant, les blessés non valides y étaient souvent abandonnés, parfois secourus les jours suivants par des civils. Champion de l’amputation qu’il réalisait en quelques minutes (certains disent moins d’une), Larrey prônait l’amputation précoce pour éviter infection et gangrène, la mortalité des amputations secondaires était doublée. A Waterloo, parmi les 185.000 combattants, 2000 des 35.000 blessés furent amputés. L’anesthésie ou plutôt la réduction de la douleur était obtenue à l’aide de teinture d’opium, de laudanum, d’alcool, de glace pilée … ou de rien du tout. L’expertise de Larrey sera requise par Léopold 1er qui lui demande un rapport sur le service de santé militaire belge, rapport qui sera très critique. Napoléon inaugure les guerres de masse et signe la fin des batailles. La Grande Armée a totalisé 2,5 millions de citoyens-soldats grâce à la conscription. Waterloo fut une des dernières batailles : combat en un lieu, en un jour. Après, on parlera de campagnes avec une extension spatiale et temporelle.
Entre les guerres napoléoniennes et celle de 14, deux guerres ont constitué la charnière : la guerre de Sécession et celle de Crimée, les deux premières guerres industrielles de par l’apparition d’acier bon marché, de par la production en série d’armes : le fusil à répétition au lieu du fusil à poudre, les balles coniques et non plus rondes à portée plus longue etc. La guerre de Sécession ou guerre civile américaine (1861-1865) a opposé le Nord des États-Unis, l’Union, abolitionnistes et le Sud, la Confédération, esclavagiste. Cette guerre, très meurtrière (600.000 morts) a profondément modifié la médecine américaine. Les maladies (typhoïde, érysipèle, gangrène) tuaient plus que les armes. Les blessés (ou les malades) étaient transportés par ambulance hippomobile, certaines équipées de salles d’opération rudimentaires, par train ou par bateau. Accueillis dans des postes avancés pour les premiers soins (contrôle d’hémorragie, par ex) ils étaient ensuite transférés dans des hôpitaux de campagne pour leur traitement chirurgical (comme l’amputation) et ensuite dans un hôpital général pavillonnaire pour leur revalidation. Les premiers soins étaient assurés par des volontaires bientôt remplacés par des sœurs catholiques ainsi que par des médecins et chirurgiens dont la guerre a transformé la formation. L’anesthésie a été largement utilisée à l’aide de chloroforme, l’éther étant trop inflammable. Parmi les progrès enregistrés, outre la formation des soignants : l’instauration du dossier médical – l’amélioration de l’hygiène – le principe de la chirurgie immédiate – l’installation de pavillons hospitaliers.
À quelques années d’intervalle, deux civils vont permettre d’améliorer les soins aux militaires : Florence Nightingale à Scutari en 1853, Henry Dunant à Solférino en 1859. La guerre de Crimée (1853-1856) opposait l’empire ottoman, associé à la France et à l’Angleterre à la Russie qui voulait s’assurer les territoires donnant accès à la Méditerranée. Alertée par la presse – depuis peu, des correspondants de guerre en font la relation – du mauvais état des services de santé britanniques, Florence Nightingale, polyglotte, formée aux soins et à l’hygiène, rejoint Scutari, en Turquie, base arrière ou les malades et les blessés sont transférés de Crimée, dans des bateaux sanitaires. Elle découvre l’horreur : rats, vermine, saleté repoussante, absence de soins élémentaires et de nutrition. Comme toujours, les maladies infectieuses (typhus, typhoïde, choléra, dysenterie) tuaient plus que le champ de bataille. Florence se battit sur deux fronts : hygiène et prévention d’une part, soins d’autre part. Le sol fut nettoyé, les draps furent changés, la nutrition assurée. Le soir à l’aide d’une lampe, elle faisait un « tour de salle», réconfortant les uns, réchauffant les autres. D’où l’image de la Dame à la Lampe, relayée par la presse, assurant son triomphe au retour. Son expérience sera synthétisée dans un rapport de mille pages dont les données chiffrées seront illustrées par des graphiques en crête de coq, sortes d’histogrammes circulaires dont elle est la créatrice. Ce rapport sera remis à la commission royale pour la santé de l’armée et servira de base à une révision majeure des soins aux soldats. Son expérience de soignante et d’organisatrice sera aussi synthétisée dans « Notes on Nursing », ouvrage de base de la première véritable école d’infirmières.
Henry Dunant, homme d’affaires genevois, engagé par ailleurs dans l’action sociale en Suisse, se retrouve le soir du 24 juin 1859, c’est-à-dire le soir de la bataille de Solférino où Napoléon III affronte l’Autriche, bataille entraînant 6000 morts et 40 000 blessés. Il cherchait à voir Napoléon pour ses affaires et a été confronté au résultat du carnage, le champ de bataille étant un véritable hôpital à ciel ouvert, les blessés abandonnés. Il aide les habitants du village voisin à héberger et soigner tous les blessés c’est-à-dire ceux des deux camps. Un an plus tard, il publie « Un souvenir de Solférino », grand succès. Il voulait défendre deux idées : l’établissement d’une société de secours volontaire aux soins des blessés en supplément des services de santé militaire et la tenue d’une réunion internationale pour l’adoption des principes des sociétés de secours. Elles se verront concrétiser à Genève en 1863. Ce sera la base de ce qui deviendra en 1876 le CICR, Comité International de la Croix-Rouge.
La guerre de 1914 trouva la France (la Belgique était neutre au départ), dans un état d’impréparation militaire ( doctrine surannée de charges d’infanterie et de cavalerie, à la baïonnette et au sabre , avec des soldats vêtus de pantalons rouge garance face à des mitrailleuses et de l’industrie lourde) et d’impréparation médicale ( trousses de pansements datant de 1870 , doctrines erronées comme le caractère « aseptique »des plaies par balles et donc le soin retardé de celles-ci après évacuation ). Cette guerre a été qualifiée de guerre des chimistes : amélioration des explosifs, apparition des lance flammes et des gaz comme l’ypérite. Ce fut également la première guerre (quasi) mondiale et avec un rôle majeur pour l’industrie : en 1914, l’industrie française produisait 1500 obus par jour, en 1916 200.000. L’obus, symbole de l’artillerie de plus en plus lourde est à l’origine de 80% des blessés et des morts, entraînant des blessures multiples et profondes, source d’infection (gangrène, tétanos etc.) dans deux tiers des cas et à l’origine de l’« obusite » ( troubles psychologiques aigus). Le traitement des blessés va changer progressivement et radicalement. Les brancardiers, véritables soldats médicaux évacueront les blessés vers les premiers postes de secours qui réaliseront un nettoyage chirurgical précoce des plaies. Proches du front, des hôpitaux mobiles comprenant une salle d’opération où les patients seront endormis d’abord au chloroforme puis plus tard à l’éther et traités en série. Seront également présents les » petites Curie », salles de radiologie sur roues, imaginées par Marie Curie, permettant la localisation des balles ou éclats d’obus et le contrôle du traitement des fractures et des laboratoires de bactériologie permettant le contrôle des plaies avant leur suture (les antibiotiques n’existaient pas encore). En amont encore seront créés des spécialités et des hôpitaux spécialisés. En Allemagne où il faudra soigner 2,7 millions d’estropiés, l’orthopédie devient une spécialité. En France, les « gueules cassées » par les obus ou les lance-flammes entraînent des progrès dans la chirurgie réparatrice. En outre, les « blessures invisibles » sont mises en évidence, qualifiées de Shell Shock par Meyers dans un article du Lancet en 1915, d’« obusite » en français , d’ »hystérie des lâches » par Babinski ,traumatisme secondaire au stress lié à l’agression sensorielle permanente , surtout sonore. Dans la seconde guerre, les américains parleront de « combat fatigue » et ce n’est qu’en 1980 que l’affection sera classée comme maladie (DSM-MD3). Après la guerre d’Irak, elle touche 30% des combattants.
En Belgique, à la Panne, l’hôpital de l’Océan créé par le docteur Depage, est un centre multidisciplinaire inter-universitaire et, associant soins, recherche et enseignement. Il préfigure les CHU ultérieurs. C’est d’ailleurs là que la stérilisation chimique des plaies avec le liquide de Carrel-Dakin, mis au point par Carrel à son hôpital de Compiègne, sera validé avant d’être utilisé dans toutes les armées. Pour la première fois dans l’histoire des guerres, les maladies qui tuaient plus que les armes ne causent que 14% des pertes, signe des progrès que sont vaccins, sérothérapie et hygiène. Outre le vaccin antivariolique, obligatoire dans toutes les armées, après le vaccin anti typhoïde mis au point en 1913 et dont l’usage progressif réduira de plus de 90% les cas d’infection le tétanos sera évité grâce au sérum antitétanique. L’hygiène inclut la chasse au « totos » (les poux). La malaria, cause majeure de morbidité et de mortalité dans les Balkans sera combattue par l’assèchement des marais, l’usage de moustiquaires et la prise quotidienne supervisée de quinine qui n’est plus considérée comme un médicament mais comme une ration !
L’optimisme lié à ces victoires sur les maladies infectieuses sera refroidi par les trois vagues de la grippe de 1918, faussement qualifiée d’espagnole, probablement d’origine américaine. La première est la plus contagieuse, la deuxième tue plus les jeunes, et la fin de la troisième suivra de peu la fin de la guerre et sera qualifiée d’armistice épidémique. Cette grippe, véritable pandémie, tuera entre cinquante et cents millions de personnes soit plus que la guerre. Les virus ne sont pas encore identifiés.
Si la première guerre a été qualifiée de chimique, la seconde a été qualifiée de physique avec le radar et la bombe atomique. Le radar (Radiation Détection And Ranging) a sauvé l’Angleterre en 1940 en détectant les avions allemands attaquant les villes britanniques, facilité le passage des convois alliés dans l’Atlantique et permis de détruire de nombreux navires japonais dans le Pacifique. La bombe atomique a accéléré la fin de la guerre. Parmi les progrès médicaux, il faut signaler : la pénicilline, l’usage généralisée du plasma et des transfusions et l’expansion de l’anesthésie. Si la pénicilline a été découverte en 1928 par Fleming, sa production industrielle n’a été possible que pendant la guerre à l’instigation du gouvernement américain. Elle était présente dans les trousses de soins des GI lors du débarquement en 1944. Dans les unités médicales figurait un « transfusion officer » dirigeant l’usage du sang et du plasma, permettant une réanimation circulatoire. D’autres médecins s’occupaient de l’anesthésie avec de nouveaux appareils (doseurs d’éther par ex) et de nouvelles substances (protoxyde d’azote, cyclopropane, pentothal). Ce nouveau matériel, d’origine américaine, fut laissé en Europe et participa à l’expansion d’une nouvelle spécialité : l’anesthésiologie. Cette guerre a façonné la civilisation d’après-guerre, le complexe militaro-industriel : les immenses capacités de production fourniront appareils ménagers etc. pour une société de consommation.
La deuxième moitié du XXe siècle a été émaillée de guerres : Indochine, Corée, Vietnam, guerre de Six Jours, Biafra, Liban, Iran Irak, Golfe, Afghanistan… et maintenant Ukraine, guerre mondialisée par ses dimensions alimentaires, énergétiques, économiques. Chacune a sans doute été l’occasion de progrès de médecine d’urgence. Ainsi, pendant la guerre menée par les Américains en Irak a été instaurée le « Damage Control Management « consistant à traiter d’abord l’hémorragie par son arrêt et par la transfusion, évitant l’acidose et les troubles de coagulation, amélioration franche de la survie des blessés graves. Ainsi, en Ukraine, des appareils d’échographie de poche (90 g) dont l’image apparaît sur smartphone et permet de déceler des collections internes (sang, liquides, gaz). Cette guerre mélange l’ancien et le nouveau : tranchées et artillerie, intelligence artificielle et drones, Verdun et la Silicon Valley.
Que conclure ? Dans l’histoire, les guerres ont été l’occasion de découvertes, d’améliorations, surtout dans l’organisation des soins. Avec N Fabiani, historien de la médecine, on peut dire : « Sur le front de la guerre, la médecine progresse »