Nous assistons à une ère de transformation radicale, où l’humanisation des soins de santé prend le devant de la scène. Des institutions marquées par des traditions rigides évoluent vers des modèles centrés sur l’humain, alignés avec les principes de bien-être de l’Organisation Mondiale de la Santé (OMS). Michel Dupuis, philosophe et professeur émérite à l’UCLouvain, a souligné cette évolution significative dans ses travaux sur l’éthique du soin. 1
1 Compte rendu de la rencontre du 9 octobre 2023 qui a eu lieu sur ce thème au château-ferme de Profondval. www.trans-mutation.eu La prochaine rencontre aura lieu le 14 octobre 2024 sur le thème « Tensions et adaptablité »
Confrontés à des défis de surcharge de travail et d’épuisement émotionnel, les professionnels de la santé recherchent des voies vers un équilibre plus durable. Les contributions de Cécile van Paris (coach en oncologie) et du Dr. Charlotte Martin (cheffe de service à l’hôpital St Pierre) ont mis en lumière la nécessité de reconnaître et d’adapter les besoins des patients et des soignants dans ce contexte mouvant.
La notion de durabilité s’étend au-delà de la simple absence de maladie pour embrasser une vision holistique du bien-être. L’accès équitable aux soins, malgré les contraintes budgétaires et les disparités socio-économiques, reste un pilier fondamental. Pedro Facon (administrateur-général adjoint de l’Inami) et Frédéric Possemiers (Mutualités chrétiennes), entre autres, ont abordé ces défis avec perspicacité. Jean-Bernard Gillet, professeur et ancien directeur médical a évoqué l’importance des critères d’évaluation notamment sur le fonctionnement des hôpitaux.
Les enjeux sont divers et complexes : la pénurie de professionnels de la santé, les avancées technologiques, les coûts croissants, la nécessité de prévenir les maladies chroniques et d’améliorer la qualité de vie. Certains ont aussi dénoncé les gaspillages multiples évoqués dans un rapport de l’OCDE.2
À l’heure où les avancées technologiques comme l’intelligence artificielle et la télémédecine transforment le paysage médical, des experts tels que Hans Constandt (Faqir foundation, spécialiste des donnée santé) et Brice Le Blévennec (fondateur d’Emakina et auteur de « Visions d’un monde meilleur ») ont apporté leur éclairage sur les opportunités et les risques associés, notamment en matière de confidentialité des données ou de prospectives.
Alors que certains redoutent une médecine déshumanisée, d’autres voient dans ces innovations une chance de réinventer notre approche de la santé. Cette introduction pose les bases d’une réflexion collective sur l’avenir de la santé en Belgique, prônant un modèle qui garantit qualité et durabilité tout en restant profondément humain.
Nous vous invitons à découvrir ci-après les contributions détaillées de Michel Dupuis, Jean-Bernard Gillet et Brice Le Blévennec, qui partagent leurs visions et solutions pour une médecine plus adaptée aux besoins de demain.
2 OCDE - Lutter contre le gaspillage dans les systèmes de santé, rapport de synthèse 31 juillet 2020 ; https://www.oecd.org/fr/els/systemes-sante/Lutter-contre-le-gaspillage-d...
L’archi-soin, nouveau concept philosophique par Michel Dupuis3
3 Philosophe, professeur ordinaire émérite UCLouvain, auteur de notamment « Le soin, une philosophie » Seli Arslan, 2013, 157 p.
Le point de départ de mon intervention se trouve dans une véritable révolution (copernicienne) qui désormais met au centre « le soin de l’existence », et seulement en périphérie les secteurs professionnels des soins de santé (et donc l’ancienne « médicalisation de la vie », dénoncée par Illich ou Foucault). C’est vrai aussi pour les soins pédagogiques ou sociaux. Dans ce contexte, je souhaite identifier un « archi-soin », ou soin transcendantal, qui fonde et justifie toutes les pratiques, professionnelles ou pas, qui prétendent apporter du soin aux vivants. Forcément très générique et susceptible d’imprégner n’importe quelle pratique soignante, cet archi-soin constitue une forme primordiale d’attention, de souci et d’intérêt. Et aussi de respect, pour le dire en langage kantien.
Reste que notre contexte contemporain, depuis quelques années, est marqué par un malaise général, et tout particulièrement présent, justement, dans les métiers des soins. Nous connaissons des crises en tous genres : sanitaire, climatique, de culture, du travail, des modes de vie… faites de ruptures diverses : culturelles, économiques, sociales, numériques… sur fond de sécularisation de nos sociétés (soumises cependant au retour de fondamentalismes activistes).
Dans les sociétés à haute technologie qui sont les nôtres, les systèmes de soins sont en panne de moyens financiers certainement mais aussi de motivation et de sens. C’est le moment ou jamais de rappeler la vision de Viktor Frankl : « Ce qu’il y a d’authentique et de premier dans l’humain : le désir de définir une vie qui soit aussi pleine de sens que possible. » (« La logothérapie dans une coquille de noix, » p. 192). « Ce siècle se distingue par une pathologie caractéristique : le sens de l’absence de sens. Il est exact que la logothérapie, tout bien considéré, a été spécialement conçue pour remédier à ce mal. » (Ce qui ne figure pas dans mes livres, p. 58).
Reconnaissons-le, ce début du 21e siècle est celui d’un grand dé-ménagement, particulièrement en matière de santé : qu’il s’agisse du statut « moral » des professionnels, de la formation et des modes d’engagement (salariat), des procédures : fixation des usages et des normes juridiques, déontologiques, éthiques, de la rationalisation technoscientifique et de la prégnance de la dimension économique. L’émancipation moderne des actes de soin a bien lieu – et l’on s’en félicite ! – tant sous la forme d’une scientifisation : c’est le progrès des biosciences et des biotechnologies (du bricolage empirique on passe à des modèles et des interventions fondés sur des preuves, des faits, des données probantes), que sous la forme d’une sécularisation qui produit un changement de paradigme et de repères (d’un univers mythico-religieux traditionnel à une culture économique et technoscientifique postmoderne). Et c’est exactement ici, à ce moment, que s’impose l’urgence absolue d’un archi-soin, en-deçà de la médicalisation et de la professionnalisation du soin, entendu comme une manière d’être et de faire attention, d’avoir souci, intérêt, préoccupation… dans une forme d’engagement et de motivation. Ce soin est un certain style de faire ce qu’il y a lieu de faire – c’est-à-dire les soins en tous genres.
À nous de retrouver la période « axiale » identifiée par K. Jaspers : une « époque » (8e – 4e siècles), des régions du monde (Chine, Inde, Proche-Orient, Europe), des thèmes de réflexion, et des auteurs (Confucius, Bouddha, Jérémie, Socrate…). Selon Jaspers, cette période aurait permis à l’humanité de s’inventer ou de découvrir le monde des valeurs (axiologie), et l’être humain se serait définitivement défini par sa dignité et ses devoirs de réciprocité. L’archi-soin serait au cœur de cette période.
Choisir où et par qui être soigné ? par Jean-Bernard Gillet4
4 Professeur, Urgentiste, ancien directeur médical
« La santé, c’est le souvenir d’un malade. »
Tomber malade et devoir être hospitalisé amène souvent à poser cette question simple à son médecin généraliste ou à ses proches : où faut-il aller, chez quel médecin, quel est le bon service, le bon hôpital ? Quarante ans de vie dans plusieurs hôpitaux et services, universitaires ou publics, m’ont appris une chose : ils ne sont pas tous de même qualité, loin s’en faut… Comment le savoir, où trouver les informations pertinentes ?
Pour acheter une voiture, pour choisir un restaurant, pour juger d’un livre, tests et critiques ne manquent pas. Le rapport qualité-prix est mesuré, les conseils font foisons. Mais quid en médecine ? Qui publie les mesures de la sécurité au bloc opératoire ? Ou l’incidence des infections acquises à l’hôpital ? Ou le taux de survie de tel ou tel cancer ?
En France, le journal le Point publiait depuis 10 ans un palmarès des meilleurs hôpitaux. Ce classement était fondé, en partie, sur les données utilisées par le Ministère de la Santé pour financer ces hôpitaux. Cette année 2023, la CNIL a interdit à ce journal d’y avoir accès au motif que « la méthodologie est affecté de biais de nature à influencer les résultats du classement et à altérer la qualité de l’information délivrée au public ». Données bonnes pour le financement mais pas pour l’information du public ?
En Belgique, que ce soit par le KCE, l’Inami ou les mutuelles, plusieurs études montrent d’importantes différences dans les résultats de soins dans nos hôpitaux. En 2015, les MC avaient publié une étude sur la prothèse de hanche, les complications et les coûts5. La Société Belge de Chirurgie Orthopédique a vivement critiqué l’étude 6.
Test-achat s’est essayé à évaluer la satisfaction des patients sur les services d’urgence7. Les chances de survie du cancer de sein8 ont fait l’objet des comparaisons publiées par le KCE. Seule la VIKS, l’agence flamande pour la qualité des soins, a rendu publiques le nom des institutions étudiées 9. Là aussi, de nombreuses institutions ont émis des critiques sévères.
Pourquoi donc s’opposer à la diffusion publique des indicateurs de qualité des hôpitaux ?
Le premier argument est scientifique : chaque hôpital, chaque service prend en charge des patients dont les caractéristiques et les facteurs de risque sont différents. Les résultats sont plus influencés par ces facteurs que par la qualité des soins : on compare donc des pommes et des poires.
Le second argument découle du premier: si le classement publié d’un hôpital dépend de ses résultats de soins, le danger est grand de ne s’occuper que des patients dont le pronostic serait favorable.
Le troisième argument est la conséquence du second : c’est la crainte de voir les patients se précipiter dans les hôpitaux dont le classement est favorable. Cela provoquerait des files d’attentes et serait, cercle vicieux, l’argument d’une sélection des patients…
Le quatrième argument est peu mis en avant, mais souvent confié : « Pourquoi donner la corde qui va nous pendre ? ». Autrement dit : quid des manipulations à l’enregistrement des données ? Et comment s’assurer que, pour reprendre la formule de Régis Debray, le valable ne soit réduit au mesurable ?
Ces arguments sont pertinents. Ils méritent d’être considérés mais aussi discutés.
Le financement actuel des hôpitaux repose largement sur des forfaits par pathologies, or ces forfaits incluent des majorations en fonction des risques et profils des patients. Pourquoi ce qui est pris en compte dans le financement ne pourrait pas nuancer et valider les comparaisons ?
Actuellement, les hôpitaux, grâce aux études diverses des pouvoirs publics et mutuellistes, connaissent par indicateurs leur position dans le classement des autres institutions, mais sans connaître leurs noms : elles sont anonymes ! Pourquoi garder secrète cette information ? Est-il préférable de voir se multiplier sur les réseaux sociaux les anecdotes et autres discours d’influenceurs sans aucune légitimité ? Ce débat mérite d’être ouvert.
Pour ma part, deux convictions s’imposent :
Le temps est venu de faire confiance aux acteurs des soins de santé : débattre de la pertinence des résultats publiés est possible et fécond. Cela fera progresser par l’émulation la science médicale et les soins. Et évitera ce reproche trop souvent entendu : « les loups ne se mangent pas entre eux. »
Sauf à mourir en bonne santé ce qui, avouons-le, est heureusement rare, nous serons tous un jour amené à choisir où et par qui nous faire soigner : il semble normal que ce soit en connaissance de cause et de préférence par des services et dans des hôpitaux qui mesurent leurs performances, les publient, les comparent et les améliorent.
5 Enmarche.be : Prothèse totale de hanche : une étude des mutualités chrétiennes
6 Le Soir du 7 janvier 2016.
7 Test Achat, juin 2019 : Enquête sur la satisfaction des services d’urgences en Wallonie et à Bruxelles.
8 KCE 365Bs Cancer du sein : les cliniques du sein agréées font-elles la différences ?
9 De Standaard, 30/08/2023
Le nouveau monde de l’abonnement santé tout compris par Brice Le Blévennec10
10 Fondateur d’Emakina, auteur de « Visions d’un monde meilleur » Racine 2021, 256 p
Notre système de soins est, par nature, réactionnel. Si nous tombons malade, nous allons chez le médecin, il nous soigne et on se rétablit. On ne communique plus ensuite. Mais cela ne rend pas la société plus saine et plus consciente, et ne nous encourage pas à mieux prendre soin de nous- mêmes.
D’ici 2051, nous ne paierons plus les médecins pour leurs soins. Au contraire, tous les traitements seront gratuits. Nous paierons un abonnement continu à un prestataire de soins, qui proposera un service intégral pour la santé mentale et physique. Nous choisirons ce contribuable très soigneusement – tout comme pour les offres Internet et de téléphones portables. Une fois décidés, nous nous engagerons à adopter leurs technologies connectées, à équiper nos maisons de dispositifs intelligents et à se faire injecter leurs nanobots (design médical).
Des assistants virtuels et des experts en santé humains surveilleront nos signes vitaux 24h/24 7j/7, et nous enverront des recommandations alimentaires, des alertes de sommeil et des entrainements personnalisés, comme décrits pour Mina. Ils indiqueront à distance à leurs nanobots les lieux où aller faire des interventions et des examens. Si nous tombons tout de même malade, le traitement sera couvert par le prestataire de santé vu qu’il aura failli à sa mission.
Bien que ce modèle pourrait sembler ridicule à certains, il forme la base de la médecine orientale depuis des milliers d’années. La prévention de la maladie et le maintien de la santé « à la manière chinoise » est un mode de vie total, où l’on paie une provision au médecin lorsqu’on est en bonne santé, et on ne paie rien quand on est malade (entant donné que celui-ci a échoué).
En encourageant les patients à s’impliquer davantage dans leurs propres soins via la surveillance constante de leur santé, il sera beaucoup plus facile d’intervenir avant qu’une maladie ne devienne grave. Vous saurez quand des cellules cancéreuses commencent à se développer, si des calculs biliaires se forment, ou si votre thyroïde est soudainement hypoactive. Pensez aux économies réalisables si moins de personnes ont besoin d’hospitalisation, de médicaments chroniques ou d’interventions onéreuses. Imaginez le soulagement pour les hôpitaux si les nouveaux virus peuvent entre détectés instantanément – sinon détruits.
Cela vous semble farfelu ? Apple et Amazon pensent le contraire.
Le programme Amazon Care à été ouvert à d’autres sociétés en 2021. L’application propose un éventail de services de soins primaires et d’urgence, y compris le dépistage, la vaccination, le traitement de maladies et de blessures, les soins de prévention, les demandes d’ordonnances et plus encore (grâce à son acquisition d’une pharmacie en ligne). Amazon Care travaille également sur des modules de santé complémentaires pour Alexa, il est donc concevable que ce service se répande progressivement aux États-Unis et même dans le monde.
Entre-temps, Apple a également testé des projets pour un programme par abonnement personnalisé sur ses propres employés. Ce service de soins primaires intègrerait les données des appareils comme l’Apple Watch avec celles des soins cliniques. Le géant technologique s’était même implanté dans un espace clinique pour tester le programme, mais celui-ci fut stoppé quand des employés se sont mis à remettre en question l’intégrité des données collectées via le programme.
Les technologies portables connectées et les implants évoluent à une vitesse folle. Des ingénieurs de l’université de Reuters-New Brunswick ont créé un bracelet connecté avec des biocapteurs surveillant le taux des différentes cellules dans notre circulation sanguine à travers de minuscules piqures. Imaginez envoyer des prélèvements sanguins constants à votre médecin, sans la pénibilité d’un test en laboratoire. Les docteurs auront un tableau de bord en temps réel 24h/24 7j/7 du bien-être de leurs patients, et seront avertis de chaque changement nécessitant une attention immédiate. Les capteurs comme le Freestyle Libre 3 d’Abbott ont non seulement transformé la vie des diabétiques mais ont également démontré que les implants se généralisent. Ce minuscule patch sur le bras envoie automatiquement le taux de glucose minute par minute à un smartphone, que le patient partage avec les personnes choisies.
Les trackers de santé évoluent rapidement des poignets vers d’autres endroits du corps. Par exemple, la bague Oura doit entre l’outil de santé actuel le plus joli du marché, offrant un aperçu révélateur de votre corps et votre bien-être à partir des artères de vos doigts.
La quête de l’exploitation de données médicales prédictives pourrait aussi se faire dans la plomberie. Des scientifiques de l’université de Stanford ont publié un article sur une toilette connectée qui détecte les maladies et examine les selles et l’urine pour déterminer l’état de santé de l’utilisateur. Le fabricant japonais Toto a déjà dévoilé un concept de « toilette bien-être » revendiquant les mêmes capacités.
Mais vous serez peut-être plus enthousiaste à l’idée du Breath Biopsy d’Owlstone médical, entièrement non invasif. Il est utilisé pour évaluer les milliers de composes organiques volatiles (COVs) se trouvant dans l’air expiré, ainsi que les particules microscopiques en suspension dans les poumons et les voies respiratoires. À la fois les COVs et les particules en suspension sont des sources d’information biologique abondantes, aidant à détecter des maladies comme le cancer.
Votre smartphone – peu importe son apparence en 2051 – continuera à être votre allié santé. Prenez l’application Derm Assist de Google en exemple. Alimentée par l’intelligence artificielle de Google et les capacités de Machine Learning, elle peut analyser des photos de votre peau et chercher une concordance dans une base de données de 288 maladies dermatologiques. Elle vous présente ensuite quelques possibilités, avec un taux de réussite jusqu’à 97%.
Le modelé des soins de santé connectés n’est pas uniquement conçu pour les ultra-riches. La technologie finira par forcer ce secteur fragmenté à placer le pouvoir dans les mains du patient et à assurer la qualité des soins pour tous. Comme souligné par l’OMS il y a plus d’une décennie, renforcer les systèmes de soins de santé est l’affaire de tous. Nous ne pouvons les sous-traiter indéfiniment sans assumer la responsabilité de nos propres choix de modes de vie. La technologie continuera d’évoluer et nous aurons une abondance de données réparties sur une quantité vertigineuse d’appareils, chez différents prestataires. Combiner tout ceci en un modèle viable représente une opportunité passionnante !
Affiliations
1. Fondateur ASBL Trans-mutation, stanislas@trans-mutation.eu
2. Philosophe, professeur ordinaire émérite UCLouvain, michel.dupuis@uclouvain.be
3. Urgentiste, jeanbernardlouisgillet@gmail.com
4. Fondateur Emakina, brice@brice.net
5. Rosa
6. CEE
Correspondance
Mr Stanislas van Wassenhove
ASBL Trans-mutation
Avenue de la tenderie 64
0475751756
stanislas@trans-mutation.eu