PROBLÉMATIQUE DU MHO
Que l’obésité soit associée à un risque accru de morbidité et de mortalité cardiovasculaire n’est plus un sujet de controverse (1, 2). Néanmoins, ce qui est démontré à l’échelle d’une population ne se vérifie pas toujours pour un individu donné. En effet, l’obésité est paradoxalement associée à une survie prolongée dans certaines maladies chroniques, comme l’insuffisance rénale, cardiaque ou respiratoire (3). Cette observation a conduit au concept du paradoxe de l’obésité ou « Obesity Paradox » (4). En outre, tous les sujets obèses ne présentent pas les facteurs de risque cardio-métabolique classiquement associés à l’obésité, d’où le concept d’obèse métaboliquement sain ou « Metabolically Healthy Obese » ou MHO (5-7) (figure 1), concept qui constitue l’objet de cet article de revue.
DÉFINITION ET PRÉVALENCE DU MHO
Le sujet MHO se caractérise par une obésité, c’est-à-dire un Indice de Masse Corporelle (IMC) ≥ 30 kg/m2 sans signe de syndrome métabolique (glycémie à jeun ≥ 110 mg/dl ou prise de médications antidiabétiques, triglycérides à jeun ≥ 150 mg/dl, HDL-C < 40 chez les hommes et < 50 mg/dl chez les femmes ou prise d’hypolipémiants, tension artérielle ≥ 130/85 mmHg ou prise d’antihypertenseurs)(National Cholesterol Education Program-Adult Treatment Panel III) (8). Pour certains auteurs très rigoureux (4), le sujet MHO ne doit pas non plus présenter de résistance à l’insuline (estimé par le HOMA-IR), d’inflammation de bas grade (hsCRP), de distribution androïde du tissu adipeux (périmètre abdominal ou rapport taille-hanche), d’accumulation excessive de graisse viscérale (CT-scan). Pour d’autres, plus tolérants, un seul facteur de syndrome métabolique est accepté chez un sujet MHO.
Avec une définition aussi floue, il n’est guère étonnant que la prévalence du MHO soit extrêmement variable (9). Selon les critères utilisés, le sujet MHO représente de 10 à 50% des obèses et de 3 (Danemark) à 10 % (Etats-Unis) de la population générale (10, 11). Ainsi tous les sujets obèses ne sont pas « Metabolically Unhealthy Obese » ou MUHO….
RISQUE DU MHO ?
L’existence de sujets obèses sans facteur de risque métabolique ou MHO est indéniable. Nombreuses sont les études transversales qui démontrent la coexistence à un temps donné d’une obésité définie par un IMC ≥ 30 kg/m2 et d’un excellent profil cardio-métabolique (11). Par contre, il existe une controverse quant à savoir si le sujet MHO présente un risque accru de morbidité et de mortalité cardiovasculaire. Quand le risque est analysé de façon longitudinale, pour certains auteurs, le MHO ne présente pas de risque accru de morbidité ou de mortalité cardiovasculaire (12, 13). Pour d’autres, au contraire, il existe un risque accru de maladies cardiovasculaires ou de diabète sucré de type 2 chez le MHO, surtout si le suivi est suffisamment long, soit plus de 7-10 ans (14-20). Le pronostic des sujets MHO demeure dès lors très controversé.
LE MHO = UN MYTHE ?
Le bon pronostic apparent du sujet MHO pourrait résulter de plusieurs biais.
L’obésité est définie pour des raisons pratiques sur base de l’IMC (tableau 1). En réalité, l’IMC est utilisé comme un proxy de l’adiposité, qui, bien que plus difficile à mesurer, n’en représente pas moins le vrai facteur de risque. La littérature récente reconnaît de plus en plus les limites de l’IMC dans l’évaluation du risque de mortalité (21-25). En effet, l’IMC est un reflet très indirect de l’adiposité. L’IMC ne donne aucune information sur la localisation de l’excès de tissu adipeux (sous-cutané vs viscéral), alors que le risque est clairement plus important si la distribution est viscérale (morphologie androïde). L’IMC ne tient pas compte de l’âge, du genre et de l’ethnie (22), alors que l’IMC optimal diffère très probablement selon le groupe considéré. L’IMC ne reflète pas les fluctuations de poids (26), ni la durée de l’excès de poids (27), ni la prise de poids (28), tous des facteurs qui influencent le risque cardiovasculaire. Enfin, l’IMC intègre deux compartiments, la masse grasse et la masse maigre, qui exercent des effets opposés sur la santé (29, 30). Sur base de ces éléments, certains auteurs considèrent que le concept de MHO ne se vérifierait pas si l’adiposité (pourcentage de masse grasse) et sa distribution (périmètre abdominal) plutôt que l’IMC étaient prises en compte pour évaluer le risque cardiovasculaire (4).
La définition du profil métabolique « idéal » pose aussi problème. En effet, non seulement les paramètres considérés, mais aussi les valeurs seuils utilisées pour affirmer qu’un sujet est MHO diffèrent selon les auteurs. En outre, alors que les critères du syndrome métabolique sont appliqués de façon binaire (présent ou absent) pour évaluer le profil métabolique, le risque cardiovasculaire est probablement continu et non catégoriel (31). Comment en effet comparer un individu avec plusieurs paramètres métaboliques discrètement anormaux, mais insuffisamment anormaux pour le classer parmi les MUHO avec un individu porteur uniquement d’une glycémie à jeun à 110 mg/dl qui sera d’emblée considéré comme MUHO ?
Pour évaluer le risque cardiovasculaire du sujet MHO, le choix du groupe de référence est capital. Selon les études, la comparaison se fait en utilisant comme référence le groupe des MUHO « Metabolically Unhealthy Obese » ou des MUHNO ou « Metabolically Unhealthy Non-Obese » ou encore des MHNO ou « Metabolically Healthy Non-Obese ». Ceci pourrait rendre compte des divergences entre les études. En effet, comparativement à des sujets MUHO ou même MUHNO, le risque des sujets MHO est moindre, mais il est paraît cependant plus élevé que celui des MHNO (18, 32) (figure 1).
La nature des études, transversale ou longitudinale, influence sans aucun doute les conclusions. Alors qu’il est fréquent de mettre en évidence des sujets MHO dans une étude transversale, la probabilité est moindre dans les études longitudinales, surtout avec un long suivi (au moins 7 ans). En outre, la prévalence du MHO diminue avec l’âge des sujets (33, 34). Ces observations suggèrent dès lors que l’état MHO est peut-être transitoire. Ceci a été démontré par plusieurs études qui indiquent un taux de conversion de MHO vers MUHO de 30-50% à 5-10 ans (33, 35).
Enfin, les conséquences cardiovasculaires de l’obésité sont évaluées de façon différente selon les études. Dans certaines, seuls les signes précliniques d’athérosclérose (calcifications coronaires, ratio intime-media,…) sont pris en compte (36). Dans d’autres, les événements cliniques sont considérés (14).
LE MHO = UNE RÉALITÉ ?
Une fois tous les biais possibles exclus, il semble malgré tout que le pronostic du sujet MHO soit meilleur que celui du sujet MUHO. Plusieurs mécanismes pourraient l’expliquer.
Une première hypothèse est basée sur la distribution du tissu adipeux. En effet, si la localisation est préférentiellement sous-cutanée, en particulier au niveau de la région glutéo-femorale, le risque cardiovasculaire est clairement moindre (37). Ceci s’explique notamment par la sécrétion préférentielle d’adipokines anti-inflammatoires (adiponectine) mais aussi le caractère peu inflammatoire de ce dépôt adipeux ainsi que par sa grande capacité d’adipogenèse (38). Cette capacité d’expansion liée à l’hyperplasie de ce tissu adipeux limite l’accumulation ectopique de graisses, notamment dans le foie (39) et le muscle, voire dans les régions épicardique et périvasculaire (4). Cette expansion du tissu adipeux sous-cutané semble liée à la plasticité de sa matrice extracellulaire et sa capacité d’angiogenèse. La nature et la localisation du tissu adipeux paraît ainsi plus importante que sa quantité dans la détermination du risque cardiovasculaire. Cette notion est déjà bien documentée. Ainsi, les glitazones améliorent la sensibilité à l‘insuline alors qu’elles augmentent la masse grasse périphérique, en particulier la quantité de petits adipocytes sous-cutanés (40). A l’inverse, l’absence de tissu adipeux sous-cutané, rencontrée dans certaines formes de lipodystrophie généralisée, est associée à une résistance à l’insuline. C’est donc l’accumulation d’adipocytes hypertrophiques avec infiltration de macrophages et sécrétion d’adipokines pro-inflammatoires qui serait associée à un risque cardiovasculaire accru. Les mécanismes qui déterminent la distribution du tissu adipeux sont encore mal connus (hormones sexuelles, glucocorticoïdes, génétique et épigénétique) (41). Plusieurs modèles animaux sont venus démontrer l’effet protecteur de la capacité d’expansion du tissu adipeux sous-cutané sur le profil métabolique (5). Ainsi, les souris génétiquement obèses ob/ob qui surexpriment le gène de l’adiponectine restent sensibles à l’insuline malgré une adiposité extrême (42). Ceci est expliqué par une augmentation du tissu adipeux sous-cutané et une faible accumulation ectopique (foie et muscle). Cet effet protecteur a également été mis en évidence dans d’autres modèles animaux (43). Tous ces modèles animaux de MHO se caractérisent par une augmentation de tissu adipeux non-viscéral, un profil favorable d’adipokines et une faible accumulation de graisse dans le foie.
Une seconde hypothèse suggère que la présence d’une masse maigre, notamment musculaire, relativement importante qui se reflète dans l’IMC pourrait expliquer l’absence de facteurs de risque métabolique chez le sujet MHO. En effet, que cette masse musculaire soit génétiquement déterminée ou résulte d’un entraînement physique régulier, elle exerce un effet favorable sur le profil de risque cardiovasculaire (44). Plus important, le niveau de fitness cardiorespiratoire s’il est élevé pourrait compenser les effets délétères de l’accumulation importante de masse grasse (« fat but fit ») (25, 45, 46). En effet, ceci n’est guère étonnant, car le degré de fitness est un facteur protecteur indépendant de morbidité et de mortalité cardiovasculaire (47).
Une troisième hypothèse implique le rôle du microbiote dans le développement du syndrome métabolique. Une étude récente montre en effet que l’abondance de la bactérie Akkermansia muciniphila est inversement corrélée avec certains paramètres du syndrome métabolique, notamment la glycémie à jeun et la triglycéridémie (48). Il n’est cependant pas encore établi si la présence en abondance de cette bactérie est responsable du phénotype MHO ou si son administration peut favoriser la conversion d’un MUHO en MHO.
Enfin, il est également possible que certains facteurs génétiques associés notamment à une grande capacité de stockage périphérique de graisses ou à masse maigre élevée puissent expliquer l’absence de risque cardiovasculaire malgré la présence d’une obésité (41). En effet, il a été montré que certains polymorphismes génétiques associés à l’insulinorésistance sont également associés à une faible masse grasse glutéo-fémorale (49). Compte tenu du risque de conversion de MHO vers MUHO, il est intéressant de reconnaître les facteurs prédictifs de cette évolution péjorative (tableau 2). Plusieurs facteurs ont déjà été identifiés. Ainsi, un contenu hépatique en graisse élevé, la présence d’une dyslipidémie athérogène (taux bas de HDL-C et élevés de TG) (50), une nette hyperinsulinémie, un périmètre abdominal élevé (51), une mauvaise hygiène de vie (52) et un âge avancé semblent associés à une évolution vers un MUHO (35).
LE MHO EST-IL EN BONNE SANTÉ ?
Selon l’OMS, « la santé est un état de complet bien-être physique, mental et social, et ne consiste pas seulement en une absence de maladie ou d’infirmité ». Dans ce contexte, il est clair que le sujet obèse, même avec un profil métabolique excellent, ne peut pas être considéré comme sain. En effet, l’obésité est associée à une réduction de la qualité de vie due notamment à des problèmes orthopédiques (arthrose), respiratoires (apnées du sommeil), gynécologiques (infertilité) et psychologiques (dépression) (53). Indépendamment du profil métabolique, l’obésité est associée à un risque accru de cancer notamment colique (54). En outre, la correction des facteurs de risque métabolique (HTA, cholestérol, glycémie) par un traitement médicamenteux intensif ne réduit le risque cardiovasculaire lié à l’obésité que de moitié (55), indiquant que le risque cardiovasculaire lié à l’obésité ne résulte pas uniquement de ces facteurs métaboliques.
EFFICACITÉ DES INTERVENTIONS HYGIÉNO-DIÉTÉTIQUES CHEZ LE MHO
Quelques études ont comparé l’impact du traitement hygiéno-diététique chez des sujets MHO et MUHO (56). Alors que perte de poids est le plus souvent comparable, le bénéfice métabolique est de façon attendue supérieur chez les sujets MUHO (57). En effet, une perte de 5-10% permet de convertir un MUHO en MHO dans 25-30 % des cas (32). Cependant, pour obtenir une réduction des événements cardio-vasculaires, une perte de poids supérieure est probablement nécessaire. Ainsi, dans l’étude Look AHEAD, seuls les patients qui ont perdu en moyenne 15% de leur poids ont présenté une réduction de morbi-mortalité cardiovasculaire de 20% après un follow-up de 10 ans (58).
RECOMMANDATIONS PRATIQUES
Avant de considérer un sujet comme MHO, plusieurs précautions s’imposent. Après avoir recherché l’étiologie de l’obésité, son phénotype doit être caractérisé le mieux possible, la mesure de l’IMC et donc de la sévérité de l’obésité ne peut suffire (tableau 3). Il faudra dès lors s’attacher à quantifier la masse grasse indépendamment de l’IMC (bioimpédance électrique), estimer sa localisation viscérale (périmètre abdominal), rechercher une accumulation ectopique (stéatose), évaluer son activité sécrétoire (adiponectine) et proinflammatoire (hsCRP). Parallèlement, il faudra prendre en compte la durée de l’obésité et évaluer le niveau de fitness (« fat and fit »). Cette attitude permettra de stratifier le risque cardiovasculaire du patient et d’individualiser la stratégie thérapeutique. Face à un sujet MHO, nos efforts devront chercher à retarder l’évolution vers une situation de MUHO, particulièrement chez ceux qui présentent déjà des signes annonciateurs.
CONSÉQUENCES GÉNÉRALES
Cette stratification du risque en fonction du phénotype métabolique et non en fonction de l’IMC pourrait avoir des conséquences importantes.
Ainsi, l’American Association of Clinical Endo-crinologists recommande de se focaliser plus sur les complications cardio-métaboliques que sur l’IMC dans l’évaluation et la prise en charge de l’obésité (59). Cette approche pourrait amener à revoir les critères d’utilisation, voire de remboursement, des médications de l’excès de poids et de la chirurgie bariatrique. En effet, dans l’étude SOS, la réduction des événements cardiovasculaires induite par la chirurgie bariatrique semble limitée aux sujets présentant une résistance à l’insuline (60). Une meilleure caractérisation du phénotype de l’obésité, et pas uniquement le calcul de l’IMC, permettrait de définir les meilleurs candidats à ce type de chirurgie. En effet, vu les ressources limitées du budget de la santé publique, il paraît judicieux de cibler de façon préférentielle les sujets MUHO.
Alors que la normalisation du poids (IMC < 25 kg/m2) reste hors d’atteinte pour la majorité des patients obèses, la conversion des sujets MUHO en MHO représente un objectif plus réaliste. Cette conversion peut être atteinte par une perte de poids, mais aussi par une amélioration de l’hygiène de vie combinant alimentation et activité physique, même sans perte de poids. Ainsi, plusieurs études montrent une réduction du profil de risque cardio-métabolique (DASH, OmniHeart) (61, 62), voire des événements cardiovasculaires (PREDIMED) (63) par des moyens diététiques, sans perte de poids substantielle. Dès lors, l’amélioration de la santé métabolique, peut-être plus que la perte de poids per se, devrait constituer la cible de la prise en charge des programmes hygiéno-diététiques.
La reconnaissance de l’existence de sujets MHO doit être véhiculée avec prudence auprès de la population. En effet, elle pourrait conduire à banaliser l’obésité, ce qui réduirait à néant toutes les campagnes de prévention qui restent essentielles, compte tenu de l’extrême difficulté de traiter l’obésité une fois qu’elle est installée (64). Ceci est d’autant plus vrai que cet état MHO est très probablement transitoire et n’exclut pas les autres risques associés à l’obésité.
La mise en évidence de sujets MHO ne doit pas occulter l’existence de « Metabolically Unhealthy Non-Obese » ou MUHNO, c’est-à-dire de sujets sans obésité mais avec un profil de risque cardiométabolique élevé (65), dont le diagnostic reste difficile.
CORRESPONDANCE
Pr. Jean-Paul Thisen
Cliniques universitaires Saint-Luc - UCL
Service d’Endocrinologie et Nutrition
Université catholique de Louvain
Pôle d’Endocrinologie, Diabète et Nutrition (EDIN),
Institut de Recherche clinique et expérimentale (IREC),
Secteur des Sciences de la Santé,
Avenue Hippocrate, B1.55.06
B-1200 Bruxelles
jeanpaul.thissen@uclouvain.be
+32 2 764 54 69
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