(*) une première version de ce texte a été présentée oralement par l’auteur de ces lignes, lors d’une journée d’études organisée par l’association lacanienne internationale le 24/3/2017 à Bruxelles
INTRODUCTION
Nous nous proposons dans cet article d’aborder cette souffrance sous un angle un peu particulier, sans revenir en détail sur le tableau clinique du burnout (voir encadré) pour lequel il existe une littérature abondante. Nous avons également exclu de notre propos le burnout des professions soignantes, phénomène largement abordé dans diverses publications (1-3).
Le texte qui suit se veut plus modestement le reflet de l’expérience vécue par un praticien de terrain qui, comme d’autres médecins généralistes d’ailleurs, a constaté l’augmentation, ces dernières années, du nombre de consultations motivées d’une manière ou d’une autre par ce problème.
Nous nous référerons néanmoins à quelques références bibliographiques mentionnées ci-dessous et qui constituent en quelque sorte une toile de fond pour réfléchir à cette problématique nouvelle à laquelle les études de médecine ou la formation continue semblent encore hésiter sur la place à lui accorder.
Un sondage informel auprès de quelques confrères généralistes invités à s’exprimer sur le thème du burnout, de même que les témoignages de certains patients à propos de leur médecin (**), reflète bien le malaise suscité dans le corps médical par cette « nouvelle pathologie » : « nouvelle pathologie » ou « effet de mode » ? Et comment concrètement réagir face à un patient qui en souffre ?
Mais revenons un instant à l’écho que pourrait susciter le burnout chez les médecins généralistes et tentons de dégager quelques hypothèses sur ce qui pourrait mettre ceux-ci en difficulté.
LES EFFETS DE LA FORMATION MÉDICALE
Les études de médecine sont longues et exigeantes : volume des connaissances à assimiler, horaires des prestations lors des stages et des années de formation dans les diverses spécialités, respect d’une hiérarchie stricte et malheureusement aussi diverses formes de « maltraitance » ayant récemment fait l’objet de témoignages, enquêtes et plaintes diverses. (4)
Comme souvent dans ce type de situations, les étudiants devenus praticiens à leur tour, peuvent être amenés à « répéter » vis-à-vis des générations suivantes par un mécanisme d’« identification à l’agresseur », les mêmes maltraitances dont ils se sont dits victimes durant leurs études.
Mais on pourrait aussi se demander si la formation médicale elle-même ne contribue pas au renforcement d’un « Surmoi professionnel » exigeant, avec un rapport au travail très contraignant, les médecins acceptant ou s’imposant des contraintes horaires et de disponibilité qui ne sont pas sans influencer leur écoute de la souffrance au travail des patients qui viennent les consulter. Par ailleurs, membres d’une des professions les plus sujettes au burnout, dans quelle mesure les médecins, comme d’autres soignants d’ailleurs, peuvent-ils être à l’écoute d’une pathologie dont ils souffrent peut-être eux-mêmes sans le savoir ou pouvoir le reconnaître ? (2,3)
Un autre effet de la formation médicale consiste en l’influence du noyau même de cette formation sur l’attitude du médecin face à la souffrance psychique. Les médecins sont en effet formés à formuler des diagnostics et à proposer des traitements. Pour ce faire, la formation médicale enseigne la manière d’extraire au départ des symptômes (le discours du patient), les signes les plus objectifs possibles de diverses pathologies. Autrement dit et traditionnellement, le médecin « transforme » la souffrance du patient en signes de maladies à identifier et à traiter. Même si les médecins généralistes sont particulièrement formés à gérer une certaine incertitude diagnostique de par leur position d’accueil « en première ligne » de la plainte du patient, il n’en reste pas moins qu’ils sont habités par la crainte de « passer à côté » d’une pathologie organique et ce d’autant plus, paradoxalement, qu’ils se trouvent face à une plainte d’ordre « psycho-social » (3). En effet, on pourrait dire que ce qui met le médecin en difficulté, c’est l’effet de « brouillage » (3) de la sémiologie classique par l’irruption importante du « psycho-social » dans le traditionnel colloque singulier. Le médecin sera donc poussé à multiplier les investigations médicales à la mesure de sa crainte de manquer un diagnostic et ce d’autant plus que la plainte du patient ne semble pas correspondre à une maladie répertoriée. Une des conséquences funestes de cette façon de faire est que l’évocation d’une origine psychique ou psycho-sociale à la plainte du patient n’arrive qu’au terme d’investigations nombreuses aux résultats « négatifs », « faute de mieux », ce qui évidemment dévalorise cette hypothèse aux yeux du patient.
Les situations de burnout rejoignent aussi celles de la souffrance psychique en général dans la mesure où ce qui est en jeu tient moins de la causalité scientifique, familière aux médecins, que du registre du sens à attribuer à la plainte dans un contexte bien spécifique (3).
LA POSITION SOCIALE DU MÉDECIN
Je serai assez bref sur cette question mais il me semble que les médecins, comme tout autre citoyen sans doute, ne sont pas exempts d’adhésions et d’identifications sociologiques, politiques et idéologiques. Bien que la déontologie médicale soit claire en la matière (obligation d’apporter des soins à toute personne quel que soit son statut social, sa race, son sexe ou sa condition sociale), en matière de burnout, dont les origines sont souvent attribuées aux nouvelles méthodes déshumanisantes du management (5, 6), ces positions idéologiques ne peuvent manquer d’être peu ou prou mobilisées, et ce sur l’ensemble de l’éventail idéologique (de la « gauche » à la « droite »). Comme pour toute position « contre-transférentielle », celle-ci est à la fois inévitable mais gagne à être présente à l’esprit du soignant afin d’interférer le moins possible avec la relation de soin.
Soulignons d’autre part une autre source possible de difficultés pour le médecin, à savoir son manque de connaissance du monde des entreprises et l’impression qu’il peut avoir d’être utilisé « à contre-rôle » (2) dans des problématiques à entrées multiples qu’il ne peut entièrement maîtriser et pour lesquelles, comme nous le verrons, le recours aux travailleurs sociaux peut s’avérer utile voire indispensable (2).
LE PATIENT, SON MÉDECIN ET LE BURNOUT (7)
La première étape pour le médecin comme pour le patient est de reconnaître le burnout au double sens du terme de « reconnaissance », à savoir de l’identifier et de le nommer comme tel, mais aussi de fournir un premier lieu, un premier moment où le patient puisse se sentir « reconnu » dans sa plainte et ses difficultés.
Nous avons vu ci-dessus les obstacles qui pouvaient se poser au médecin. Du côté des patients, les situations sont éminemment variables entre ceux qui peinent à reconnaître ce qu’ils vivent comme une défaillance voire une blessure narcissique et ceux qui arrivent en ayant posé eux-mêmes un diagnostic qu’ils n’imaginent pas pouvoir être contesté.
De quels outils dispose dès lors le médecin pour faire face à une situation de burnout ? Nous avons trouvé dans l’ouvrage « Singuliers généralistes » une excellente description des possibilités et limites de l’intervention du médecin (8) et qui recoupe notre expérience quotidienne. Ces outils sont schématiquement au nombre de trois : l’écoute, la prescription de médicaments et de divers certificats ainsi que le recours à des professionnels plus spécialisés.
1) L’écoute
Celle-ci est souvent proche de l’empathie ou de l’écoute compatissante mais souvent dépourvue de références théoriques claires ou solides. Du coup, elle est souvent vécue à la fois comme une contrainte nécessaire, très chronophage et exigeante en termes d’engagement subjectif du praticien tout en soulignant rapidement les limites de sa capacité d’intervention. Ajoutons qu’une formation de base à l’écoute et à la communication améliore grandement les possibilités thérapeutiques du médecin car une écoute de qualité est déjà, en soi, thérapeutique : le traitement commence dès l’anamnèse si celle-ci est ouverte et empathique.
2) La prescription médicamenteuse
Benzodiazépines pour les troubles du sommeil et antidépresseurs sont fréquemment prescrits, le burnout étant assimilé à une forme de « dépression », justifiant la prescription d’antidépresseurs, même si comme souvent, elle se fait dans une certaine incertitude diagnostique, la réponse favorable au traitement ayant valeur de confirmation diagnostique à posteriori. Cette prescription vient aussi parfois pallier le sentiment de relative impuissance du généraliste dans la mesure où elle lui permettrait de retrouver une catégorie diagnostique plus familière, à savoir la « dépression », étiquette souvent posée face à une souffrance qui résiste justement aux classifications diagnostiques classiques du savoir médical.
3) La prescription de certificats divers
Nous nous attarderons essentiellement ici sur les arrêts de travail, souvent de longue durée, et de leur utilité. Schématiquement, un arrêt de travail permet :
- de « souffler » et de se mettre temporairement à l’abri de situations devenues trop conflictuelles, voire déshumanisantes pour le patient, ainsi que de permettre au moins une diminution de l’angoisse ou de sentiments de persécution ;
- de permettre d’effectuer certaines démarches auprès du médecin du travail, des organisations syndicales ou encore d’une « personne de confiance » ou d’un « médiateur » en cas de harcèlement au travail ;
- de prendre le temps de réfléchir, avec l’aide de divers intervenants, sur les processus qui sont à la base du burnout ou comment s’est installée une combinaison toxique entre les exigences de l’employeur ou de la hiérarchie d’une part et certaines composantes plus propres à la personne elle-même (surinvestissement du travail, difficulté à mettre des limites, etc…… Liste non exhaustive).
Ce temps de réflexion, qui peut requérir l’aide d’un thérapeute extérieur, va souvent réunir en un dosage subtil, des interventions du côté de la « réalité » socio-professionnelle ( changement de poste, aménagement horaire voire changement de métier ou d’employeur) et, parallèlement, un travail d’élaboration de données plus personnelles et subjectives qui ont été mobilisées par le burnout et ceci selon la réceptivité du patient à l’utilité d’un tel travail, ce qui n’est pas toujours acquis et demande parfois un long travail préalable avec le praticien de médecine générale, avant l’adresse à un « psy » .
Ajoutons que ces arrêts de travail peuvent être mal vécus par certains patients (et leur entourage !) souvent fort investis dans leur travail car ils le vivent alors comme une sorte de défaillance.
4) Le recours à d’autres professionnels
Citons brièvement le médecin du travail, les services sociaux de l’entreprise, les médecins-conseils des mutuelles requis lorsque la durée de l’arrêt dépasse un mois, voire les organisations syndicales (plutôt sollicitées en cas de burnout dû à du harcèlement) dont le soutien au travailleur s’avère assez souvent limité, le problème étant renvoyé au médecin !
Sans oublier bien sûr, dans les situations où des problématiques personnelles sont mobilisées, le recours à une aide de type psychothérapeutique dans la mesure où une nécessaire élaboration psychique de ce qui est en jeu, paraît souhaitable et possible. Toutefois, il me semble, dans la pratique qui est la mienne et avec les outils que j’ai pu acquérir, que dans un certain nombre de cas, le simple appui transférentiel du patient sur son médecin puisse lui servir de levier pour finalement trouver ses propres solutions à la crise qu’il traverse (8).
LE BURNOUT, SYMPTÔME DES MUTATIONS DE LA SOCIÉTÉ CONTEMPORAINE ?
Un certain nombre de maladies sont en tout ou en partie des constructions et des représentations liées à une époque et une culture données. Dans cette perspective, de quoi le « burnout » serait-il le nom ? Trois axes peuvent nous aider à répondre à cette question.
1) Les évolutions liées à la mondialisation et à l’économie dite « néo-libérale »
Comme le soulignait encore récemment l’éditorial d’un grand quotidien belge (9), les motifs d’inquiétude ne manquent pas dans le monde du travail : pression sur la productivité, précarité des statuts, flexibilité accrue, recul des départs à la retraite, etc…… Couplées à l’affaiblissement du pouvoir des autorités politiques et de la capacité de mobilisation des structures traditionnelles d’affiliation des travailleurs ( syndicats, partis politiques), elles donnent lieu à un climat d’incertitude qui laissent les individus inquiets, fragilisés voire désemparés.
2) Les conséquences de l’accélération de l’innovation technologique
Le philosophe Bernard Stiegler (10) étudie depuis longtemps les conséquences des évolutions technologiques sur les individus et les systèmes sociaux. Sa thèse est que l’accélération actuelle de l’innovation technologique est telle qu’elle dépasse les capacités d’adaptation et d’intériorisation tant des individus que des systèmes sociaux, politiques, culturels et juridiques qui assurent une certaine cohésion sociale et dessinent traditionnellement un horizon temporel porteur de sens (aussi bien sur le passé que sur l’avenir). Ce processus qu’il a nommé « disruption », constitue selon lui, une grave menace pour la cohésion sociale et peut déboucher sur une sorte de « démoralisation » tant collective qu’individuelle.
3) L’individu-souverain et le culte du Moi
Divers chercheurs mettent l’accent, depuis quelques décennies, sur les conséquences de la perte des structures et liens traditionnels qui structuraient les appartenances des individus ou leurs horizons transcendantaux (15,16). La disparition ou le recul des grands systèmes fournisseurs de sens ou de perspectives (religions, idéologies, projets politiques, grands systèmes philosophiques, psychanalyse) se sont accompagnés d’une liberté accrue qu’il serait vain de dédaigner mais laissent les individus face à une autonomie et une « difficile liberté » qui peut s’avérer une tâche particulièrement complexe et énergivore. Le paradoxe en effet de cette autonomie accrue, couplée à la laïcisation de la société (du moins dans les sociétés industrielles), enjoint à l’individu, en compétition avec tous les autres (du fait de l’affaiblissement des structures intermédiaires de régulation de la vie collective), de se « réaliser » et de s’épanouir en l’espace d’une seule vie. Rude tâche qui peut parfois déboucher sur la « fatigue d’être soi » selon l’expression du sociologue Alain Ehrenberg, l’individu ainsi célébré devenant parfois son propre tyran (11).
EN CONCLUSION
« Nouvelle pathologie », le burnout convoque, on pourrait dire une fois de plus, le médecin généraliste au carrefour de l’individuel et du collectif et devrait l’inciter à s’intéresser aux mutations contemporaines affectant le monde du travail et plus largement le lien social, dans la mesure où celles-ci s’invitent tout naturellement à la consultation. Elle est en tout cas le témoin de certaines nouvelles formes du « malaise dans la civilisation » (12,13) et les réponses qu’elle appelle dépassent largement le seul champ de la médecine.
Mes remerciements à tous les membres de mon GLEM dont les réponses à mes questions ont alimenté l'argument de cet article
Le burnout, tableau clinique
Décrit pour la première fois en 1976 par un psychanalyste américain, Freudenberger qui l’avait observé sur sa propre personne, ce syndrome d’épuisement professionnel présente assez logiquement les caractéristiques suivantes : épuisement et émoussement émotionnel entraînant assez rapidement une perte de motivation au travail, une sorte de retrait fait d’indifférence voire de cynisme et enfin un sentiment de dévalorisation en tant que professionnel avec le sentiment vécu d’une perte de compétence et d’efficacité. Divers symptômes, tels la fatigue, la perte de plaisir ou anhédonie et les troubles du sommeil sont communs avec la dépression dont il n’est pas toujours facile de le distinguer. D’abord décrit au sein des professions centrées sur la relation d’aide ou de soin (médecins, infirmier.e.s, assistant.e.s sociaux, enseignant.e.s), la notion de burnout a tendance à être élargie maintenant à toutes les professions et touche des personnes particulièrement investies dans leur travail, avec un haut niveau d’exigences personnelles (14). Les méthodes modernes de gestion du travail et des ressources humaines sont également incriminées comme facteurs étiologiques (5,6).
CORRESPONDANCE
Dr. PHILIPPE HEUREUX
Médecin généraliste,
maître de conférences au CAMG
membre actif de la Société Balint belge et de l' « Association de Formation Balint » en France
RÉFÉRENCES
(**) Journal Le Soir, 29/01/2018, P 2
- Dumoulin M et al. Burnout des soignants, comment éteindre l’incendie ?. Médecine. 2017 ; 13, 9: 396-401.
- Sauvegrain I, Massin C. L’enjeu : soigner sans s’épuiser., Doin éd., Paris 2014 (sur le burnout des soignants).
- Delbrouck M. (sous la direction de …). Le burn-out du soignant ; le syndrome d’épuisement professionnel , De Boeck éd., 2008.
- Auslender V. Omerta à l’hôpital. Le livre noir des maltraitances faites aux étudiants de santé. Michalon, Paris 2017, recensé dans « Prescrire », 38, 412, févr. 2018, 147.
- Crawford M. Eloge du carburateur ; essai sur la valeur et le sens du travail. La Découverte éd., 2009.
- Gori R. La dignité de penser, Babel Essai, Les liens qui libèrent 2011, 187 pages.
- Balint M. Le médecin, son malade et la maladie, Petite bibl. Payot, 1966 pour la traduction française.
- Haxaire C, Genest P, Bail P. Pratiques et savoir pratique des médecins généralistes face à la souffrance psychique. In : « Singuliers généralistes », sous la dir. de Géraldine Bloy, Presses de l’EHESP, chap.7, 133-146.
- Lorent P. Le travail n’est pas à la fête. Et c’est un problème, Le Soir, éditorial, 30/4 – 1/5/2018.
- Stiegler Bernard : « Dans la disruption. Comment ne pas devenir fou ? » Babel Essai, 2018, 480 p.
- Ehrenberg A. La fatigue d’être soi. Dépression et société, Odile Jacob, oct. 1998.
- Kaës R. Le mal-être, Dunod, Paris 2012, 280 pages.
- Journal De Standaard, « Burnout is het nieuwe staken », 23-24-25/12/2017.
- Chabot P. Global burnout, PUF, 2013, 141 pages.
- Melman Ch, Lebrun JP. L’homme sans gravité, Folio Essais, n° 453, 2002.
- Bruckner P. L’euphorie perpétuelle. Essai sur le devoir de bonheur, Grasset, 2000.