QUELQUES IDÉES REÇUES EN DERMATOLOGIE
P. Joly
Le Professeur P. Joly remet en question cinq concepts thérapeutiques bien établis en dermatologie :
1. le Dermovate® est un traitement efficace du lichen scléro-atrophique ;
2. le traitement des kératoses actiniques est vivement conseillé ;
3. il faut traiter de façon curative les néoplasies intra-épithéliales génitales (VIN, PIN) ;
4. le traitement du mélanome de Dubreuilh est jusqu’à preuve du contraire chirurgical ;
5. le dépistage du mélanome est utile et recommandé.
1. LE DERMOVATE® EST UN TRAITEMENT EFFICACE DU LICHEN SCLÉRO-ATROPHIQUE
L’effet bénéfique du Dermovate® (propionate de clobétasol) dans le lichen scléro-atrophique (LSA) est bien admis par la communauté scientifique mais des questions restent en suspens :
- Est-ce qu’il permet de prévenir les modifications anatomiques (en particulier vulvaires) et les troubles sexuels induits par cette pathologie ?
- Est-ce qu’il permet de prévenir la survenue d’une transformation carcinomateuse ?
Dans le LSA, les dermocorticoïdes sont efficaces sur le prurit dans 80-90 % des cas et le traitement d’entretien (3 applications par semaine) réduirait le risque de rechute. Par contre, leur efficacité est beaucoup plus modeste (30 %) en termes de prévention des déformations vulvaires et d’amélioration clinique à long terme. Un problème thérapeutique fréquent, mais souvent méconnu, est l’absence d’amélioration voire l’aggravation des symptômes (prurit, picotements et brûlures) sous corticoïdes topiques puissants comme le Dermovate®.
En cas d’aggravation paradoxale des symptômes sous Dermovate®, il faut penser, dans un premier temps, à deux diagnostics : une candidose ou une irritation induite par ce corticoïde. Cette dernière est plus fréquente en cas de LSA très atrophique ou inflammatoire. En cas d’irritation sous Dermovate®, le Pr. Joly conseille de remplacer son application par celle de Diprosone® (dipropionate de bétaméthasone) et d’un émollient.
Dans un deuxième temps, un troisième diagnostic, plus rare, peut être évoqué chez les femmes ayant un LSA traité mais se plaignant de dyspareunie et de sensation de brûlures pendant les rapports sexuels : il s’agit du syndrome de Gougerot-Sjogren. Celui-ci peut être associé au LSA et aggrave alors la sécheresse vaginale et la sensation d’inconfort. Dans 30 % des cas, ce syndrome débute par une atteinte génitale. Cependant, il n’existe pas de test vaginal spécifique. Il faut alors rechercher d’autres signes cliniques comme la xérostomie et la xérophtalmie et réaliser une biopsie des glandes salivaires accessoires, un test au sucre et un test de Shiermer afin de confirmer ou non le diagnostic.
L’effet du Dermovate® sur la diminution du risque de cancérisation n’est quant à lui absolument pas démontré. Ce risque étant très faible, de l’ordre de 2 %, la réduction de celui-ci par l’application du dermocorticoïde est difficile à prouver. Selon le Pr. Joly, il serait probablement diminué par la simple surveillance proposée aux patients atteints de LSA.
2. IL FAUT TRAITER LES KÉRATOSES ACTINIQUES
De multiple traitements existent pour traiter les kératoses actiniques (KA) : cryothérapie, 5-fluoro-uracile (Efudix®), imiquimod (Aldara®), diclofenac de sodium (Solaraze®), photothérapie dynamique et exérèse-curetage. Toutefois, la question est de savoir s’il faut traiter toutes les KA de manière systématique, indépendamment de la présentation clinique. En effet, dans la pratique, on les traite pour éviter leur progression en carcinome spinocellulaire (CSC) mais il n’existe aucune étude montrant que le traitement des KA prévient la survenue de CSC, et ce, pour deux raisons. D’une part, le taux de transformation est très faible en pratique, de l’ordre de 5 % après 10-25 ans d’évolution, et, d’autre part, les études évaluent généralement l’efficacité des divers traitements à trois mois et le risque de récidive des KA à un an, ce qui est très court par rapport au délai de survenue des CSC qui se chiffre en années. Le Pr. Joly soulève la question du regroupement à tort et sous la même entité des KA qui signent un facteur de risque de CSC et un marqueur de vieillissement actinique et les KA qui constituent d’authentiques lésions précancéreuses ?
Dès lors, selon cette hypothèse, il recommande de traiter différemment les KA planes isolées et les KA épaisses verruco-kératosiques. En effet, selon lui, seules ces dernières sont véritablement des lésions précancéreuses alors que les KA planes isolées constituent surtout un problème esthétique. Le traitement préventif de ces KA planes n’empêcherait donc pas la survenue de CSC invasifs car ces derniers ne surviennent que rarement sur les champs de KA fines. Par contre, les KA épaisses verruco-kératosiques sont à considérer d’après lui comme des « pré-cancers » à brève échéance, pour lesquelles il faut recommander une exérèse, et ce, a fortiori chez les patients immunodéprimés.
3. IL FAUT TRAITER DE FAÇON CURATIVE LES NÉOPLASIES INTRA-ÉPITHÉLIALES GÉNITALES (VIN, PIN)
Les condylomatoses profuses sont largement sous tendues par un déficit immunitaire (transplantés, VIH) mais sont aussi parfois rencontrées chez des patients immunocompétents. Les méthodes de destruction isolée (podophylline, imiquimod, acide trichloroacétique, cryothérapie, laser CO2) sont douloureuses, parfois mutilantes et ne règlent pas le problème car elles n’empêchent pas les récidives, qui sont très fréquentes. Le développement des vaccins anti-HPV en complément de ces traitements physiques offre toutefois l’espoir d’un meilleur contrôle de ces infections. L’efficacité du Gardasil® (vaccin quadrivalent anti-HPV 6,11,16 et 18) dans la prévention primaire des condylomes chez les adolescents vaccinés est de 90%. En prévention secondaire, le Gardasil® diminuerait le risque de récidive des lésions génitales et anales, surtout si celles-ci ont été préalablement traitées. Le Pr. Joly conseille donc de combiner vaccination et traitement de destruction physique. Précisons enfin qu’il existe trois possibilités d’évolution des néoplasies intra-épithéliales génitales : régression, persistance sans transformation ou progression vers un carcinome invasif. En l’absence de régression, il recommande avant tout une surveillance clinique avec réalisation de biopsies en cas de zones suspectes et/ou un traitement en présence de zones transformées.
4. LE TRAITEMENT DU MÉLANOME DE DUBREUILH EST JUSQU’À PREUVE DU CONTRAIRE CHIRURGICAL
Selon les recommandations internationales, le traitement de choix du mélanome de Dubreuilh est chirurgical : résection chirurgicale avec marges de 1 cm en cas de chirurgie classique ou de 0,5 cm en cas de chirurgie micrographique. En effet, la chirurgie permet une analyse histologique de la pièce opératoire avec contrôle des berges mais, face à ce sous-type très particulier de mélanome, des questions demeurent :
- Quelle est la valeur pronostique d’un foyer de micro-invasion ?
- Est-ce que le contrôle histologique des berges garantit l’absence de récidive dans une maladie souvent multifocale (cellules tumorales potentiellement très à distance des berges apparemment saines) ?
Pour le Pr. Joly, en l’absence de réponses claires et précises à ces questions, la chirurgie du mélanome de Dubreuilh, lorsqu’il reste in situ, n’est acceptable que lorsque les cicatrices sont raisonnables. La chirurgie micrographique ne prévient en effet pas totalement des récidives, puisque le mélanome de Dubreuilh revêt plus souvent un caractère multifocal. Par ailleurs, selon le Dr. Joly, il existe des alternatives thérapeutiques efficaces à la chirurgie pour les lésions de grande taille : imiquimod, radiothérapie et cryothérapie.
5. LE DÉPISTAGE DU MÉLANOME EST UTILE
Le dépistage permet de diagnostiquer des mélanomes souvent peu épais. A ce titre, il permet d’assurer un taux élevé de guérison. Il est ainsi montré dans les familles d’AMS (atypical mole syndrome), que l’épaisseur moyenne du 2ème et du 3ème mélanome est nettement plus faible que celle du 1er mélanome diagnostiqué, grâce à la surveillance intensive instaurée suite à ce diagnostic. Cependant, ce qui tue dans le mélanome, ce sont surtout les mélanomes agressifs à croissance rapide plutôt que les mélanomes à croissance lente. Hors, le dépistage dépiste préférentiellement les mélanomes à croissance lente, donc peu épais, qui ont intrinsèquement le meilleur pronostic. La plupart de ces mélanomes, à type de SSM (superficial spreading melanoma), s’ils sont très fins lors du dépistage, seront en général à peine plus épais, quand le malade s’en apercevra quelques mois plus tard, et en pratique, ces quelques mois de gain diagnostique ne changent quasiment rien au pronostic, qui reste excellent. Ce biais de détection des cancers les moins agressifs est malheureusement inhérent à tous les dépistages.
Ces cinq remises en question proposées par le Pr. Joly ne sont pas à prendre au pied de la lettre mais nous invitent à réfléchir à nos pratiques, à bouleverser nos acquis et à éviter de répéter de manière automatique des gestes thérapeutiques dont l’intérêt est parfois discutable, surtout lorsque ces derniers sont douloureux ou éventuellement mutilants pour le patient.
QUAND UN DERMATOLOGUE SORT SES GRIFFES
B. Richert
Le Professeur Bertrand Richert nous a présenté quelques cas cliniques de pathologie unguéale.
CAS 1
Une femme de 52 ans, vendeuse au rayon fromage d’un supermarché, est traitée depuis 15 ans pour une très volumineuse verrue en corne, péri- et sous-unguéale, de l’index gauche (Image 1a). Devant ce type de lésion, le Pr. Richert propose une exérèse chirurgicale après avulsion unguéale (Image 1b) et, en complément, l’application d’imiquimod (Aldara®) 3x/semaine, débutée huit jours après la chirurgie et ce, pendant 8 semaines. Cette dernière induit une inflammation transitoire (Image 1c) avec un résultat à distance très satisfaisant (Image 1d).
La localisation péri- et sous-unguéale expose la plupart des traitements classiques au risque de destruction définitive de l’ongle. Devant ce type de verrue, la chirurgie constitue parfois la seule option thérapeutique.
CAS 2
Une patiente de 63 ans, avec antécédent de néoplasie mammaire en rémission depuis 2 ans, présente une masse bourgeonnante et saignotante du pouce droit. Elle a déjà été opérée trois fois à ce doigt pour « ongle incarné avec botriomycome », sans trace d’analyse anatomopathologique. Le Pr. Richert a excisé la lésion et l’analyse histologique de celle-ci est malheureusement revenue en faveur d’un mélanome.
Ce cas nous rappelle que les mélanomes acraux sont achromiques dans 20-30 % des cas. Ils touchent surtout les adultes de plus de 60 ans et ont une prédilection de localisation aux pouces et hallux. Ils sont nodulaires et de mauvais pronostic.
Devant une destruction de la tablette unguéale, il faut penser à un mélanome malin ou à un carcinome spinocellulaire. Toute lésion bourgeonnante doit impérativement être envoyée au laboratoire pour analyse anatomopathologique.
Le Pr. Richert nous a également montré d’autres cas de mélanomes acraux (Images 2a et 2b).
CAS 3
Une femme de 54 ans présente une érythronychie longitudinale douloureuse avec onycholyse distale et chloronychie à son index gauche (Image 3a). La radiographie montre une fracture de la phalange distale avec spicule osseuse (Image 3b). En réfléchissant, la patiente s’est souvenue s’être coincé le doigt dans une porte quelques mois auparavant. Le Pr. Richert a réalisé une excision longitudinale emportant une partie de la matrice distale. L’analyse histologique a conclu en un onychopapillome.
L’onychopapillome est la première cause d’érythronychie longitudinale localisée. Il se caractérise par une bande rouge partant de la matrice distale avec onycholyse distale en forme de V et hyperkératose. L’excision chirurgicale n’est pas systématique. Des cas de maladie de Bowen mimant un onychopapillome ont toutefois été décrits, surtout chez les sujets de plus de 50 ans et chez les immunodéprimés. Aussi, si la lésion est évolutive ou fonctionnellement gênante, il est préférable de procéder à une exérèse afin d’avoir une confirmation histologique du diagnostic.
CAS 4
Le Pr. Richert nous a ensuite présenté plusieurs cas de fibromyxome acral superficiel (FMAS), entité peu connue des praticiens.
Macroscopiquement, le FMAS se caractérise par une onychogriffose majeure. Il s’agit en fait d’une masse nodulaire, fibreuse, peu ou non douloureuse, sous-unguéale. Il est toujours bénin et a un tropisme unguéal. Il se localise essentiellement aux doigts et orteils, toujours dans le voisinage de l’appareil unguéal. Il est un peu plus fréquent chez l’homme (sex ratio de 1,3/1) et touche l’adulte d’âge moyen (moyenne de 48 ans). Le diagnostic est histologique et est posé en présence d’une tumeur dermique bien circonscrite, non encapsulée, soulevant l’épiderme sans le détruire, bien vascularisée, peu cellularisée, sans infiltrat, avec stroma myxoïde et fibres de collagène. Le marquage CD34 en immunohistochimie est positif. Le traitement est chirurgical et nécessite une exérèse soigneuse et complète pour éviter toute récidive. Il faut y penser face à une lésion fibreuse développée à la périphérie ou au sein de l’appareil unguéal et suggérer ce diagnostic sur la demande d’anatomopathologie.
Le Pr. Richert nous a aussi projeté d’autres cas de FMAS du Dr. Cogrel de Bordeaux (Images 4a et 4b).
CAS 5
Une patiente d’origine africaine de 36 ans présente, sur les ongles des doigts, des lésions unguéales douloureuses de différents types : mélanonychie longitudinale, leuconychie longitudinale, micro-hémorragie et dystrophie unguéale (Image 5). Elle présente également une leucodermie en gouttes disséminée sur le corps (Image 5). Sa grand-mère et sa mère présentent les mêmes symptômes et cela commence également chez la fille de la patiente. L’histologie unguéale montre une acantholyse supra-basale au niveau du lit distal et de l’hyponychium. Ce type d’acantholyse s’observe dans le pemphigus vulgaire, l’acanthome acantholytique dyskératosique, la maladie de Darier et en cas d’artéfact. L’association de cette acantholyse à des leuconychies longitudinales sur plusieurs ongles et à une leucodermie en gouttes doit faire évoquer le diagnostic de maladie de Darier. Dans cette dernière, l’atteinte unguéale est très fréquente (99%). Par contre, la leucodermie en gouttes en est une manifestation rare et essentiellement présente sur les peaux foncées. Elle se caractérise par des lésions en confetti apparaissant progressivement avec l’âge, non précédées de papules kératosiques.
CAS 6
Une femme de 50 ans présente une tuméfaction de la face latérale de l’extrémité distale de son index gauche, évoluant depuis un an, avec inconfort à la pression, sans douleur spontanée et sans histoire de traumatisme (Image 6). Après incision, on observe une masse blanchâtre de consistance ferme. L’histologie révèle une tumeur à cellules géantes des gaines tendineuses.
Il s’agit de la deuxième tumeur la plus fréquente aux doigts, avec une prédominance féminine (sex ratio de 2/1). Elle peut survenir à tout âge (âge moyen de 38 ans) et se présente comme une masse indolore lentement croissante, de localisation interphalangienne digitale dans 85 % des cas et des orteils dans 15 %. Le traitement consiste en une exérèse chirurgicale large de la lésion.
CAS 7
Une femme de 56 ans traitée depuis 5 ans pour onychomycose présente une dystrophie des dix ongles des doigts avec destruction de la tablette unguéale et ptérygion dorsal acquis sur certains doigts (Image 7). Il s’agit bien entendu d’un lichen plan unguéal. Le traitement de celui-ci est très délicat lorsqu’il est étendu à l’ensemble des ongles. Le Pr. Richert propose parfois une corticothérapie intra-musculaire à la dose de 1 mg/kg une fois par mois. Cependant, le résultat de cette dernière peut s’avérer décevant. Dans le cas de cette patiente, où l’inconfort et la gêne esthétique étaient majeurs, il a proposé des prothèses digitales dont le résultat est surprenant mais malheureusement très onéreux (Image 8).
AFFILIATIONS
(1) Service de Dermatologie, Cliniques universitaires Saint-Luc, Bruxelles
(2) Service de Dermatologie, Hôpital Charles Nicolle CHU Rouen, Rouen
(3) Service de Dermatologie, CHU Brugmann – CHU Saint-Pierre – HUDERF, Bruxelles