Au 18ième siècle, la médecine française restait très médiévale, comme les rues de Paris étroites et pavées. La faculté de médecine était un bastion de conservatisme opposé à Vésale au 16ème, à Harvey au 17ième siècle. L’enseignement médical était un discours sur le corps, basé sur les écrits de Galien, déclamé en latin. Lors de la Révolution, la faculté de médecine sera fermée et les hôpitaux nationalisés.
La Révolution Française politique s’est associée à une véritable révolution médicale. Peu de domaines ont bénéficié autant de la Révolution que la médecine, bouleversée dans son organisation, sa réglementation, sa méthode et son enseignement.
Les médecins, peu nombreux, peu considérés, de petite bourgeoisie au 18ème siècle, ont participé massivement aux assemblées révolutionnaires (dont Guillotin et Marat) et ont ensuite prospéré en nombre, en influence et en considération.
En 1792, le nouvel enseignement médical, réunissant enfin médecine et chirurgie, sera donné dans trois Ecoles de Médecine (Paris, Montpellier et Strasbourg) dispensant en trois ans et douze disciplines la formation médicale. La première année comprenait les cours de physique, chimie et botanique (c’est-à-dire ceux que j’ai eu en première candidature). Le besoin en médecins et chirurgiens était pressant pour les nombreuses guerres napoléoniennes qui virent la mort de plus de 500 d’entre eux. L’enseignement médical était théorique dans les Ecoles, pratique dans les hôpitaux dont plusieurs furent créés (Cochin, Necker, Beaujon). C’est la naissance de la médecine d’observation. Les médecins enseignant dans les hôpitaux, novateurs, avaient souvent une formation chirurgicale expliquant l’importation de la pensée chirurgicale localisatrice en médecine hospitalière. Leur accès à de nombreux malades (41 000 patients hospitalisés en 1817) et l’autopsie systématique (« ouvrez quelques cadavres, vous verrez aussitôt disparaitre l’obscurité que n’avait pu dissiper la seule observation » écrivait Bichat) a permis le développement de l’approche anatomo-clinique caractéristique de cette école de Paris. Tous ces développements expliquent que, de 1794 à 1848, Paris fut considéré comme le centre mondial de la médecine.
Parmi les étoiles de la médecine, choisissons en trois : Bichat, Broussais, Laennec.
Xavier Bichat, formé à la chirurgie par son maitre Desault auquel il succéda, en abandonna bientôt la pratique pour devenir un enseignant recherché, donnant des cours privés d’anatomie, de chirurgie, de physiologie et devenant responsable médical à l’Hôtel-Dieu. En 1800, il publie deux grands ouvrages : le Traité des membranes et les Recherches physiologiques sur la vie et la mort. Par le premier ouvrage, il devient le fondateur de l’anatomie tissulaire, le premier à établir que les mêmes tissus sont présents dans différents organes : cellulaire – nerveux- musculaire – artériel – veineux- muqueux – séreux etc… jusqu’à vingt et un types de tissus. Il décrira ainsi la cardite, inflammation de l’enveloppe du cœur, correspondant à notre péricardite. Il est donc le précurseur de l’histologie. Son second traité commence par sa définition célèbre de la vie, qui est « l’ensemble des fonctions qui résistent à la mort. » Il oppose la vie organique végétative à la vie animale de relation, celle-ci étant faite de sensibilité et motricité, bases de la physiologie. Bichat est un représentant du vitalisme qui attribue à l’être vivant un principe qui lutte contre les lois physiques. Sa carrière fut brève, écourtée par une affection aigue, probablement une méningite tuberculeuse, qui l’emporta en 1802.
François Broussais, promoteur de la « médecine physiologique » deviendra le chef de file de la médecine parisienne après 1800, et de l’orientation nouvelle vers les lésions et localisme. Né en 1772 d’un père chirurgien à Saint-Malo, il fut formé à la médecine du 18ème siècle avant la Révolution, a travaillé comme officier de santé dans la marine, a ensuite étudié la médecine dans la nouvelle Ecole de Santé, suivant les cours de Bichat. Après son doctorat en 1803, sa thèse sur les « fièvres hectiques », il suivit jusqu’en 1814 les armées de Napoléon, pratiquant médecine et chirurgie, rassemblant des observations cliniques et des rapports d’autopsie, bases de ses conceptions médicales. En 1815, il devint professeur au Val de Grâce, à la fois hôpital militaire et Ecole de Médecine, dont il devint médecin chef en 1820. Il a appelé sa médecine « physiologique » car étudiant les propriétés vitales des organes malades, considérant une continuité entre le normal et le pathologique, entre la santé (régularité des fonctions) et la maladie (irrégularité des fonctions) au quantitatif près. Comprendre le dérèglement de la fonction était l’objectif de la pathologie. L’irritation d’un organe peut mener à l’inflammation dont un symptôme est la fièvre. Il fallait donc chercher l’organe en cause. Pour Broussais qui avait autopsié un grand nombre de cas de typhoïde qui touchaient surtout le tube digestif, l’estomac (la gastrite) est la clé de la pathologie. Ainsi le traitement était logiquement antiphlogistique : la pose de sangsues sur l’abdomen supérieur. Les excès associés à son tempérament volcanique lui ont fait beaucoup d’ennemis dont Laennec et ont favorisé son oubli.
René Laennec est l’exemple type de l’école anatomo-clinique de Paris. Né à Quimper en 1881, et donc breton catholique, élevé par un oncle médecin après le décès de son père, il devient chirurgien militaire de 3ème classe à 14 ans, ce qui développe son intérêt pour l’anatomie. Plus tard, il insistera sur le fait que c’étaient les chirurgiens qui avaient introduit l’anatomie pathologique en médecine. A 20 ans, il ira à pied à Paris (200 km) pour terminer ses études médicales. En 1801 déjà, il décrira un cas de sténose valvulaire cardiaque et la péritonite dans le « Journal de médecine, chirurgie et pharmacie ». En 1804, il soutient sa thèse de médecine en latin : Propositions sur la doctrine d’Hippocrate concernant la pratique de la médecine. Il fut contraint de faire de la clientèle privée pour avoir une source de revenus et devint un médecin recherché, comptant dans sa clientèle Chateaubriand, Madame de Stael. Nommé médecin de l’hôpital Necker, il put développer ses recherches cliniques et anatomopathologiques. Il y enseigna la médecine nouvelle à de nombreux élèves étrangers (plus de 300 dont de nombreux américains) en latin.
La médecine nouvelle, c’était reconnaitre sur le vivant ce que l’autopsie pouvait révéler, c’était rendre l’invisible visible, c’était rendre le regard plurisensoriel en y ajoutant l’oreille et le toucher. Laennec utilisait la percussion, découverte en Autriche par Auenbrugger en 1761, développée en France par Corvisart. Il décrivit le stéthoscope (stéthos : poitrine – scopes : observer) en 1816, ne pouvant utiliser l’auscultation médiate chez une jeune patiente cardiaque en raison de son sexe… et de son obésité. Il eut l’idée d’utiliser un cornet de papier, se rappelant la bonne transmission du son à travers une poutre lors de jeux d’enfants. Il eut la surprise d’entendre les battements du cœur d’une manière beaucoup plus nette. Il décida d’utiliser ce moyen (devenu un cornet en bois) dans l’exploration de la respiration, de la voix, du râle. Cela lui permit de décrire des signes comme le murmure vésiculaire, les râles, crépitants et autres, la pectoriloquie etc… Tout cela déboucha sur son Traité de 1819 : De l’auscultation médiate ou Traité de diagnostic des maladies des poumons et du cœur. En anatomie pathologique (macroscopique), il décrivit surtout des maladies pulmonaires comme l’emphysème, la pneumonie, le pneumothorax, la dilatation des bronches et d’autres comme la cirrhose hépatique ou le mélanome. Sa description de la tuberculose (200 pages de son traité) est classique, incriminant le tubercule miliaire comme lésion de base, présent dans différents organes.
Cette médecine nouvelle qui consiste à examiner le patient, à chercher à localiser la maladie pour anticiper le triomphe du regard que sera l’autopsie a ses limites. Pour Laennec, ce qui n’est pas à l’échelle du regard n’existe pas : il ne croit donc pas à la microscopie et à la chimie. Il ne croit pas davantage à la contagion. Lui-même souffrira d’une tuberculose pulmonaire qui l’obligera à interrompre momentanément sa carrière et entrainera son décès en 1826.
La thérapeutique médicale, médicamenteuse, est le point faible de l’école. Outre la matière médicale, les traitements comprenaient la chirurgie, le traitement moral (psychothérapie) et l’hygiène. Prônant souvent l’expectative, les médecins français et surtout les empiristes, sceptiques comme Laennec et Louis raillaient la « médicamentomanie » britannique. Une phrase courait à l’époque : « les Anglais tuent leurs malades, les Français les laissent mourir ». Les saignées, largement pratiquées, même en cas d’hématémèse, ne furent abandonnées que tardivement.
Éclipsée par la renommée de l’école parisienne de médecine clinique, l’hygiène en France occupait le premier rang sur le plan international. Dès la création de l’Ecole de Santé, il y eut une chaire d’hygiène. En 1795, des lois sur la protection des enfants et des femmes enceintes et sur l’assèchement des marais dans la lutte contre le paludisme.
Les bains publics se sont multipliés passant de 200 en 1789 à 4000 en 1839. Les « Annales d’Hygiène publique et Médecine légale » furent créées en 1829. Louis Villermé, médecin hygiéniste et statisticien publia en 1840 « Tableau de l’état physique et moral des ouvriers employés dans les manufactures de soie, de coton et de laine », important ouvrage de médecine sociale qui entrainera la promulgation d’une loi condamnant le travail des enfants. L’hygiène était d’autant plus importante que la thérapeutique était limitée et que l’idée de contagion était considérée comme médiévale, celle d’animalcules, parasites microscopiques vivants comme absurde. Les infections, même les épidémies comme celle de choléra en 1832 à Paris, tuant 100.000 personnes étaient attribuées aux mauvaises conditions sociales. D’où l’importance de l’hygiène. Le terme de médecine sociale date de 1848.
La chirurgie, au contraire de la médecine quasi médiévale, était déjà renommée au 18ème siècle. La chirurgie militaire fit des progrès pendant les guerres napoléoniennes et le chirurgien le plus connu est D. Larrey (chirurgien personnel de Napoléon). De nombreux médecins, comme Laennec, Broussais, ont d’abord été chirurgiens militaires. Chirurgie et médecine ont été réunifiées dans les Ecoles de Santé dès 1794, permettant une fécondation réciproque. Les interventions chirurgicales étaient surtout « externes » : amputations (sur le champ de bataille), plasties diverses (rhino-, blépharo-, otoplasties). L’anesthésie et l’asepsie n’étaient pas encore d’application. Dupuytren fut le plus grand chirurgien de cette époque et, avant de traiter, hernies, hydrocèles, fistules, cataractes etc …, il s’était illustré en anatomie, physiologie et hygiène.
En dehors des « stars » mentionnées, de nombreux noms ont éclairé cette période. Cabanis, médecin philosophe a pris une part active au début de la révolution. Pinel, mathématicien considéré comme le premier promoteur de la statistique, a libéré les aliénés des chaines qui les entravaient à Bicêtre et est considéré comme le fondateur de la psychiatrie. Corvisart (médecin personnel de Napoléon) a développé la percussion comme instrument clinique et écrit un traité sur les maladies du cœur. Bayle a introduit la mesure du pouls et du rythme respiratoire. Bouillard a utilisé la thermométrie. Portal a développé la palpation de l’abdomen. Louis mérite une mention spéciale, comme père de la méthode numérique, considérant que « les faits n’ont de valeur que comparés et comptés avec soin » : « La Statistique est la base fondamentale et unique de toutes les sciences médicales ». Cela lui a permis de montrer que la saignée, largement utilisée n’améliorait pas le pronostic de la pneumonie.
À cette brillante période de médecine anatomo-clinique succèdera une médecine de laboratoire qui aura son apogée en Allemagne. Certes, les germes existaient en France : l’analyse du sang a donné lieu à un traité d’hématologie (Andrew) – des thèses sur la microscopie avaient été publiées (Donnez). Certains médicaments avaient été découverts : strychnine, émétine, colchicine, codéine (Magendie). Mais les grands cliniciens comme Laennec n’y croyaient pas, obnubilés par le « visible », croyant encore dans les causes humorales et environnementales. Ce fut la fin d’une riche période.
Références
1.E. Ackermecht. La médecine hospitalière à Paris (1794-1848). PAYOT 1986.
2.M. Foucault. Naissance de la clinique. Une archéologie du regard médical.PUF 1968 “