Premier mois
Quand le premier cas de COVID-19 est annoncé en Belgique, le 4 février 2020, la médecine générale est dans un travail de routine. On voit des grippes, le nombre de cas enregistrés ce jour-là montre une activité moyenne du virus comme on peut le voir dans le tableau 1. Le seuil épidémique étant franchi pour la deuxième semaine consécutive, l’épidémie de grippe est déclarée le 5 du mois.
Les informations générales parlent d’un nouveau virus apparu en Chine le 31 décembre. On apprend que neuf compatriotes sont arrivés deux jours plus tôt de Wuhan par avion, ont subi des tests approfondis à l’hôpital militaire et que l’un d’entre eux, un belge de 54 ans, semble être infecté par le nouveau coronavirus. Il ne présente aucun signe de maladie et il a été transféré à l’hôpital universitaire Saint Pierre à Bruxelles.
Un site internet d’information a été mis en place par le gouvernement et on peut y lire l’information suivante mise en ligne le 28 janvier : « Il n’y a pas lieu de s’inquiéter à propos de ce nouveau virus pour l’instant. Les autorités sanitaires belges sont vigilantes et suivent de près la situation en Chine. Notre pays dispose de très bonnes procédures pour le dépistage de coronavirus. Les hôpitaux et les médecins généralistes savent comment reconnaître le coronavirus et comment le gérer » (2).
Pour la plupart des médecins généralistes, les coronavirus provoquent des rhumes et certains peuvent provoquer un syndrome respiratoire aigu sévère (SRAS), mais la médecine générale en Belgique n’avait pas été confrontée à l’épidémie de SRAS de 2003, ni à celle causée par le MERS en 2013. L’épidémie H1N1 en 2009 finalement avait fait peu de victimes. « Une nouvelle décennie, un nouveau coronavirus » pouvait-on lire dans un éditorial du New England Journal of Medicine du 24 janvier « 800 cas signalés avec un taux de mortalité de 3% » (3).
Le premier patient belge sort de l’hôpital le 15 février. Tout semble rentrer dans l’ordre.
Le 18 février, les Cercles de médecins généralistes et les syndicats médicaux, poussés par l’actualité, proposent un plan pour faire face aux épidémies, plan qu’ils envoient aux ministres en charge de la santé pour attirer leur attention, proposer l’implication des médecins généralistes et fournir des mesures concrètes.
Les vacances scolaires commencent le 22 février. Le 26 février, l’Institut scientifique de santé publique Sciensano met à jour sur son site internet les procédures à suivre par les médecins généralistes. Si un enfant ou un adulte présente les symptômes d’une possible contamination, les médecins ont comme consigne de donner des rendez-vous de consultation en dehors des heures (pour éviter le contact avec d’autres patients) voire de se rendre au domicile même du patient à risque. Il applique des mesures de protection pour lui-même. S’il peut se protéger de façon adéquate (au moins masque et gants), il procède à un examen clinique. Il doit ensuite entrer en contact avec le service de «surveillance des maladies infectieuses» de la région (1).
Sciensano définit un cas suspect d’infection comme une personne qui aurait «des symptômes cliniques d’une infection respiratoire supérieure ou inférieure (avec un début soudain d’au moins un des symptômes suivants : fièvre, toux, difficultés respiratoires » et soit «un historique de voyage dans les 14 jours avant le début des symptômes dans un pays/région avec une transmission soutenue» (Chine, Corée du Sud, Iran et 11 Communes en Italie) soit «un contact physique avec un cas confirmé par un test de laboratoire dans les 14 jours avant le début des symptômes du patient. Ou bien un patient qui couplerait « des symptômes cliniques d’une infection respiratoire aiguë sévère et/ou un signe clinique ou radiologique d’atteinte pulmonaire qui exige une hospitalisation » et « un historique de voyage dans les 14 jours avant le début des symptômes dans un pays/région avec une transmission limitée (liste ci-dessus plus autres communes de Lombardie, Vénétie et Emilie- Romagne en Italie, Singapour, Japon).»
À 8 heures, ce jour-là, dans la salle d’attente de notre cabinet, où les patients viennent le matin sans rendez-vous, une patiente d’origine chinoise qui habite depuis 30 ans dans la région est assise, seule, le long d’un mur tandis que la douzaine d’autres patients sont agglomérés les uns contre les autres sur le mur d’en face, de l’autre côté de la pièce.
Sciensano définit le contact intense, comme celui d’être resté dans un rayon d’1,5 m pendant plus de quatre heures.
De nombreux belges reviennent des sports d’hiver fin février et parmi eux, certains ont passé leurs vacances dans des stations italiennes. Le 28 février, l’Organisation Mondiale de la santé (OMS) porte le niveau de menace lié au coronavirus à un « niveau très élevé ». 79 000 personnes sont contaminées en Chine et 5000 dans le reste du monde. Un médecin généraliste liégeois fait un frottis naso-pharyngé, suspectant la maladie chez une patiente de retour de Palerme, mais son frottis ne peut être analysé par le seul laboratoire habilité, le national de référence de la KU Leuven car, explique-t-il aux journaux, l’autorité régionale lui a répondu que sa patiente ne revenait pas d’une région classée dans les zones à risque (4).
Deuxième mois
Le matin du lundi 2 mars débute la 10ème semaine de l’année. On apprend que 3 belges ont été testés positifs, dont un bruxellois, et que et que « le service d’inspection va maintenant rechercher toutes les personnes qui ont été en contact avec lui récemment, leur demander si elles sont en bonne santé et de surveiller leur température deux fois par jour » (5).
La Belgique entre en phase 2, ce qui veut dire que le virus est présent sur le territoire et qu’il faut éviter sa propagation. Réapparaissent, en médecine générale des syndromes grippaux (Tableau 2).
Les associations représentatives des médecins généralistes sont réunis au cabinet des ministres régionaux de la Santé, où ils ont pu partager les problèmes concerts de manque de matériel de diagnostic et de protection.
Le 5 mars, La foire aux livres de Bruxelles s’ouvre et attire, sur quatre jours, 66 000 visiteurs. Le Collège de médecine générale (CMG), structure faîtière des associations et des départements universitaires de médecine générale de Belgique francophone, adresse une lettre « à la médecine générale » (6), et se positionne comme structure fédérative et porte-parole de la profession. Il demande aux autorités de commander des masques.
Le 8 mars, le CMG se propose d’adresser des recommandations à la médecine générale, en les positionnant entre les discussions au sein du Risk Assessment Group mis en place par le gouvernement et l’ajustement officiel des recommandations par Sciensano. Il adresse aux médecins généralistes sa première recommandation concernant le tri des patients. Celui-ci doit être uniquement téléphonique, les patients qui ont des symptômes bénins sont mis en quarantaine à la maison durant la durée de leurs symptômes, sans testing, et ceux qui présentent des symptômes inquiétants doivent être référés aux urgences des hôpitaux sans être examinés.
Le 10 mars, en phase 2 renforcée, la première ministre du pays recommande l’interdiction des manifestations de plus de mille personnes et insiste sur la « distanciation sociale ».
Le Conseil national de l’Ordre des médecins rappelle dans un communiqué de presse les principes déontologiques qu’il convient de respecter lors de la prise en charge d’un patient sans contact physique (7). Le CMG écrit à l’Institut national d’assurance maladie-invalidité (INAMI) pour demander le remboursement des consultations par téléphone dans le cadre de l’épidémie.
Le 11 mars, l’OMS décrète l’état de pandémie. Ce jour-là est le jour du premier décès en Belgique du au coronavirus. Dans son bulletin hebdomadaire de surveillance de la grippe, Sciensano constate que « le nombre de cas de grippe augmente à nouveau depuis la semaine dernière » (8). Le 12 se réunit le Centre fédéral de crise. Le 13 est publié un arrêté ministériel portant des mesures urgentes pour limiter la propagation du coronavirus et le 14, toutes les consultations, examens et interventions non urgentes dans tous les hôpitaux et dans les cabinets privés du pays sont reportés. L’INAMI ouvre deux nouveaux codes de nomenclature pour rémunérer les consultations téléphoniques, honorées en tiers-payant à hauteur de 20 Euros à partir du 14 mars.
Les cabinets de médecine générale, le 16 mars sont fermés, sauf pour les activités de prévention prénatales, de vaccins en-dessous de 15 mois et pour quelques cas rares et urgents non-suspects d’infection par le SARS-coV-2. Les généralistes travaillent par téléphone. Pour beaucoup d’entre eux, c’est un pilier de la consultation médicale qui est ébranlé avec l’absence d’un véritable examen clinique en présence du malade. L’Ordre des médecins avait précisé au sujet des consultations sans contact physique « qu’une approche à distance est seulement acceptable sous certaines conditions : le médecin a) connaît bien le patient et ses antécédents, b) a accès aux informations médicales le concernant (dossier médical) et c) est en mesure d’assurer la continuité des soins » (7).
En même temps, les médecins généralistes belges réalisent que cette semaine-là est née la télémédecine dans leur spécialité.
À Washington, Chen décrit le leadership des médecins de famille qui créent et mettent en œuvre des plans pour les cliniques ambulatoires, les tests, le triage et la protection des employés, tout en reconnaissant les défis d’équité que pose la pandémie, comme pour les sans-abris ou les populations mal desservies qui ont également peu accès à la télémédecine (9).
En Belgique, les médecins généralistes sont en permanence téléphonique, triant, rassurant les patients, améliorant les processus de prise en charge. La médecine générale a vite compris ce que l’on attendait d’elle : un tri efficace, une mise en quarantaine des cas suspects, une prise en charge de l’anxiété des patients pour préserver le point crucial du système : les places en soins intensifs.
Un nouvel arrêté ministériel organise le confinement, pour le 18 mars à partir de midi. Les belges prennent alors l’habitude de regarder tous les jours à 11 heures, à la télévision, les porte-paroles du Centre national de crise annoncer le nombre de patients atteints, hospitalisés, en soins intensifs et décédés.
Dans son bulletin grippal hebdomadaire du 20 mars, Sciensano constate que « le nombre total de cas de grippe a augmenté depuis la semaine passée et reste donc au-dessus du seuil épidémique. Cette augmentation est peut-être liée à un nombre croissant de cas de COVID-19 dans notre pays. L’épidémie est donc toujours bien présente en Belgique et l’intensité de la grippe reste modérée » (10).
Les cabinets de médecine générale trient par téléphone ou par vidéo. Ils posent des questions comme l’apparition d’une anosmie ou d’une agueusie, décrites par les ORL. Les patients envoient des photos par toutes sortes de moyens informatiques. Les centres de tri ou pré-tri apparaissent aux portes des hôpitaux où de nombreux généralistes se relaient pour prendre en charge la première consultation physique et le frottis naso-pharyngien des patients suspects identifiés au téléphone par leurs collègues généralistes.
Au Royaume-Uni aussi les soins primaires ont radicalement changé. Le BMJ publie un article au titre qui se veut visionnaire : « COVID-19, comment le coronavirus changera la pratique générale pour toujours ». Il y est fait mention de pratiques fermées à clé et d’ordonnances données par la fenêtre, mais aussi d’un travail où les tracasseries informatiques, les évaluations et le travail de routine sont plus détendus, les visites à domicile fortement réduites, des appels vidéo et des consultations téléphoniques qui s’avèrent plus courtes que les standards, ce qui libère du temps. La pandémie pourrait amener les gens à repenser leur façon de chercher de l’aide pour leur santé, ce qui fait dire à un généraliste anglais qu’il espère ainsi une autolimitation par les patients eux-mêmes des problèmes mineurs ce qui permettra de recentrer l’attention sur ceux qui en ont le plus besoin (11).
Troisième mois
La quantité d’informations augmente expo-nentiellement. Les procédures deviennent de plus en plus précises. Les généralistes prennent l’habitude d’aller tous les matins sur le site de Sciensano pour voir s’il y a une mise à jour. Le matériel de protection arrive enfin en médecine générale, au compte-goutte. Des masques chirurgicaux distribués par la Commune ou par la Province et des visières réalisées par des particuliers sur leur imprimante 3D. Cette période est aussi l’occasion pour certains médecins généralistes de devenir co-investigateurs dans des études cliniques avec des confrères spécialistes pour le traitement de la maladie. En ce qui concerne les statistiques de cas médecine générale, on connait le nombre de cas confirmés (tableau 3).
Le 14 avril, par exemple, il y avait 31 119 cas confirmés, (0,27% de la population). Mais ça ne reflète pas le nombre de cas totaux. Dans notre cabinet, on estime qu’on identifie à ce moment, lors de nos consultations téléphoniques un nouveau cas possible par médecin et par jour. Dans son bulletin hebdomadaire, Sciensano indique que l’incidence de consultations chez le médecin généraliste pour syndrome grippal est de 142 consultations pour 100.000 habitants (consultations téléphoniques inclues) et de 102 la semaine suivante (Tableau 4).
Le même 14 avril, Sciensano calcule, à partir de 1327 échantillons de la population belge recueillis par la Croix-Rouge chez les donneurs de sang (représentatifs de la population), que 4,3% de la population en Belgique a fabriqué des anticorps contre le coronavirus, sans de trop grandes différences entre la Wallonie, Bruxelles et la Flandre. En Flandre, la séroprévalence, a doublé en 2 semaines (de 2,1% dans les échantillons du 30 mars à 4,1% dans ceux du 14 avril) (1). Pour la médecine générale, cela veut dire que pour une patientèle moyenne de 1000 patients, chaque généraliste à la date du 14 avril, a 43 patients qui ont fait la maladie. En avril, le point noir qui est apparu est celui des maisons de repos avec un nombre de décès qui a dépassé le nombre de décès à l’hôpital (Tableau 5).
On a décrit des situations très difficiles dans les maisons de repos. Certains médecins généralistes étaient réticents d’y aller sans matériel de protection. Les infirmières, aides-soignantes et personnel d’entretien étaient très inquiets. Les travailleurs qui sont testés positifs sont mis en quarantaine, ce qui aggrave la situation. Beaucoup nous ont raconté des situations où les personnes âgées mourraient dans des conditions déplorables.
Quatrième mois, une nouvelle phase commence
Demain, le 4 mai débutera le déconfinement en Belgique. Les soins ambulatoires vont reprendre de façon progressive. Dans la masse d’information qui nous arrive en ce long week-end du premier mai, il y a un plan de catégorisation des patients envoyé par le Ministère (soins urgents, nécessaires, pour patients avec risque de dégradation et postposés) ; un document de 13 pages du CMG décrivant les précautions pour les contacts avec les patients non-suspects de COVID-19 en médecine générale et une annonce le début du testing en médecine générale. Sciensano en précise les procédures en donnant une nouvelle définition de cas possible, en indiquant que tous les cas possibles doivent contacter leur médecin généraliste par téléphone, que tous les cas possibles doivent être testés et signalés par un formulaire électronique afin que le suivi des contacts puisse être entamé. Il y a à ce jour en Belgique près de 50 000 cas con-firmés et 7700 décès.
Comme l’exprime l’éditorial de la Revue médicale suisse paru cette semaine, « peu de médecins ont imaginé le scénario qui est en train de se dérouler en Europe. Au début, c’était le problème d’un autre continent, de quelques épidémiologistes ou peut-être encore de l’OMS, mais pas le nôtre. En très peu de temps, cette vision a été radicalement bousculée. Nous sommes désormais touchés, tant au niveau privé que professionnel » (12).
Conclusion
En trois mois, la médecine générale a été transformée : elle s’est structurée et parle d’une seule voix à travers le Collège de médecine générale. La télémédecine a débuté avec les consultations à distance. La médecine générale a montré qu’elle jouait un rôle important dans la communauté. Elle est prête à continuer durant le déconfinement en participant au testing/tracing afin d’éviter un rebond du nombre d’hospitalisation. Chaque médecin a décuplé son habileté à utiliser les outils informatiques et de communication. En jouant son rôle, la médecine générale participe à l’effort de la médecine tout entière dans la lutte contre la maladie.
Correspondance
Pr. Cassian Minguet
Centre Académique de Médecine Générale (CAMG)
Avenue Hippocrate 57/B1.5702
B-1200 Bruxelles
Cassian.minguet@uclouvain.be
Références
- www.sciensano.be
- www.info-coronavirus.be
- Perlman S. Another decade, another coronavirus. N Engl J Med. 2020 Feb 20;382(8):760-762. doi: 10.1056/NEJMe2001126.
- https://www.sudinfo.be/id170309/article/2020-02-29/coronavirus-aucun-lab.... Consulté le 2 mai 2020
- https://www.lalibre.be/planete/sante/une-troisieme-personne-testee-posit.... Consulté le 3 mai 2020
- https://www.le-gbo.be/05-03-2020-communique-du-college-de-la-medecine-ge.... Consulté le 3 mai 2020
- https://www.ordomedic.be/fr/avis/conseil/communique-de-presse-du-conseil.... Consulté le 2 mai 2020
- https://www.sciensano.be/fr/coin-presse/bulletin-grippal-hebdomadaire-11.... Consulté le 3 mai 2020
- Chen FM. COVID-19 and family doctors, Fam Med, 2020; 52(4):306-7.
- https://www.sciensano.be/fr/coin-presse/bulletin-grippal-hebdomadaire-20.... Consulté le 3 mai 2020
- Thornton J. COVID-19: how coronavirus will change the face of general practice ever, BMJ. 2020;368:m,1279.
- Blum S, Gallivet M. COVID-19, une approche polyphonique, Rev Med Suisse. 2020; volume 16. 809-809