Certains savaient qu’elle allait arriver et pourtant personne n’en connaissait l’ampleur. S’appuyant sur les témoignages de ceux qui l’avaient vécu, ils ont essayé de dire, d’avertir de ce qui allait se passer et pourtant c’était difficile à imaginer. Face à l’inconnu, on peut dire que nous nous étions un peu préparés, avions recherché des solutions pratiques : nous avons mis en place un plan pour y répondre, mais comment combattre un ennemi invisible, sans avoir ni la connaissance de l’ennemi, ni les armes pour s’en protéger efficacement ? Alors qu’on combat la maladie au quotidien avec les connaissances que nous donnent nos métiers, nous nous sommes retrouvés démunis pour lutter contre cette vague qui s’est mise à gonfler lentement, mais surement. Un deux sept, treize, vingt quatre…, le nombre de personnes atteintes et en souffrance s’est mis à s’accroitre et la clinique, qui venait de se vider de son effervescence habituelle, s’est progressivement muée en un lieu d’accueil et de lutte contre cette terrible maladie.
D’abord un peu incrédules, la fleur au fusil, comme en quatorze, les soignants se sont mis en moins de temps qu’il n’en faut pour dire ouf, à faire un boulot tout à fait différent, à répondre à la nécessité du moment : aider ceux qui souffrent, les aider à respirer, les aider face à leur peur, leur apporter du soutien, un geste d’humanité, et parer au plus pressé, avec les moyens du bord, sans savoir s’ils font bien ou non. Nous sommes alors entrés du jour au lendemain dans une réalité encore impensable hier, celle qu’un petit virus couronné et ravageur impose soudain à tous sa loi implacable et imprévisible. C’est à ce moment-là que les soignants, les infirmiers, les aides-soignants, les nettoyeurs, les médecins, les assistants sociaux, les psychologues, tous travailleurs de l’hôpital ont commencé à vivre ce qu’ils n’avaient jamais vécu : une terrible confrontation à l’impuissance. La mort qu’on pensait être capable de maîtriser, repousser, retarder était là, d’un moment à l’autre, bouleversant tous les repères qui fondent nos métiers. Embarqués sans vraiment le savoir ou le vouloir sur cette déferlante, dans une barque, nous nous sommes comptés les uns les autres et savions que nous pouvions compter sur les autres … pour ramer. Et Dieu sait si on a ramé. Chacun y est allé de son idée sur la manière de s’y prendre. Toutes les forces et les idées ont été mobilisées, pour trouver des réponses, incertaines et imparfaites, à ce mal qui nous accablait, qui tuait autour de nous et même parmi nous. Nous nous sommes employés à aider, soigner, accompagner, autant qu’on a pu, dans ce mouvement épuisant, sans trop y penser, pour répondre aux besoins de ces personnes qui souffraient, qui craquaient, qui sombraient. Beaucoup de ces malades sont partis dans la tourmente. Nous étions trop petits pour retenir la vague. Et par moment, comme Noé sur sa barque, nous nous sommes mis à maudire le ou les responsables. Nous nous sommes sentis perdus et abandonnés au milieu d’un déluge, ne sachant pas où l’éclair allait encore frapper, ni quand le déluge allait se terminer. Maintenant, la vague diminue un peu et nous nous retrouvons à compter et panser nos blessures, sans bien savoir comment, tout démunis, nous qui sommes plus habitués à panser les blessures des autres, nous allons devoir panser les nôtres, d’une nature différente. Nous sommes épuisés par toutes ces situations et parfois, alors que nous avons choisi un si beau métier, nous nous surprenons à penser : c’est quoi ce métier que nous faisons ?
Affiliations
Service de Psychiatrie Adulte et Secteur de Psychologie, cliniques universitaires Saint-Luc, Avenue Hippocrate 10, 1200 Bruxelles.
Correspondance
Pr. Philippe de Timary
Cliniques universitaires Saint-Luc
Service de Psychiatrie Adulte
Avenue Hippocrate 10 B-1200 Bruxelles