Les semaines que nous vivons sont historiques, à plus d’un titre. Tout d’abord, nous sommes confrontés à la plus grande épidémie que la Belgique ait connu au cours de ce dernier demi-siècle. Rares sont les médecins qui étaient déjà en activité lorsque la précédente pandémie a frappé notre pays (1968-1969 : grippe de Hong-Kong).
Ensuite, la réponse apportée par la société belge à cette épidémie, le confinement de l’ensemble de la population, est un événement unique dans notre Histoire.
Le confinement a des impacts sur toute la société, sur les personnes malades et les bien-portantes ; la gestion de la « crise » dépasse donc largement celle de l’épidémie.
Enfin, l’épidémie de COVID-19 est accompagnée d’une « infodémie », c’est-à-dire un flux énorme et incessant d’informations, vraies et fausses, difficiles à gérer pour les individus. L’apparition du terme « infodémie » est liée au déclenchement de l’épidémie de COVID-19, à partir du moment où il fut utilisé par l’OMS pour désigner : « Le vaste volume de nouvelles et d’informations concernant le COVID-19, et l’ambiguïté, l’incertitude, et parfois la mauvaise qualité, le caractère trompeur ou la nature carrément fausse de certaines d’entre elles ». Les propos du directeur général de l’OMS datant du 15 février 2020 sont particulièrement évocateurs :
« We’re not just fighting an epidemic; we’re fighting an infodemic. Fake news spreads faster and more easily than this virus, and is just as dangerous ». Tedros Adhanom Ghebreyesus, Directeur général de l’OMS 1.
Comme médecins et comme universitaires, nous sommes au centre de cette Histoire. Tout d’abord, parce que nous soignons les patients, qu’ils nécessitent nos soins suite au COVID-19 ou à d’autres maladies urgentes. Ensuite, parce que nos activités de consultations et de soins non-urgents, mais aussi d’enseignement et de recherche, ont été modifiés de manière conséquente, voire interrompus, par le confinement. Nous sommes, collectivement, bien placés pour juger des conséquences positives et négatives des mesures de confinement, prises pour assurer la santé de nos patients. Enfin et surtout, parce que nous avons le devoir d’informer la société de la manière la plus correcte et la plus compréhensible sur nos connaissances quant à l’impact de l’épidémie et du confinement sur la santé de la population, dans toute sa diversité.
Conscient de l’impossibilité de maintenir un confinement strict jusqu’à la mise au point d’un vaccin, notre gouvernement a mis en place un groupe d’experts sur l’exit strategy. La composition de ce groupe fut soigneusement réfléchie, équilibrée entre les genres et les rôles linguistiques, entre les experts issus du monde médical et ceux issus du monde économique et social. Toutefois, dix experts pourraient difficilement représenter l’ensemble de l’activité d’un pays. Ainsi, plusieurs médecins en charge du traitement de pathologies « non-COVID » ont attiré notre attention sur les potentielles conséquences négatives du confinement, et de la réduction de l’offre de soins, pour le traitement des autres affections médicales. Qu’il s’agisse de la santé mentale, de l’allongement du délai d’admission des AVC (accidents vasculaires cérébraux) ou des infarctus, de la diminution de la fréquentation en salle d’urgence pour divers motifs, du dépistage des pathologies oncologiques, de l’éducation des enfants, tout médecin est concerné. La plupart des situations sont complexes : alors que l’épidémie fait des ravages en maison de repos, la solitude des personnes âgées est particulièrement meurtrière. Nos efforts doivent donc se concentrer sur ces questions complexes, par exemple en offrant du lien social tout en maintenant une distance physique. Qu’il s’agisse d’aide à l’utilisation des nouvelles technologies, de l’installation de parloirs ou de nacelles montant au balcon des résidents, entourer nos aînés n’a jamais été aussi important. Dans ce contexte d’infodémie, le choix des termes utilisés par les médecins est clé et le terme de distance physique semble plus adéquat que celui de distance sociale. Nous n’avons jamais eu autant besoin de l’adhésion de la société à notre politique de santé. En tant que médecins, osons préconiser un lien social fort, et non distant...
Afin de ne pas limiter la réflexion aux aspects épidémiques et économiques, un collectif de cent-vingt-trois chercheurs en sciences sociales et humaines a fait offre de service académique au monde politique. L’initiative, coordonnée par les Professeurs Olivier Servais à l’UCLouvain (doyen ESPO) et Yves Moreau à la KULeuven, a rassemblé 38 contributions émanant d’académiques issus des onze universités du pays.
Ces contributions furent structurées en six chapitres :
1. Politique, gouvernance, et management de la crise ;
2. Communication et technologie ;
3. Droit et Justice ;
4. Santé, famille et logement ;
5. Comportement social et migration ;
6. Education, culture et jeunesse.
Le document complet peut être obtenu sur le site internet de Carta Academica :
https://www.cartaacademica.org/post-covid
Ce travail conséquent fut réalisé en dix jours, entre le 6 et le 16 avril 2020. Si un seul message devait être retenu de ces différentes contributions, il serait de « construire un savoir citoyen, critique », sans doute l’objectif de toute humanité. Au vu de l’ampleur de ce travail et de l’importance de le communiquer rapidement, les différents auteurs n’ont pas eu la possibilité de lire ni d’approuver le contenu des autres contributions. Seuls les coordinateurs du projet eurent accès aux différentes propositions et retinrent dix recommandations principales qui furent publiées dans Le Soir le 17 avril 2020 :
1. Un gel des loyers, pendant toute la durée de la crise, pour le logement public. Pour le secteur privé, l’étalement des paiements sur plusieurs mois.
2. Le développement des aides aux acteurs et victimes à finalité publique : associatif, culture, médias, etc.
3. Annulation de tous les examens, tous les élèves passent automatiquement à l’année supérieure.
4. Limitation de l’approche répressive : la peur de la contagion et la limitation des libertés suscitent suffisamment d’angoisse et de frustration.
5. Régularisation des sans-papiers et accès au marché du travail en lien avec la main-d’œuvre urgente, notamment dans l’agriculture locale et durable.
6. Organisation humaine de la possibilité de rendre hommage à ses défunts pour chaque citoyen, en associant les acteurs de terrain.
7. Réorganisation des maisons de repos en petites unités de 6 à 15 résidents soignés par une équipe multidisciplinaire de 6 à 8 soignants.
8. Représentation des femmes et des métiers de première ligne dans les organes de décision (comité d’experts), notamment pour le déconfinement.
9. Mise sur pied, comme partie intégrante du processus de sortie du confinement, d’un débat public.
10. Communication sur la sortie du confinement qui ne marquera pas le retour à un état antérieur, mais le début d’un processus complexe d’adaptation à long terme.
J’ai eu l’opportunité de participer à ce travail grâce à une collaboration avec les Professeurs Grégoire Lits (UCLouvain, Institut Langage et Communication, ILC), Louise-Amélie Cougnon (ILC), et Alexandre Heeren (IPSY et IoNS, UCLouvain), travaillant par ailleurs avec l’ILC dans le cadre d’un projet commun sur l’utilisation des nouvelles technologies pour dépister le déclin cognitif 2. Le lundi 30 mars 2020, nous lancions une enquête en ligne sur la perception du coronavirus, la mésinformation, l’anxiété et la confiance dans les sources d’information en Belgique francophone. Le 10 avril 2020, plus de trois mille belges y avaient répondu dont 588 professionnels de la santé (y inclus 308 médecins). En particulier, l’enquête s’est intéressée aux différences de perceptions entre les médecins et le grand public.
Un premier résultat est que les médecins s’informent davantage auprès de leurs pairs que le grand public, dont la source d’information se limite principalement aux médias traditionnels (Figure 1).
Il faut souligner l’importance de ce résultat, d’autant que les professionnels de la santé constituent la source d’information à laquelle les Belges francophones font le plus confiance au sujet du coronavirus (83%-93%).
Par ailleurs, les médecins pensent présenter plus de risques d’être infectés par le coronavirus que le grand public, vraisemblablement suite à leur exposition plus importante. En revanche, seuls 31% des médecins pensent que leur santé se détériorera fortement s’ils sont infectés, contre 51% du grand public (Figure 2). Chiffre interpellant : 9% des médecins déclarent qu’ils n’iront pas à l’hôpital s’ils développent une autre maladie par peur d’y attraper le coronavirus ! Même si ce chiffre est inférieur aux 24% de la population générale qui éviteront aussi à tout prix les hôpitaux (Figure 2), il est significativement supérieur à 0% ; cela montre l’importance d’une communication claire et rassurante de la part des hôpitaux, afin de ne pas engendrer des complications et une surmortalité liée à une prise en charge tardive de pathologies non-COVID.
L’infodémie est un véritable problème car elle génère une incompréhension du virus et des mesures prises pour y remédier, ainsi que de l’anxiété et empêche la population, y inclus certains médecins, à adopter des pratiques efficaces de lutte contre la pandémie. Dans notre étude, un Belge francophone sur deux (50%) déclare avoir partagé des informations relatives au coronavirus sur les réseaux sociaux ; parmi ces Belges qui ont partagé de l’information sur le coronavirus, 10,4% reconnaissent avoir partagé par inadvertance de fausses informations. Si on extrapole les résultats de l’enquête à la population générale, cela signifierait que quelques 214.000 Belges francophones ont partagé de fausses informations !
Notons qu’il existe des différences entre les générations du point de vue des sources d’information principales sur l’épidémie et les mesures gouvernementales. Les moins de 26 ans sont les plus nombreux (42%) à considérer les réseaux sociaux comme leur source principale d’informations contre 8% parmi les plus de 65 ans. Les jeunes sont en revanche plus nombreux à avoir conscience d’avoir été exposés à de fausses informations (62% contre seulement 18% pour les plus de 65 ans).
S’ils s’informent davantage que les autres classes d’âge sur les réseaux sociaux, les jeunes semblent en faire une utilisation plus critique et y partagent moins d’information relative à l’épidémie. Le groupe le plus à risque dans l’infodémie est donc le même que celui le plus exposé à l’épidémie de COVID-19, il s’agit des 66 ans et plus. Quatre seniors sur dix (38%) ont partagé de l’information sur les réseaux sociaux et ils sont proportionnellement plus nombreux à reconnaitre avoir partagé des contenus faux sur les réseaux sociaux (25% des seniors ayant partagé de l’information reconnaissent avoir partagé une mauvaise information).
Le questionnaire comportait une question évaluant subjectivement la capacité à retenir de nouvelles informations, avant et depuis le début du confinement. Trois personnes sur quatre estiment ne jamais éprouver de difficulté à retenir des informations, mais pas loin de 4% éprouvent cette difficulté presque tous les jours. À noter : les jeunes de moins de 26 ans éprouvent le plus cette difficulté. Quatre jeunes sur dix se plaignent de leur mémoire depuis le début du confinement.
Toutefois, la majorité des jeunes qui se plaignent durant le confinement (86,6%) se plaignaient également de leur mémoire durant la période précédant le confinement. En revanche, un dixième de la population (10,5%) déclare ressentir une dégradation de la capacité à retenir des informations depuis l’instauration du confinement. Deux groupes semblent à risque : les plus jeunes et les plus âgés. J’émets l’hypothèse que les plus jeunes (<26 ans) éprouvent des difficultés de mémorisation dans le cadre de leurs études, qui, suite au confinement, sont accrues chez 13,4% des étudiants. Il est également tentant de spéculer sur le lien entre l’augmentation des plaintes mnésiques chez 12,7% de la population de plus de 65 ans et de possibles pathologies neurodégénératives au stade préclinique. Le confinement, comme toute source de stress, pourrait révéler des pathologies méconnues (Figure 4), mais il nous faudra davantage d’analyses et d’études pour pouvoir tirer des conclusions solides.
Le questionnaire comportait également une échelle d’anxiété en sept questions : la version francophone du GAD-7 3, cotée sur 21 points. Après deux à trois semaines de confinement, un Belge sur quatre rapporte des symptômes d’anxiété élevés (>7/21) à très élevés (>14/21). Cette proportion est la plus élevée chez les moins de 26 ans (un jeune sur trois). Le niveau d’anxiété est également plus élevé chez les femmes, mais n’est en revanche pas différent entre les médecins et le reste de la population. Assez logiquement, les personnes qui perçoivent le virus comme une menace importante sont également plus anxieuses, ainsi que celles qui estiment manquer d’informations pour comprendre les enjeux que pose la crise sanitaire (Figure 5) ; alors qu’inversement, une plus grande confiance dans les mesures prises par le gouvernement pour faire face à l’épidémie est associée à un plus faible niveau d’anxiété. Fait important à noter pour nous médecins : une confiance plus importante dans les professionnels de la santé est associée à un niveau d’anxiété plus élevé. Preuve, si c’était nécessaire, de l’importance de notre communication !
Les résultats de l’enquête sont accessibles sous forme infographiques à l’adresse : https://infogram.com/l-infodemie-COVID-19-en-belgique-enquete-de-lobserv...
Nous vous encourageons à participer à la seconde vague de l’enquête à l’adresse : https://limesurvey.uclouvain.be/limesurvey319/index.php/231235?lang=fr Merci pour votre aide à la compréhension de l’infodémie en Belgique francophone !
Merci pour votre communication claire à vos patients et dans les médias !
Affiliations
1. Professeur de neurologie, Cliniques Universitaires Saint-Luc et Institut de Neuroscience (IoNS) de l’UCLouvain.
2. Logisticienne de recherche à l’Institut Langage et Communication (ILC) de l’UCLouvain, Research Director du Media Innovation & Intelligibility Lab (MiiL) de l’UCLouvain
3. Professeur de psychologie et chercheur qualifié FNRS, Institut de Recherche en Sciences Psychologiques (IPSY) & IoNS de l’UCLouvain
4. Doctorant en sociologie à l’Institut d’analyse du changement dans les sociétés contemporaine (IACCHOS) de l’UCLouvain
5. Professeur de sociologie des médias à L’Observatoire de Recherche sur les Médias et le journalisme, Institut Langage et Communication de l’UCLouvain
Correspondance
Pr. Bernard Hanseeuw
Institut de Neuroscience (IoNS) de l’UCLouvain
Cliniques Universitaires Saint-Luc
Neurologie
Avenue Hippocrate 10
B-1200 Bruxelles
bernard.hanseeuw@uclouvain.be
Références
- Nielsen RK, Fletcher R, Newman N. et al. Navigating the ‘Infodemic’: How People in Six Countries Access and Rate News and Information about Coronavirus, Misinformation, science, and media, Avril 2020 Reuters Institute, University of Oxford, URL:https://reutersinstitute.politics.ox.ac.uk/sites/default/files/2020-04/N...
- Bernard Hanseeuw, Louise-Amélie Cougnon, Olga Seminck, in « Innovations 2019 en Neurologie. », Louvain Med 2020 ; 139 (2) :
- Spitzer RL, Kroenke K, Williams JBW, Löwe B. « A Brief Measure for Assessing Generalized Anxiety Disorder: The GAD-7 », Arch Intern Med. 2006; 166 (10): 1092-1097.