On a bien peu parlé des médecins généralistes depuis le début de l’épidémie de Covid-19. Ils jouent cependant un rôle majeur dans la lutte contre le virus.
Toute la Belgique vit depuis quelques mois à l’heure de la Covid-19. On a entendu depuis les débuts de la pandémie un grand nombre de personnes s’exprimer quotidiennement dans les médias à ce sujet, qu’il s’agisse de décideurs politiques, d’experts scientifiques, de spécialistes divers (virologues et épidémiologistes avant tout), de juristes et d’autres encore. On n’a guère ou à peine eu l’occasion d’entendre ceux et celles qui ont été directement confrontés jour après jour au virus, par le biais de leurs patients, à savoir les médecins praticiens et particulièrement les généralistes. Nous avons donc soumis au jeu des questions et réponses à ce sujet deux des figures de proue de la médecine générale dans notre pays, les docteurs Thomas Orban, président de la Société Scientifique de Médecine Générale (SSMG) et Paul De Munck, président du Groupement Belge des Omnipraticiens (GBO).
Comme l’explique d’entrée de jeu Paul De Munck, la médecine générale n’a tout simplement pas été invitée à participer au débat public: « Nous avons en quelque sorte dû forcer la porte, étant concernés au premier chef tant sur le plan scientifique qu’opérationnel. Les interlocuteurs médicaux choisis étaient presque toujours des épidémiologistes et des virologues, de préférence aux médecins de terrain. »
Ce premier pas franchi, les MG ont ensuite été invités à participer au Risk Assesment Group (RAG), qui analyse le risque pour la population sur la base de données épidémiologiques et scientifiques. Les généralistes y sont entrés via la SSMG, membre du Collège de médecine générale (CMG), qui a une cellule de crise pour faire face à la pandémie. Le CMG inclut notamment les départements universitaires de médecine générale, les cercles de généralistes et les syndicats médicaux, représente la voix des médecins de famille dans le débat. Les différents intervenants, ayant pris conscience de l’importance de la médecine générale dans la gestion de la crise, ont ouvert aux généralistes les différents groupes impliqués dans la gestion de celle-ci.
« Nous avons dû forcer la porte pour pouvoir participer au débat public » (Paul De Munck)
Thomas Orban, de son côté, fait remarquer que l’on a, certes, donné la parole aux MG mais on ne les a que peu écoutés alors qu’ils sont indéniablement les mieux placés en termes de santé publique, de par leur proximité permanente avec la population. On ne leur a de plus rien donné pour rendre les choses possibles sur le plan structurel. « Nous avons été les premiers à dire qu’il fallait notamment fournir des masques et nous avons très rapidement identifié la perte de l’odorat comme l’un des symptômes de la Covid-19, mais cette observation des praticiens de terrain n’a pas été entendue. »
Comment les médecins généralistes ont-ils géré les incertitudes et facteurs inconnus de cette maladie nouvelle, ce qui a rendu difficile les décisions politiques à prendre, se heurtant parfois à l’incompréhension du public ?
« Véritables ‘incertitudologues’ les généralistes ont eu à gérer cette crise avec leurs propres outils, à savoir science, conscience et bon sens », répond Paul De Munck, qui ajoute qu’ils ont été constamment exposés au virus et qu’ils ont malgré tout développé des solutions inventives, comme le port du masque ou les consultations téléphoniques. « Ils ont aussi dû faire face aux messages contradictoires, aux diverses tergiversations et aux problèmes politiques liés aux structures spécifiques de l’Etat en Belgique, à l’absence de financement spécifique ainsi que de reconnaissance du politique pour la gestion de la crise. » Le financement des médecins a par contre été défendu auprès de l’INAMI.
Pour Thomas Orban, la gestion de l’incertitude fait partie de l’ADN du généraliste. Il travaille constamment avec cette incertitude. « Il a fallu gérer la cacophonie liée à un mauvais leadership et une communication déficiente, alors qu’il aurait fallu une direction claire et une communication précise et structurée, au point que la publicité pour les yoghourts est plus efficace que celle autour de la Covid-19 ... »
Qu’est-ce qui fut le plus difficile à gérer pour ces deux représentants de la profession ?
Pour le Dr De Munck, les difficultés en question ont été multiples : situation épuisante, stressante et difficile, proche du burn out, avec notamment comme conséquence des insomnies. Et de pointer les messages, réunions et organisations urgentes sans la moindre préparation, l’absence de communication coordonnée, unique et cohérente, ainsi que le débordement lié à une pandémie qui prenait tout le temps disponible. Le manque de financement a, lui, représenté une pierre d’achoppement importante : « Ras-le-bol d’être sollicités sans être rémunérés, avec le risque de désaffection pour les tâches de la pratique quotidienne habituelle non rémunérées en médecine générale. »
Thomas Orban mentionne, lui, la difficulté de percevoir ce que l’on devrait faire et ce qui est réellement fait, l’impuissance face à des instances dont on se rend compte sur terrain qu’elles sont en retard sur ce qu’il conviendrait de faire. Il parle de « fossé entre ce que l’on vit et perçoit alors que l’on n’est ni suivi ni compris dans ses recommandations ».
Partager les incertitudes concernant le virus
Un point important concerne la possibilité de s’assurer de la validité et de la fiabilité de données à partager ou commenter (base de la lecture critique). Comment par ailleurs partager son incertitude sur la nature du virus, l’immunité qui résulte de l’infection, la diffusion du virus, le traitement de l’infection, la prévention, les inévitables conséquences sociales et psychologiques.
Paul De Munck évoque une cellule d’appui scientifique, avec le banc académique de la médecine générale, les experts des centres universitaires de médecine générale, effectuant des revues de la littérature et fournissant des comptes rendus des publications scientifiques validées.
Thomas Orban souligne la nécessité d’apprendre à communiquer de manière transparente, en évitant notamment de fournir à tout prix des réponses à toutes les questions qui se posent : « les disputes publiques d’experts scientifiques donnent lieu à l’inaction politique » selon les mots de Peter Piot.
Si l’on se réfère constamment à l’Evidence-Based Medicine (EBM), « on doit aussi passer par une période où l’on ne sait pas ».
« La gestion de l’incertitude fait partie de l’ADN du généraliste. Il travaille constamment avec cette incertitude. » (Thomas Orban)
Alors lorsque les papiers se taisent, c’est le terrain qui parle, comme ce fut le cas pour l’anosmie et l’agueusie, signes non repris car ne relevant pas de l’EBM, mais fréquemment relevés par les praticiens. « Il faut une autre approche pour les maladies émergentes, ce qui n’empêche d’ailleurs pas de conserver une démarche scientifique. » Le Dr Orban parle de cette « expérience étonnante consistant à se trouver confronté à une maladie nouvelle sévissant à l’échelle mondiale, inconnue de tous et au sujet de laquelle les informations évoluent en permanence ».