Le visage du malheur

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Carl Vanwelde Publié dans la revue de : Mars 2021 Rubrique(s) : Ama Contacts
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Résumé de l'article :

Sois sage, ô ma Douleur, et tiens-toi plus tranquille.
Tu réclamais le Soir ; il descend ; le voici :
Une atmosphère obscure enveloppe la ville,
Aux uns portant la paix, aux autres le souci.

Recueillement. Charles Baudelaire

Article complet :

Toute souffrance est unique. D’où vient-il que sa représentation soit si universelle ? Se superposent ce soir jusqu’à se confondre l’image d’un visage bien réel, tordu par la douleur à l’annonce du décès attendu de son fils frappé par la Covid-19, et celle d’une tête de statuette Songye ornant un ouvrage d’art que m’offrit un ami cher lors d’un deuil qui nous accabla. Rien ne devrait rapprocher les larmes de cette vieille patiente grecque sortant de mon cabinet et le rictus de ce guerrier africain frappé en plein vol, et pourtant…

L’une est en vie. Son image me poursuit, celui d’une Antigone aux traits burinés, avec dans les yeux toute la lumière de son Pirée natal. Elle est venue en quête d’informations concernant son fils, au respirateur depuis deux semaines, sans espoir de guérison. Elle pressent la fin mais attend une confirmation, que je peine à prononcer, soupesant mes mots, retardant ce qui désespère. Elle s’effondre, étage par étage, je la vois se tasser et pleurer en silence, interminable. Quelques paroles réduites à des sons imperceptibles, “j’ai tant prié, tout cela pour rien”, sonnent comme un double deuil : celui de son fils, celui de sa foi, et on ne sait lequel est le pire. Elle se lève en silence, se retourne et s’en va voûtée comme je ne l’ai jamais vue. Tout n’a duré que cinq minutes, qui résument un mois de lutte, « il meurt, et c’est moi qui aurais dû partir. »

Le lendemain, silhouette de tragédie antique, elle effectuera seule et à pied le trajet jusqu’à l’hôpital pour affronter de ses yeux une réalité dont on tente de la préserver : n’est-ce pas le droit d’une mère de revoir son enfant avant qu’il meure. Refoulée avec délicatesse, elle finira l’après-midi sur un banc au soleil pâle de novembre. Et je revois Antigone1, « c’est la petite maigre qui est assise là-bas, et qui ne dit rien. Elle regarde droit devant elle. Elle pense. ». Et je revois la Piéta de Michel-Ange, et l’incantation à la douleur de Baudelaire, et le Cri d’Edvard Munch, et l’Homme des douleurs d’Albrecht Dürer. Et tant d’autres.

Resté seul dans mon cabinet désert, je plonge mes yeux dans ceux de la statuette Songye avant de replacer l’album d’art dans la bibliothèque. Je ne connaîtrai jamais son histoire, ni celle de tous ces autres qui, faute d’avoir réellement existé, ont pourtant prêté un court moment leur visage à mon Antigone du Pirée. 

1 Jean Anouilh. Antigone. La Table Ronde. 1946