Et la médecine s’est fait nombre (1)

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Jean-Claude Debongnie Publié dans la revue de : Juillet 2021 Rubrique(s) : Ama Contacts
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Résumé de l'article :

On pourrait croire que le nombre et ses dérivées mathématiques et statistiques ont toujours fait partie de la culture, de la science et de la médecine.

Article complet :

On pourrait croire que le nombre et ses dérivées mathématiques et statistiques ont toujours fait partie de la culture, de la science et de la médecine. Il est vrai que depuis presque toujours, de grands esprits l’ont écrit. Pour Pythagore, la réalité peut être décrite intégralement par des valeurs numériques car « les mathématiques nous arrachent au sensible et dévoilent l’harmonie cachée des choses à partir des nombres qui les gouvernent ». Pour Galilée, le grand livre de l’univers est écrit en langage mathématique. Il y a peu (2019), un livre l’affirme encore (« The Universe speaks in numbers : How modern math reveals nature’s deepest secrets », Farmelo). En fait, ce n’est que tard dans l’histoire et assez récemment que le nombre s’est installé jusqu’à prendre beaucoup de place (trop ?). Comme l’écrit Régis Debray, « le royaume de la rhétorique a doucement rallié l’empire de la statistique. Si au départ était le verbe, aujourd’hui il y a surtout le nombre. Le chiffre qui tue a, sur le forum, remplacé le mot qui tue ». Cette installation progressive du nombre, dans la culture, dans les sciences et bien sûr en médecine est brièvement racontée.

C’est peut-être au Congo, avec l’os d’Ishango datant de 20.000 ans avant notre ère, porteur de traits, possibles ébauches de calcul, que l’on retrouve la plus vieille trace de nombres. C’est plus probablement en Mésopotamie, berceau de l’écriture, de l’école, de la roue et de la ville, que serait né le calcul, synonyme de cailloux puisque le premier outil de la mémoire chiffrée était un alignement de cailloux. Plus tard, Pythagore (dont le célèbre théorème semble avoir été préfiguré aussi sur des tablettes d’argile en Mésopotamie) a considéré que les nombres décrivaient le monde, par exemple les intervalles entre les notes de musique. Hippocrate ne fait que rarement mention de nombres et son « expérience » est en fait ce que M Grmek, historien de la médecine, appelle « un tâtonnement expérimental ingénu, premier stade de l’expérimentation, fait d’essais et d’erreurs, comparable à une recette de cuisine », image proposée par Hippocrate lui-même. En l’absence de pesées précises, le médicament, tel l’opium, fait l’objet d’estimations semi-quantitatives, nécessaires pour éviter la toxicité. En effet, le « pharmakon » signifie à la fois remède et poison. Une ébauche de mesure apparaît chez Hérophile école d’Alexandrie) quand il utilise une clepsydre pour évaluer le pouls. Un début de raisonnement expérimental quantitatif est présent chez Galien, par exemple quand il compare le liquide consommé et l’urine produite.

C’est entre 1250 et 1350 qu’a lieu une ébauche de passage de la perception qualitative à une perspective quantitative. Ce changement est associé à une série d’innovations matérielles et pratiques : apparition des premières horloges mécaniques, des canons, des cartes marines, de la perspective en peinture, de la comptabilité double. C’est l’époque de la création de différentes universités en Europe (Paris, Cambridge, Padoue), de l’enseignement de médecine à Bologne et à Montpellier. Pas encore de chiffres et de mesures en dehors de la pesée (approximative) des remèdes.

Le 17ie siècle voit la naissance de l’aspect quantitatif et de l’expérimentation en science. Kepler aurait dit : « Connaître, c’est mesurer et comparer les mesures». Et Galilée : « Mesure ce qu’on peut mesurer et rends mesurable ce qui ne l’est pas encore ». Ce qu’il fit dans de multiples domaines. Santorio, son contemporain médecin, s’est intéressé aux aspects numériques des phénomènes vitaux, inventant le thermoscope à air, ancêtre du thermomètre, le pulsilogium, chronomètre à mouvement pendulaire pour mesurer le pouls. Il fait des recherches sur les aspects quantitatifs du métabolisme. Sa chaise-balance est célèbre : il restait assis sur un des bras de la balance et mesurait les variations au cours de la journée, ce qui lui permet de découvrir la perspiration, transpiration insensible qui lui paraissait supérieure aux excrétions sensibles (urine, selles). L’élaboration de concepts comme la mesure permet alors l’introduction de l’expérience quantitative dans les sciences biologiques et est le support de ce qu’on a appelé l’iatrophysique. Cependant, cela n’a pas encore d’effets sur la pratique médicale, en dehors de l’abandon progressif du savoir antique toujours prôné dans les universités. Celle-ci reste empirique, mais l’empirisme permet de quitter le dogmatisme antérieur (2).

Au 18ie siècle, le besoin de quantifier le monde social pour bien gouverner les nations est né dans différents pays. Le terme Statistik (statisticus signifie relatif à l’Etat) s’est diffusé en Allemagne. Le terme arithmétique politique s’est imposé en Angleterre et a été repris par Diderot en France comme titre d’un de ses articles de l’Encyclopédie. L’enregistrement de données quantitatives sous forme de tableaux, par exemple, associée au calcul des probabilités permet le développement des statistiques bien utiles pour évaluer les richesses, calculer les impôts ou l’espérance de vie.

La variole, la plus grande tueuse dans l’histoire, est la première occasion d’évaluations chiffrées dans une maladie (2). En 1721, lors d’une épidémie de variole à Boston, la variolisation c’est-à-dire l’inoculation de pus de varioleux peu malades, méthode utilisée avant Jenner, réduit la mortalité de 14% à 2,4%. Plus tard, Bernouilli, un mathématicien suisse, calcule que la variolisation entrainait un gain de vie de 3 ans (29 ans 7 mois vs. 26 ans 7 mois).

En 1747, James Lind, médecin militaire à bord du navire HMS Ulysse réalise ce qui est considéré comme le premier essai clinique comparatif. Ayant isolé un groupe de douze marins souffrant de scorbut, soumis à la même alimentation, il proposera à chaque groupe de deux une thérapeutique différente : cidre – vinaigre – eau de mer – élixir de vitriol – concoction d’herbes – deux oranges et un citron. Seul ce dernier groupe survivra. Cela donnera lieu à son traité sur le scorbut en 1754, succès immédiat de diffusion internationale. Lind est considéré comme le père de l’hygiène navale, attirant l’attention sur la qualité de l’eau potable, les dangers du sel de plomb recouvrant la vaisselle, les mesures préventives concernant les épidémies de typhus etc... C’est aussi le précurseur de la médecine tropicale : « Essai sur les maladies des Européens pour les climats chauds et les moyens d’en prévenir les suites » (1768).

Au 19ie siècle, ce sera l’explosion statistique dans différents domaines mais c’est avec difficulté que les chiffres et les statistiques s’introduiront en médecine. Limitons-nous à deux figures : Adolphe Quételet en science et Pierre Louis en médecine. Adolphe Quetelet, compatriote né à Gand, mathématicien, après un séjour à l’observatoire de Paris chez Laplace, revient à Bruxelles fonder l’Observatoire Royal, consacré à l’astronomie et aux statistiques. Il devient secrétaire permanent de l’Académie en 1834 et en 1857 organise le premier congrès international de statistiques à Bruxelles. En 1835, il publie son ouvrage central : « Sur l’homme et le développement de ses facultés, un essai de physique sociale », œuvre de retentissement considérable. Élément central, et grande découverte : si on mesure un caractère (la taille par exemple) sur un très grand nombre d’individus, on peut dessiner une courbe des erreurs (courbe obtenue par de multiples mesures du même objet), courbe correspondant à la courbe de Laplace-Gauss. Petit dérivé : l’indice de Quetelet ou IMC, indice de masse corporelle, rapport entre le poids et la taille au carré, indice corrélé à différents risques de maladie, indice largement soutenu par les compagnies d’assurances.

Pierre Louis est à la fois un grand clinicien de l’école anatomo-clinique française de la première moitié du XIXe siècle et le promoteur de la « méthode numérique » c’est-à-dire l’introduction de nombres en pratique médicale. Après avoir passé sept années comme médecin en Russie, convaincu de l’insuffisance des connaissances médicales, il devient le premier médecin hospitalier à temps plein (les autres ayant une clientèle privée) à l’hôpital de la Charité, centre de la médecine clinique à Paris. Ses études seront facilitées par le grand nombre de patients dans les hôpitaux, par la réalisation d’autopsies systématiques permettant de comparer les données cliniques et la réalité anatomique. Cela permet à ce clinicien-chercheur, à partir de plusieurs milliers de cas et de rapports d’autopsie, de réaliser ses recherches chiffrées. C’est un empirique, observateur minutieux, utilisant des méthodes modernes : la percussion introduite en France par Corvisart, l’auscultation développée par Laennec (qui l’avait précédé dans le même hôpital), la prise du pouls à l’aide d’un chronomètre, la thermométrie. Sa renommée et sa modernité expliquent que la majorité des médecins américains venus à Paris en formation complémentaire, l’ont choisi pour maitre. L’école parisienne était devenue un pôle d’attraction médicale mondial. Pour lui, « la science médicale n’est que le résumé des faits particuliers qui n’ont de valeur que s’ils sont comparés avec soin et comptés ». Ce qu’illustre un ouvrage sur la saignée publié en 1835. Il y montre qu’une saignée précoce, traitement millénaire encore largement utilisé à l’époque, dans de multiples affections y compris la folie, pratiquée dans un groupe de patients atteints de pneumonie, entraîne une mortalité plus élevée que dans un groupe contrôle, comparable en âge et en sévérité. Ce sera le début du déclin de la saignée. Pour Louis, « la statistique est la base fondamentale et unique de toutes les sciences médicales ». L’idolâtrie de ses 37 étudiants américains essaimera dans le nouveau monde et en 1905, William Osler, fondateur du John’s Hopkins Hospital, organisera un pèlerinage sur sa tombe. D’autres essais comparatifs, dont Lind fut le précurseur, sont à noter. Ignaz Semmelweis ayant remarqué une mortalité maternelle plus élevée dans une maternité de Vienne servie par des gynécologues que dans celle servie par des sages-femmes, soupçonna les mains des gynécologues (réalisant des autopsies avant les accouchements) et montra que le lavement des mains à l’aide d’un liquide chloré réduisait la mortalité. De même, John Lister démontre que l’antisepsie réduit de moitié la mortalité de l’amputation.

La méthode numérique et l’usage de statistiques ne s’impose que lentement et avec difficulté. Les médecins estimaient que l’ « homme moyen » (proposé par Quételet) était une abstraction de l’individu unique qu’ils soignaient. Claude Bernard, fondateur de l’expérimentation moderne, ne croyait pas à la statistique « Jamais la statistique n’a rien n’appris ni ne peut rien apprendre sur la nature des phénomènes ». Auguste Comte se méfie du caractère inductif de ces méthodes, se basant plutôt sur la déduction. Malgré tout, le chiffre, la comparaison, la statistique se sont progressivement imposés la seconde moitié du siècle. Outre les nombres vont apparaître leur mise en page : les tableaux et leur illustration : les figures. Un exemple de figure utile : la courbe de poids créée par Pierre Budin pour les nouveau-nés. Cet obstétricien (c’est eux qui s’occupaient des nouveau-nés à l’époque), après un séjour chez Pasteur, a recommandé la stérilisation des biberons, de leurs accessoires et de l’eau utilisée, évitant une cause importante de mortalité néo natale : la diarrhée verte. C’est donc lui qui a proposé la pesée régulière des bébés (la balance s’était perfectionnée), sa représentation en courbe et surtout l’importance de sa cassure comme indice de maladie.

Le 20e siècle verra la naissance de l’essai thérapeutique tel que nous le connaissons (3), bénéficiant du travail des mathématiciens et statisticiens. L’essai thérapeutique moderne associe la comparaison, la randomisation et l’évaluation aveugle ou masquée. Si la comparaison entre deux groupes était déjà connue les deux siècles précédents et utilisée de façon épisodique, le raffinement de la méthode par le traitement alternatif (le premier patient reçoit le traitement A, le second B et ainsi de suite) et les essais collaboratifs c’est-à-dire entre différentes institutions datent de l’entre deux guerres au 20e siècle et sont dues au Medical Research Council en Grande-Bretagne avec l’apparition du terme « clinical trial » en 1931. Les deux autres éléments constitutifs de l’essai clinique nous viennent également du monde anglo-saxon. Éliminer les biais entre deux groupes comparés nécessite la randomisation et l’évaluation masquée, en aveugle. La randomisation a d’abord été proposée en agronomie en 1926 pour permettre la comparaison entre lopins de terre traités différemment. Hill, auteur de différents articles de statistiques dans le Lancet les rassembla en un livre « Principles of Medical Statistics » où il proposa la randomisation. Le premier essai randomisé publié date de 1931 (3) et comparait la sacrolysine (sel d’or) et un placebo dans le traitement de la tuberculose et conclut à la toxicité et l’absence d’efficacité du traitement. Ce n’est qu’après la seconde guerre mondiale que la technique va lentement s’imposer. En 1948, un essai thérapeutique moderne, conseillé par Hill, établit l’efficacité de la streptomycine dans le traitement de la tuberculose et va servir de prototype pour le futur. En 1950 , seul un quart des études avait un groupe contrôle Cette technique permet encore aujourd’hui d’évaluer des attitudes empiriques classiques coulées sous forme de dogme comme l’usage antérieurement systématique de la sonde gastrique dans la pancréatite aigue ou en postopératoire . En 1981, un essai courageux, à l’époque décrié, compare la mastectomie radicale – dogme établi près de 100 ans auparavant par Halstedt – et la mastectomie simple : aucune différence pronostique mais bien plus de complications pour la mastectomie radicale. Entre-temps, plusieurs centaines de milliers de femmes ont subi l’intervention radicale, reflet d’une époque où la chirurgie pensait pouvoir « tout enlever ». De nos jours encore, il est nécessaire d’évaluer des attitudes « classiques » comme en témoigne une étude récente de l’usage de drains dans l’otite récidivante (New England Journal of Medicine 13 mai 2021). Depuis la guerre, l’analyse statistique s’est également affinée.

Derrière les chiffres, il faut retrouver leur signification, leur base. Il faut « dé-chiffrer ». Certain nombres évoquent de façon utile et immédiate les données sous-jacentes comme les scores, les échelles ou le NNT. En 1953, l’anesthésiste Virginia Apgar a développé son score, basé sur cinq données cliniques à la naissance dont l’usage a sauvé d’innombrables bébés. Le NNT (« number needed to treat ») permet de connaître le nombre de patients à traiter pour éviter un événement majeur. Réduire un risque de 50 % parait génial et pourtant réduire le risque de 40 % à 20 % ou de 4 % à 2 % (chaque fois, une réduction de 50 %) est fort différent. Le NNT est de cinq dans le premier cas, de 50 dans le second cas. Que dire de la magie du « p » ? Quand il y a moins de 5 chances sur 100 qu’un résultat soit du au hasard (p<0,05), il est considéré comme statistiquement valide. P=0,04 c’est bon ; 00,6 c’est à rejeter ! Toujours ce besoin de certitude. Certains ont proposé de rendre le « p » plus sévère dans certaines situations, de plus faire confiance à l’intervalle dit de confiance ou de plus utiliser l’inférence bayésienne.

De nos jours, on cherche à tout mesurer jusqu’à la « démesure ». Dans un livre récent (4), un doyen de faculté de Harvard explicite cette tyrannie qui consiste à remplacer le jugement par un indicateur numérique, à confondre transparence et responsabilisation et à récompenser financièrement ou à punir en fonction de la performance mesurée. Ainsi, payer l’instituteur américain pour les scores obtenus en anglais et en mathématiques, c’est concentrer les efforts sur ce qui est mesuré, c’est réduire le temps passé à la culture générale, à la réflexion et à l’apprentissage du sens critique, si nécessaires de nos jours. Et la perversion n’est pas loin. En médecine, il cite comme exemple la publication des statistiques de mortalité hospitalière postopératoire qui pousse à refuser les cas à risques et qui ne tient pas compte des conditions socioéconomiques des patients ou le payement des hôpitaux en fonction du taux de réadmission.

Que conclure ? L’histoire du nombre en médecine est celle du progrès en thérapeutique par sa mesure. Cette acquisition, assez récente, est une base indispensable. C’est sur elle que s’appuie le jugement. Le nombre et le jugement ne s’opposent pas. Le nombre éclaire le jugement. L’EBM (Evidence-Based- Médecine) n’est pas l’Évangile. Elle éclaire l’EBP (Evidence-Based-Practice) qui comprend l’EBM, l’expérience du praticien et les valeurs du patient.

Références

1. Rey O. Quand le monde s’est fait nombre. 2016 Ed stock.

2. Shryock RH. Histoire de la médecine moderne. 1956 Ed Armand Collin

3. Lilienfeld AM. Ceteris paribus: The evolution of the clinical trial. Bulletin of the history of medicine 1982, 56: 1-18

4. Muller JZ. The tyranny of metrics. 2018 Ed Princeton University Press 2018