L’année 2021 célèbre le centième anniversaire de la découverte de l’insuline (10 novembre 1921). Cette avancée médicale majeure suivie quelques semaines plus tard (janvier 1922) de ses premières injections à un jeune patient diabétique de type 1, sont « officiellement » attribuées à deux chercheurs canadiens, F.G. Banting et C.H. Best. C’est leurs noms que l’histoire a sacralisés. Une revue critique de la littérature suggère néanmoins qu’il s’agit là d’un raccourci elliptique : la réalité de terrain est en effet quelque peu différente – et moins éclatante.
Le but de cet article est de proposer une version « révisée », plus nuancée, de cette performance scientifique et thérapeutique exceptionnelle et, ainsi, « de rendre à César ce qui appartient à César ».
Contexte historique et « premiers pas »
Tout remonte à O. Minkowski et à E. Hedon qui démontrent, respectivement en 1889 et en 1893, qu’une pancréatectomie provoque chez l’animal un diabète sucré et qu’une greffe de pancréas, à l’opposé, corrige cette hyperglycémie. À partir de ces deux observations, et d’autres, les scientifiques vont tenter d’isoler au sein du pancréas, peut-être dans ces ilots décrits dès 1869 par P. Langerhans, une (éventuelle) substance aux propriétés antidiabétiques…
E. Gley (1857-1920), Professeur au Collège de France, sera un pionnier dans le domaine. Sur base d’expériences menées chez le chien pancréatectomisé (1891-1905), il postule qu’un extrait qu’il prépare à partir de résidus de pancréas fibrosé d’origine animale devait contenir une telle substance et qu’il était donc essentiel de l’identifier pour en comprendre le mécanisme d’action. Cette hypothèse, Gley l’a évoquée très rationnellement après avoir constaté que son « extrait » avait diminué significativement la glycosurie de ses chiens diabétiques.
Avant Banting et Best, place à d’autres précurseurs, Zuelzer et Paulescu
1. G.L. Zuelzer (1870-1949)
En 1907, G.L. Zuelzer, à Berlin, publie ses premiers travaux originaux. Il démontre lui aussi que l’administration d’un extrait pancréatique (EP) d’origine animale réduisait la glycosurie de chiens pancréatectomisés mais aussi celle de malades diabétiques ! Huit patients ont bénéficié de ce « traitement » administré par voie parentérale : il observe une réduction des glycémies, glycosurie et acétonurie chez six d’entre eux. Au prix, hélas, d’effets secondaires importants (de type fièvre, vomissements et/ou convulsions). Zuelzer persévère malgré les écueils. L’administration par voie intraveineuse aux chiens diabétiques d’un nouvel EP (appelé Acomatol) amènera également une réduction de la glycémie (de l’ordre de 50%). Zuelzer démontrera aussi dans ce contexte l’importance de la répétition des injections, toutes les trois heures, pour maintenir l’effet hypoglycémiant de l’Acomatol.
Brillant, Zuelzer devra malheureusement renoncer à poursuivre ses travaux en raison d’abord d’une mobilisation militaire en 1914 et puis, dès 1933, par l’arrivée au pouvoir du Troisième Reich qui l’obligera à émigrer aux Etats-Unis, où il décédera en 1949, sans avoir repris ses recherches de précurseur de génie. Son nom ne sera pas directement associé à la découverte de l’insuline.
2. N. Paulescu (1869-1931)
N. Paulescu, né à Bucarest, étudie la médecine à Paris dès 1888. Étudiant d’excellence, il décroche un premier doctorat en Médecine, puis un autre en Sciences. Son parcours de physiologiste l’amène progressivement à une recherche visant entre autres à isoler le mystérieux « principe » antidiabétique contenu dans le pancréas, en collaboration avec E. Lancereaux et A. Dastre à la Sorbonne.
De retour en Roumanie en 1900, il est nommé Professeur de Physiologie à la Faculté de Médecine de Bucarest. La première guerre mondiale perturbe malheureusement ses activités et empêche la diffusion internationale de ses travaux. Il ne présentera et ne publiera qu’en 1921 les résultats brillants de ses recherches effectuées entre 1916 et 1919.
En résumé, l’injection par voie intraveineuse à l’animal rendu diabétique par pancréatectomie d’un extrait aqueux du pancréas (qu’il appelle Pancréine) provoque une réduction (temporaire) de l’hyperglycémie, de la glycosurie, de l’urée et des corps cétoniques. Paulescu démontre que cet effet hypoglycémiant est dose- dépendant. Il est observé dès l’injection de l’EP dans une veine jugulaire ou portale ; il est maximal après deux heures et se maintient pendant environ douze heures. L’administration à ces animaux diabétiques d’une solution physiologique ou d’un concentré splénique (groupe contrôle !) n’a aucun effet comme indiqué dans le Compte-rendu des Séances de la Société de Biologie (Séance du 23 juillet 1921) et dans les Archives Internationales de Physiologie (août 1921). La voie de la découverte de l’insuline est définitivement tracée.
Par-delà la médecine, il convient de mentionner les positions politiques à l’extrême droite de Paulescu, dans la ligne de C. Maurras en France. Dans ce contexte, comme rapporté par G. Slama dans une lettre au Lancet, l’inauguration d’un buste de Paulescu en août 2003 à l’Hôtel-Dieu de Paris a été annulée suite à des protestations d’organisations juives. À l’image de Zuelzer, le nom de Paulescu ne sera pas directement lié à la découverte de l’insuline.
3. F.G. Banting et C.H. Best « et al » : l’épopée canadienne
F.G Banting, né en 1891 à Alliston (Ontario, Canada), est d’abord orthopédiste dans l’armée canadienne au cours de la première guerre mondiale. C’est en octobre 1920 qu’il s’intéresse au diabète après la lecture d’un article, signé par M. Barron de l’Université du Minnesota, montrant qu’une lithiase pancréatique chez un de ses malades était compliquée d’une atrophie du pancréas exocrine, sans lésions des ilots de Langerhans ni développement de diabète. Banting développe alors l’idée d’abord d’une ligature expérimentale de ces canaux excréteurs pour isoler dans la glande « endocrine » résiduelle le principe antidiabétique et ensuite celle d’administrer cet extrait à l’animal diabétique. Cela étant, n’ayant aucune expérience de recherche, il confie son projet à J. Macleod, Professeur de Physiologie à l’Université de Toronto, qu’il parvient à convaincre malgré son scepticisme… Macleod, lui fournit aussi l’aide d’un jeune étudiant, C.H. Best (1899-1978), avant qu’il ne quitte le Canada pour un voyage d’études en Europe.
Les premiers essais des deux novices Banting et Best chez des chiens, sont autant d’échecs. (« première période »). Il faudra le retour de Macleod – qui connait à ce moment les publications européennes, en particulier celles de Paulescu – pour mettre en place une recherche plus structurée et des protocoles mieux construits. Cette nouvelle approche portera rapidement ses fruits, dans une ambiance néanmoins devenue tendue entre les protagonistes, en particulier entre Banting et Macleod. Ce que « l’équipe » met en évidence, c’est que l’injection chez le chien diabétique d’un EP résiduel était associée à une réduction drastique des glycémie et glycosurie. Banting et Best postulent – logiquement – que leur EP contient donc ce produit de sécrétion interne au pancréas qu’ils appellent Islétine (devenue Insuline en avril 1922). Ils publient leurs données sous le titre « The Internal Secretion of the Pancreas », dans le Journal of Laboratory and Clinical Médicine le 5 février 1922. En décembre 1921, pour consolider le travail, Macleod avait invité à Toronto un biochimiste expérimenté J.B Collip, dont le rôle aura été essentiel dans la purification de l’EP isolé par Banting et Best.
C’est le 11 janvier 1922 qu’un jeune patient diabétique de type 1, L. Thompson, âgé de 14 ans, reçoit par voie sous-cutanée une injection de l’EP de Banting et Best : 7.5 ml sont injectés dans chacune de ses fesses. Malheureusement, aucun bénéfice clinique ou biologique n’est constaté − et un abcès se développe à l’un des sites d’injection dû aux impuretés de l’extrait. C’est une seconde injection le 23 janvier 1922 d’un extrait purifié par Collip qui amènera les résultats spectaculaires que l’histoire gravera dans le marbre. La glycémie du patient diminue de 520 à 120 mg/dl, sa glycosurie de 71 à 9 g et la cétonurie disparait. La bataille du traitement du diabète est « gagnée ».
Suite et synthèse
Il est intéressant de mentionner que la publication « princeps » de la découverte de l’insuline (22 février 1922) n’est signée que par Banting et Best. Les deux co-auteurs, dans leur article, citent certes les travaux de Paulescu, mais en lui faisant dire l’inverse de ce qu’il avait publié… Par ailleurs, ils refusent d’assister en mai 1922 à la présentation par Macleod des résultats de leur recherche commune à un congrès organisé à Washington, s’estimant lésés par l’attitude de leur « promoteur ».
L’histoire de la découverte de l’insuline n’est pas terminée. Il y aura encore quelques turbulences. Alors que d’autres auraient pu logiquement le revendiquer, le prix Nobel de Médecine en 1923 est décerné à Banting et à Macleod. Ce choix fera l’objet de nombreuses polémiques au Canada et dans le monde et mettra encore davantage en évidence les dissensions au sein du quatuor. Banting ne peut plus « voir » Macleod et partagera ostensiblement son prix avec Best (qui, après le décès de Banting en 1941 continuera d’ailleurs à porter le message qu’ils sont à deux à avoir découvert l’insuline…). Macleod, qui fut le véritable coordonnateur du projet canadien, partagera son prix avec Collip, lui rendant ainsi l’hommage qu’il méritait. Il n’y aura cependant guère d’allusion aux pionniers européens de la première heure, Gley, Zuelzer ou Paulescu, qui resteront dans l’ombre : leurs travaux pilote, pourtant essentiels, ne seront jamais vraiment « réhabilités » malgré leurs demandes et celles d’un grand nombre de membres de la communauté scientifique. Dans ce contexte, il est intéressant de citer M. Bliss qui affirme dans son ouvrage que « les résultats publiés par Banting et Best en février 1922 n’étaient in fine pas supérieurs à ceux de Zuelzer et Paulescu ». Bel hommage posthume….
Quoi qu’il en soit, par-delà la médiocrité des querelles et les egos, les années 1921 et 1922 ont bouleversé la face du diabète. L’ensemble des travaux, ceux des précurseurs avec l’Acomatol ou la Pancréine et ceux du groupe canadien avec l’Isletine puis l’Insuline ont transformé une maladie toujours mortelle en maladie chronique. Ce ne fut pas un tir groupé mais tous ces protagonistes, en Europe et au Canada, doivent être considérés, avec grand respect scientifique, comme acteurs et non figurants. En d’autres termes, comme « co-découvreurs » d’une hormone qui a sauvé –et sauve– des millions de vie.
Si nous disposons aujourd’hui d’autres insulines tellement plus performantes pour maitriser le diabète, nous le devons aussi à ces grandes percées scientifiques d’il y a 100 ans. Quel jalon que cette fabuleuse découverte de l’insuline ! Que de progrès depuis …
Quelques références d’intérêt
- H. Lestradet. La découverte de l’insuline. Bull. Acad. Natle. Med. 1996; 180: 437-448.
- G. Slama, Nicolae Paulesco. An international polemic. Lancet. 2003 ; 362 : 1422.
- A. de Leiva-Hidalgo, E. Brugues, A. De Leiva-Pérez, The true Banting and Best Story: The Priority Rule and the Discovery of the Antidiabetic Hormone. In Jorgens V , Porta M, : Unveilling Diabetes-Historical Milestones in Diabetology. Front Diabetes. Basel Karger, 2020, vol 29 , pp 84-102.
- M. Bliss. The discovery of insulin. McClelland and Stewart Limited, Toronto, Canada, 1982.
- R. Hegele, G. Maltman. Insulin’s centenary: the birth of an idea. Lancet. 2020; 8: 971-977.
- M. Buysschaert, V. Preumont et D. Maiter. L’insulinothérapie en 2021. Louvain Med 2021 janvier : 140 : 2-7.