Introduction
La classe thérapeutique des anticoagulants a été révolutionnée par le développement, la validation et l’utilisation croissante des anticoagulants oraux directs (AODs). Ces molécules sont désormais recommandées en première ligne dans une large gamme d’indications. Il s’agit surtout de la prévention des accidents thrombo-emboliques artériels liés à la fibrillation auriculaire (FA) et du traitement et de la prévention de la maladie thrombo-embolique veineuse (MTEV).
Les principales « victimes » du succès des AODs sont sans contexte les anticoagulants inhibant le cycle de régénération de la vitamine K (AVKs). Ces derniers ont en effet été relayés comme anticoagulants oraux de seconde ligne et sont actuellement réservés aux patients chez lesquels les AODS sont contre-indiqués.
Il n’en est pas de même pour les héparines de bas poids moléculaire (HBPMs) qui conservent de nombreuses indications. Quelle est la place des héparines de bas poids moléculaire en 2022 ? C’est à cette question pertinente que tente de répondre cet article qui se veut didactique et pratique.
D’où viennent les héparines ?
Contrairement aux AVKs et aux AODs qui sont des molécules synthétiques, les héparines non fractionnées (HNF) et fractionnées (HBPMs) sont des mucopolysaccharides (MPS) (glycosaminoglycans) naturels d’origine animale. La muqueuse intestinale du porc constitue actuellement la matière première à partir de laquelle ces MPS sont extraits et purifiés. Ces MPS sont soumis à des traitements physiques et chimiques et scindés en HNFs et HBPMs. Les HNFs se distinguent des HBPMs par leur taille (15.000 daltons pour les HNF versus 4300 à 6500 daltons pour les HBPM).
Comment les héparines exercent-elles leur effet anticoagulant ?
Quelle que soit la longueur des chaînes de MPS qui constituent les héparines, c’est via une séquence spécifique de 5 sucres (pentasaccharide) que les héparines (HNF et HBPM) se fixent à l’antithrombine (AT). Les héparines exercent leurs effets anticoagulants en potentialisant l’action inhibitrice endogène de l’AT vis-à-vis des FXa et FIIa (thrombine). Ce mécanisme d’action indirect (médié par l’AT) est totalement différent de celui des AVKs (qui y inhibent le cycle de régénération de la vitamine K et diminuent les concentrations fonctionnelles des FII, FVII, FIX et FX) et des AODS (qui inhibent directement et de façon ciblée soit le FXa soit le FIIa). Le nombre de facteurs de la coagulation inhibés ou rendus non fonctionnels dépend donc du type d’anticoagulant : 1 seul pour les AODs, 2 pour les héparines et 4 pour les AVKs.
Pour rappel, les AVKs rendent également non fonctionnels deux inhibiteurs physiologiques de la coagulation qui dépendent de la vitamine K, à savoir les protéines C et S. Ceci n’est pas sans conséquence et impose un bi-thérapie AVK-Héparines pour contrôler cette phase d’hypercoagulabilité lors de l’initiation du traitement anticoagulant par AVK. Il n’en est pas de même pour les héparines et les AODs.
Les héparines (particulièrement les HNF) exercent également leur effet anticoagulant en favorisant le relargage d’un autre inhibiteur physiologique important de la coagulation, le Tissue Factor Pathway Inhibitor ou TFPI (Figure 1). Alors que l’antithrombine inhibe les FXa et FIIa, que le « duo » protéines C/S inhibe les FVa et FVIIIa, le TFPI assure l’inhibition de l’initiation de la coagulation médiée par le facteur tissulaire, le FVIIa ainsi que le FXa. En d’autres termes, par rapport aux AVKs et aux AODs, les héparines présentent un mécanisme anticoagulant unique à savoir la potentialisation de deux inhibiteurs physiologiques de la coagulation l’AT et le TFPI et d’inhiber ainsi le FXa, le FIIa mais aussi le FVIIa et le facteur tissulaire.
Quelles sont les différences entre les HNFs et HBPMs ?
Les HNFs, compte tenu de leur taille, se différencient des HBPMs à plusieurs égards. Les implications cliniques sont majeures.
- Élimination par le foie et le système réticulo-endothélial, sans influence de la fonction rénale. Les HNFs peuvent être administrées aux patients en insuffisance rénale même terminale.
- Moindre biodisponibilité justifiant l’administration intraveineuse en perfusion continue. Les HNFs peuvent être administrées par voie sous-cutanée moyennant plusieurs administrations quotidiennes.
- Une demi-vie très courte permettant une réversibilité très rapide de l’effet anticoagulant.
- La nécessité de monitorer l’effet coagulant et d’adapter la dose (habituellement sur base de la mesure du temps de céphaline activé ou TCA dont un doublement de la valeur est attendu).
- Inhibition égale des FXa et FIIa alors que les HBPMs inhibent bien davantage le FXa que le FIIa.
- Plus grand risque de développement d’anticorps anti-héparine/PF4. La thrombopénie induite par l’héparine (TIH) est liée à la formation d’un néo-antigène entre le facteur plaquettaire 4 (PF4) chargé positivement et les héparines chargées négativement. La taille importante des HNFs par rapport aux HBPMs favorise la formation ce néo-antigène. L’incidence TIH est plus fréquente avec les HNFs (surtout chez les patients bénéficiant d’une chirurgie vasculaire activant les plaquettes et mobilisant le PF4) que parmi les patients traités par HBPMs.
- Plus grand relargage du TFPI par rapport aux HBPMs. La capacité de mobiliser le TFPI par les héparines est en effet positivement liée à la taille des molécules et à leur degré de sulphatation.
Toutes les HBPMs sont-elles identiques ?
Même si souvent considérées comme quasi identiques et interchangeables, les HBPMs présentent plusieurs différences importantes.
1. La matière première à savoir les muqueuses intestinales de porc est d’origine géographique variable même si la Chine constitue le premier producteur. La Tinzaparine se caractérise par un approvisionnement principalement européen et une production totalement européenne.
2. Les HBPMs sont obtenues par clivage des MPS issue de ces muqueuses. Ce clivage peut se faire de façon enzymatique (Héparinase / Tinzaparine) ou chimique (enoxaparine, nadroparine, dalteparine).
3. Les tailles des diverses HBPMs présentent d’importantes différences : 4300 daltons (nardoparine), 4500 daltons (enoxaparine), 6000 daltons (dalteparine) et 6500 daltons (Tinzaparine) (Tableau 1).
4. Toutes les HBPMs n’ont pas été validées scientifiquement de la même façon dans les études cliniques évaluant leur effet anticoagulant pour la prévention ou le traitement de la maladie thrombo-embolique veineuse ou dans d’autres indications.
La Tinzaparine, une HBPM pas comme les autres
La Tinzaparine se distingue des autres HBPMs à plusieurs égards.
1. Compte tenu de sa taille plus importante que celle des autres HBPMs, ce qui la rapproche des HNFs, la Tinzaparine est davantage éliminée par le système réticulo-endothélial comparativement autres HBPMs. Le risque d’accumulation en cas d’insuffisance rénale est plus faible. Une moindre accumulation de la Tinzaparine par rapport aux autres HBPMs a été démontrée parmi des patients en insuffisance rénale, y compris chez les patients avec une clairance de la créatinine comprise entre 20 et 29 ml/min. Aucune adaptation de la posologie de Tinzaparine n’est donc justifiée aussi longtemps que la clairance de la créatinine est supérieure à 20 ml/min.
2. La Tinzaparine inhibe le FXa et le FIIa de façon bien plus égale que les autres HBPMs (ratio anti-Xa/anti-IIa proche de 1.8), ce qui la rapproche des HNFs.
3. L’effet anticoagulant de la Tinzaparine est obtenu par le relargage du TFPI (33 %) et son action anti-Xa/IIa (66 %) liée à la potentialisation de l’antithrombine, une différence par rapport aux autres HBPMs qui compte tenu de leur plus faible taille exercent moins d’effet sur le TFPI.
Précautions d’utilisation des HBPMs en pratique
La bonne utilisation des HBPMs justifie le respect de plusieurs précautions.
1. Respect de la bonne posologie. Il est important de se familiariser avec l’utilisation d’une ou plusieurs HBPMs et de bien maîtriser les diverses doses recommandées (préventives – thérapeutiques) et les schémas d’administration (une à deux fois par jour). La posologie est fonction du poids du patient qui doit être rigoureusement pris en compte.
2. Toutes les HBPMs n’ont pas été soumises à la même validation scientifique. Il est recommandé d’utiliser l’HBPM qui a été rigoureusement validée dans l’indication qui justifie son utilisation. À titre d’exemple, la Tinzaparine est le seule HBPM possédant l’indication du traitement d’un accident thrombo-embolique veineux chez les patients atteints d’un cancer utilisée sans modification de dosage et possédant l'aiguille la plus fine.
3. Disposer d’un hémogramme récent pour s’assurer de l’absence d’anémie préalable et connaître la numération plaquettaire préalablement à l’initiation du traitement (ce qui est utile pour détecter une chute des plaquettes suspecte de TIH)
4. Connaître la fonction rénale. L’influence de l’insuffisance rénale sur l’accumulation des HBPMs varie d’une molécule à l’autre.
5. Tenir compte de l’âge du patient, d’éventuelles co-morbidités susceptibles d’aggraver le risque hémorragique (cancer avec envahissement muqueux, ulcère digestif), de la prise d’autres médicaments (aspirine, antidépresseurs SSRI,…),…
6. S’assurer de l’absence d’antécédents d’allergie aux héparines (traitements préalables par HBPMs, réactions cutanées, antécédents de thrombopénie à l’héparine)
7. Tenir compte du poids, surtout si extrême (<50 et > 100 kg). Toutes les HBPMs n’ont pas été validées de la même façon, surtout pour les poids extrêmes. À titre d’exemple, la dose de Tinzaparine pour les patients dont le poids est compris entre 100 et 165 kgs est de 175 IU/kg (cette dose est la même pour les patients dont le poids est < 100 kgs).
8. Il est important de suivre la numération plaquettaire pour détecter une éventuelle TIH. La survenue d’une TIH est toutefois rare lors d’un traitement par HBPMs.
9. Pour les patients fragiles, âgés, maigres ou obèses, à risque hémorragique accru, il peut être pertinent de réaliser un monitoring biologique. Il s’agit de mesurer l’activité anti-Xa 3-4 heures après l’injection sous-cutanée. Une activité anti-Xa comprise entre 0.3 et 0.5 unité anti-Xa/ml est jugée préventive et une activité entre 0.5 et 1.0 unité anti-Xa/ml thérapeutique.
10. Une éducation des patients est recommandée. Ces derniers doivent être informés des raisons du traitements, des modalités d’injections. L'auto-traitement et l'adhérance doivent être encouragés.
Quelles sont les indications des HBPMs en 2021 ?
Malgré l’essor des AODs, les HBPMs conservent de nombreuses indications. Le tableau ci-dessous résume les principaux contextes cliniques pour lesquels le recours à une HBPM se justifie.
Conclusions
Malgré la révolution thérapeutique que constituent les AODs, les HBPMs avec leurs forces et leurs faiblesses (Tableau 3) conservent un rôle majeur dans la prise en charge antithrombotique de nombreux patients, soit comme alternatives aux AODs, soit comme molécules de première ligne (grossesse, cancer, prévention de la MTEV) (Tableau 4).
Même si toutes les HBPMs possèdent des propriétés communes, la Tinzaparine se démarque des autres HBPMs par son approvisionnement essentiellement européen en matières premières et ses sites européens de production.
De par sa taille plus importante que les autres HBPMs, elle possède également des propriétés spécifiques telle qu’une moindre dépendance de l’élimination rénale. Le succès des études cliniques et l’expérience positive de son utilisation sur le terrain lui confèrent un rôle de premier choix dans le traitement de la maladie thrombo-embolique veineuse, surtout lorsqu’elle survient dans un contexte néoplasique.
Correspondance
Pr. Cédric HERMANS, MD, PhD, FRCP (Lon, Edin)
Cliniques universitaires Saint-Luc
Haemostasis and Thrombosis Unit / Division of Adult Hematology
Université catholique de Louvain (UCLouvain)
ORCID : C Hermans : orcid.org/0000-0001-5429-8437
@HermansCedric
Conflits d’intérêt
CH déclare avoir perçu des honoraires de consultance pour contribution à des webinaires de la Société Léo Pharma
Références
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