Pourquoi ne regardons-nous pas cet éléphant dans la pièce ?
- Les délais pour agir contre la crise climatique sont extrêmement courts à l’échelle géologique, ils sont même dépassés, mais notre cerveau humain à durée de vie très courte n’a pas vraiment la capacité de s’en rendre compte.
- La notion d’exponentielle aussi n’est pas facile à appréhender pour notre cerveau.
- Faire face à la réalité de l’avenir qui nous attend est terrorisant, sidérant et pour le moins très angoissant. Le psychisme humain mobilise naturellement ses capacités de défense comme le déni, pour continuer de fonctionner.
- L’inertie psychique résiste beaucoup aux grands changements, surtout lorsqu’ils paraissent négatifs.
- Le confort matériel et sécuritaire de ces dernières décennies a rendu nos cerveaux dépendants de la stimulation des circuits dopaminergiques du plaisir et aveugle aux vraies priorités. L’argent et le pouvoir exercent un pouvoir addictif sur de nombreuses personnes qui en perdent même de vue leurs propres priorités profondes.
- Les idéaux de progrès du XXe siècle ont la peau dure et nous ont forcé.e.s à nous couper de notre connexion à la nature, à nos émotions et aux valeurs qui nous rendent vraiment humain.e.s.
- De nombreuses personnes savent ce qui se passe mais n’ont pas le but d’y changer quelque chose, au contraire, elles préfèrent profiter de la sédation collective (et la renforcer) pour s’enrichir et maintenir le système tel quel.
- Nous sommes devenu.e.s une population plutôt régressée, peu encline à l’autonomie et à la débrouillardise, nous avons plutôt tendance à nous en remettre aux autres pour nous diriger, nous nourrir, nous divertir, et nous faisons donc confiance à ceux qui nous dirigent. Nous ne parvenons plus à remettre en cause la capacité de nos dirigeants à faire face à un tel danger sans notre aide.
- Comme nous sommes de nature très grégaire, nous pensons que si la grande majorité n’a rien vu, rien dit ni rien fait, il ne doit rien y avoir de si terrible que ça… Il est difficile de se positionner à contre-courant dans une collectivité et d’agir selon nos propres valeurs et convictions sans être influencés par la majorité. Dans l’expérience de Milgram, près d’un tiers des participants menaient à la mort le cobaye humain par servilité face à une autorité communément admise.
- Il peut même être dangereux d’avoir une pensée divergente de la collectivité car la différence provoque l’agressivité et l’exclusion et les messagers de mauvaise nouvelle se font même parfois tuer.
Alors comment apprivoiser un éléphant ?
- La réalité environnementale peut être appréhendée progressivement, pour que le psychisme ait le temps d’en digérer au moins une partie. Sans oublier de prendre soin de soi et de ses proches avant tout, pour permettre un investissement durable et efficace face à la crise.
- Il faut apprendre à faire face à des émotions comme la peur, l’anxiété, la dépression, le vécu d’impuissance. Ces émotions sont perçues comme négatives dans notre société, mais c’est en voulant les éviter que nous sommes empêché.e.s de regarder l’éléphant.
- Il faut reconnaître notre vulnérabilité au sein des écosystèmes naturels et être humble. Vouloir forcer les choses ne fait qu’empirer la situation. Si l’éléphant se met en colère, cela peut faire des dégâts considérables. En ce sens, consommer des matières premières et de l’énergie pour de nouvelles technologies qui parviendraient à décarboner notre air n’a certainement pas de sens quand on sait que la végétation terrestre et marine sont les meilleures usines de décarbonation jamais inventées et qu’il suffirait d’arrêter de les détruire pour réduire drastiquement l’effet de serre.
- En se reconnectant à la nature et à nos émotions, on peut se rappeler que nous faisons partie intégrante de la nature et apprivoiser cet éléphant. Il se pourrait alors que nous réalisions que pour faire sortir l’éléphant de la pièce sans trop de dégâts, la meilleure solution serait de déconstruire la pièce. Il faut avoir l’ouverture d’esprit nécessaire à de grands changements de paradigmes.
- Certaines personnes pensent que de toute façon il est déjà trop tard et qu’il ne sert donc plus à rien de regarder cet éléphant. S’il semble selon toute logique être effectivement trop tard pour préserver un avenir pour nos enfants comme celui que nous imaginions, leur avenir peut aussi être différent et meilleur sous certains aspects. Et puis on ne sait jamais ce qui peut arriver sur notre Terre. Le problème environnemental est si grand qu’on ne perd que notre lâcheté à essayer de l’affronter, ne serait-ce que pour pouvoir regarder nos petits-enfants dans les yeux quand ils nous demanderont ce que nous avons fait pour que les choses changent alors qu’il était encore temps.
- Enfin, cet éléphant, comme toute chose effrayante et peu connue, peut devenir familier et intéressant. Il en va de même parfois avec le cancer, réalité effrayante et parfois niée dans un premier temps, mais qu’on finit généralement par accepter, ce qui nous permet alors de nous sentir plus acti.f.ve dans la prise en charge. Certain.e.s patient.e.s peuvent même améliorer leur qualité de vie et sortir épanoui.e.s et grandi.e.s de cette expérience, que l’issue en soit fatale ou non. La mort aussi peut sortir du tabou et être apprivoisée. Cet éléphant est un phénomène unique dans l’histoire de l’humanité. Nous pouvons l’ignorer et subir sa présence encombrante et grandissante ou l’apprivoiser et agir avec lui et sur lui.
Laisser ce type d’engagement à d’autres ?
- Les médecins sont des scientifiques et ont accès aux connaissances nécessaires pour appréhender la réalité environnementale actuelle et la notion d’exponentielle et de boucle rétroactive et sont habitués à anticiper et faire de la prévention.
- Nous avons la chance de vivre dans un pays (Suisse, Belgique) qui nous donne la possibilité de gagner suffisamment bien notre vie et d’avoir un peu de temps libre.
- Travaillant dans le domaine du soin, nous sommes pour la plupart enclins naturellement à l’altruisme et l’empathie. Ces sentiments peuvent surpasser le besoin de contrôle, de pouvoir et d’argent, surtout face aux enjeux actuels.
- Nous jouissons d’une image positive auprès de la population, ce qui augmente l’impact de nos actions et diminue le risque de réaction négative à notre encontre.
- La pression exercée sur nos dirigeants a un impact sur leurs décisions. Simonetta Sommaruga, Sarah Gnoni, Mathias Reynard et Nicolas Hulot ont clairement dit que la pression exercée par la rue était le moyen de faire avancer les choses en politique. Plus forte sera la pression, plus elle contrecarrera les pressions les lobbies financiers et plus courageuses seront les décisions politiques.
- Certain.e.s pensent que la Suisse (mais aussi la Belgique) sont de trop petits pays pour faire la différence. La Suisse, plaque tournante financière et siège de nombreuses organisations internationales, dont la croix rouge et l’OMS, la Belgique siège des institutions européennes, ont encore une place assez importante dans le monde et une influence non négligeable sur les autres pays. Tant la Suisse que la Belgique sont parmi les pays les plus émetteurs indirectement de gaz à effet de serre. Si ces pays n’agissent pas alors qu'ils ont la possibilité économique de le faire, qui le fera ?
Face à cette pathologie environnementale dans laquelle l’humanité est très impliquée, Bertrand Kiefer parle d’éléphant dans la pièce et Nicolas Hulot parle de Terre atteinte de cancer en phase terminale. Sortons de notre déni et en bons médecins, tentons de soigner avec espoir ce qui est peut-être quand même encore soignable, ne serait-ce que pour limiter les dégâts collatéraux et aider l’humanité à faire face un peu plus sereinement à l’avenir qui nous attend.
Le 1er novembre débutait la COP26. Nous savons les résultats toujours décevants qui découlent de ces réunions. Et si nous, en tant que professionnel.le.s de la santé, pouvions y faire quelque chose ? Et si nos dirigeants avaient besoin de notre aide pour prendre les décisions qu’ils doivent prendre ? Le 1er novembre, une manifestation était organisée par les doctors for XR (3), comme fin mai à l’OMS (4). Les professionnels de santé ne sont pas tout-puissants mais ont une mission : prévenir, soigner, porter assistance en cas d’urgence. A l’époque importante que nous vivons, nous avons aussi la mission de porter assistance à planète et humanité en danger. Chacune, chacun peut agir à sa manière et à la mesure de ses moyens. Ne serait-ce qu’en soutenant ce genre d’action.
Références
1. https://www.ipcc.ch/report/sixth-assessment-report-cycle/
3. https://agissonspourlavie.ch
4. https://twitter.com/xrlausanne/status/1400043503737098240/photo/1
Correspondance
Dre Séverine Cesalli
Psychiatre, Psychothérapeute d'enfants et d'adolescents, FMH
CONSULTATION EOLE
Martigny
SUISSE