La supervision du raisonnement clinique au chevet du malade : quoi et comment ?

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Georges Bordage(1), Diane Clavet(2) Publié dans la revue de : Novembre 2018 Rubrique(s) : Pédagogie médicale
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Résumé de l'article :

Afin de faciliter la supervision du raisonnement clinique au chevet du malade, nous proposons cinq éléments prioritaires à observer et à discuter avec l’étudiant : ses toutes premières hypothèses diagnostiques, sa représentation globale du problème, sa recherche de données discriminantes, sa justification des décisions prises et ses incertitudes. Deux outils pédagogiques sont suggérés pour aider l’expression du raisonnement clinique au moment de la discussion du cas et pour assurer un suivi pédagogique par après: le SNAPPS et la prescription pédagogique.

Que savons-nous à ce propos ?

Des données probantes en pédagogie des sciences de la santé sont utiles pour orienter le contenu et la démarche de la supervision du raisonnement clinique de l’étudiant au chevet du malade.

Que nous apporte cet article ?

À partir de ces données, des conseils pratiques et des outils pédagogiques pour les étudiants et les superviseurs sont proposés.

Mots-clés

Supervision, raisonnement clinique

Article complet :

Au moment d’interroger et d’examiner un malade, le stagiaire (étudiant en médecine) ou l’assistant (résident) mobilise, sur le plan cognitif, un certain nombre de processus de raisonnement afin d’analyser le problème pour poser un diagnostic et proposer une conduite à tenir. Le superviseur qui observe cet échange, ou en discute par la suite, s’interroge sur quoi observer, comment solliciter le raisonnement clinique du stagiaire/résident (ci-après, étudiant), et comment faire le suivi une fois la séance de supervision terminée. À partir de notre expérience de superviseur et de données probantes en pédagogie des sciences de la santé, nous vous proposons cinq éléments prioritaires à observer et à discuter avec l’étudiant, soit :

  • ses toutes premières hypothèses diagnostiques;
  • sa représentation globale du problème;
  • sa recherche de données discriminantes;
  • sa justification des décisions prises; et
  • ses incertitudes.

Ces éléments permettront de jauger la qualité du raisonnement clinique et de proposer aux étudiants des conseils et un suivi adapté à leurs besoins d’apprentissage.

 

PREMIÈRES HYPOTHÈSES DIAGNOSTIQUES

Les toutes premières hypothèses diagnostiques arrivent rapidement en début de rencontre, suite à des processus de raisonnement le plus souvent non-analytiques, de type reconnaissance de forme (« pattern recognition »). (Eva, 2004) Ces hypothèses seront déterminantes pour le reste de la démarche car plus elles sont générées tôt, plus elles s’avèreront justes. (Sherbino et al, 2012) Ces premières impressions sont aussitôt accompagnées de quelques hypothèses rivales, certaines moins probables mais à ne pas manquer en raison de leur gravité possible; elles sont générées principalement grâce à un raisonnement hypothético-déductif (i.e., un processus itératif d’acquisition de données, de génération d’hypothèses, d’interprétation des données et d’évaluation des hypothèses (Elstein, Shulman, Sprafka, 1978)). L’apprentissage du raisonnement clinique sera maximisé en encourageant l’étudiant à utiliser simultanément ces deux types de processus pour élaborer ses impressions diagnostiques, l’un non-analytique, contribuant tout particulièrement à susciter les premières hypothèses spontanées, l’autre analytique, faisant émerger les hypothèses subséquentes. (Ark et al, 2006)

 

REPRÉSENTATION GLOBALE DU PROBLÈME

Le malade dit, « en voulant soulever un objet lourd hier, j’ai ressenti une douleur vive dans le bas du dos allant jusqu’à mon pied droit… j’ai toujours été en bonne santé… »; et le médecin pense, « un problème aigu, local, irradiant en bas du genou, ce qui me fait penser à une hernie discale plutôt qu’une simple entorse lombaire ». Ces transformations plus abstraites, de « ce que le malade dit » en « ce que le médecin pense », permettront à l’étudiant de se faire une représentation globale du problème qui lui permettra d’évoquer des hypothèses pertinentes en mémoire (une hernie discale et une entorse lombaire) plutôt que de s’appuyer sur un diagnostic différentiel exhaustif et livresque (e.g., abcès épidural, métastases, ostéo-arthrite, spondylite ankylosante, etc…) (Bordage et al, 1991, 1994; Connell et al, 1999). Les étudiants et médecins en exercice avec le bon diagnostic ont plus tendance à formuler une vue d’ensemble de ce type. (Chang et al, 1998) Cette représentation globale leur permet aussi de mieux se réorienter s’ils perdent le fil pendant la rencontre ou lorsque le malade présente de multiples plaintes vraisemblablement disparates. En invitant l’étudiant à présenter son malade en énonçant sa représentation globale du problème, le superviseur peut se faire une idée rapide du problème pour accompagner efficacement la démarche clinique de l’étudiant, tout en étant en mesure de juger de son raisonnement à travers la pertinence des éléments clés qu’il a sélectionnés pour effectuer son compte-rendu.

 

DONNÉES DISCRIMINANTES

Le tri des hypothèses se fait en recueillant et en analysant des données discriminantes plutôt qu’en faisant une anamnèse ou un examen physique exhaustif et stéréotypé. Un simple examen complet est un signe que l’étudiant recueille passivement les données du malade et les présente tel quel au superviseur afin que celui-ci les traite à sa place ou encore que l’étudiant est perdu dans sa démarche (Elstein, Shulman, Sprafka, 1978). Par contre le recueil de données discriminantes, sélectives permettra à l’étudiant de comparer et contraster les hypothèses et de cheminer vers un diagnostic juste. (Yudkowsky et al, 2006, 2009, 2011, 2014)

 

JUSTIFICATION

Le fait de devoir justifier son raisonnement, autant diagnostique que thérapeutique, permet de déterminer jusqu’à quel point les décisions prises sont justes, ce qui n’est pas toujours le cas. Par exemple, environ un tiers des justifications diagnostiques données par des étudiants en médecine se sont avérées erronées ou de piètre qualité pour plus de la moitié des cas vus lors de l’examen clinique objectif structuré (ECOS) de fin d’étude. (Williams et al. 2014) En plus, le fait d’expliciter et de justifier son raisonnement aidera au développement et au raffinement des processus cognitifs analytiques et non-analytiques. (Cianciolo et al, 2013)

 

INCERTITUDES, DIFFICULTÉS

Le fait d’exprimer ses incertitudes ou ses difficultés constitue une occasion privilégiée de maximiser ses apprentissages en favorisant un double encodage en mémoire, à la fois contextuel (les incertitudes ou difficultés vécues lors de la rencontre avec le malade) et cognitif (les connaissances théoriques et expérientielles en mémoire liées au diagnostic et au traitement). (Bjork & Bjork, 2011; Kapur, 2016) On se rappelle tous du malade que nous avons vu il y de ça belle lurette chez qui, par exemple, nous avons manqué le diagnostic en ignorant une donnée cruciale. Cet épisode s’est bien gravé dans notre mémoire et refait surface instantanément lors de circonstances semblables futures. – Cette capacité à s’interroger et à exprimer ses hésitations est aussi le propre des bons cliniciens en formation. (Connell et al, 1998)

Deux outils pédagogiques sont utiles lors de la supervision, l’un pour faciliter l’expression du raisonnement clinique au moment de la discussion du cas et l’autre pour assurer un suivi pédagogique par après; il s’agit du SNAPPS et de la prescription pédagogique.

SNAPPS est une technique de présentation de cas dont l’acronyme signifie : Sommaire des données cliniques pertinentes; Ne présenter que deux ou trois hypothèses plausibles; Analyser son diagnostic différentiel en comparant et contrastant les données cliniques; Poser des questions par rapport à ses incertitudes; Proposer une conduite à tenir; et Sujets à explorer par rapport au cas. (Wolpaw et al, 2009) Cette technique, utilisée par l’étudiant pour présenter son malade, permet de saisir rapidement les cinq éléments prioritaires proposés en introduction. Comme l’ont exprimé certains étudiants, SNAPPS leur permet de « prendre un moment de réflexion avant de présenter le malade au superviseur pour s’assurer que leurs idées sont bien en ordre » et lors de la discussion, « de passer moins de temps à décrire les données et plus de temps à réfléchir à propos des décisions prises, à planifier la suite et à proposer une conduite avec le superviseur. » En comparaison avec des présentations habituelles de cas, les présentations SNAPPS prennent une minute de plus (5.65 vs. 4.66 min.) mais contiennent des données plus concises, deux à trois fois plus de diagnostics dans le différentiel, cinq fois plus de justifications et presque huit fois plus d’incertitudes rendues explicites. (Wolpaw et al, 2009) En exprimant ainsi leurs incertitudes lors de présentations SNAPPS, les étudiants expriment directement leurs besoins d’apprentissage et les superviseurs peuvent réagir avec pertinence « à la tombée d’une question » (Wolpaw, 2012), soit en fournissant des explications personnalisées ou en leur conseillant une façon précise d’aller plus loin pour y répondre par eux-mêmes. Les étudiants doivent être d’une part formés pour utiliser cette approche et d’autre part stimulés par leur superviseur, qui utilisera au besoin des questions pour susciter les étapes du SNAPPS. Pour assurer une utilisation optimale de l’outil, superviseurs et étudiants doivent avoir l’occasion de s’entrainer.

La prescription pédagogique est un outil pédagogique qui permet d’assurer un suivi à la supervision, tout en agissant comme complément à deux composantes du SNAPPS, c’est-à-dire, « poser des questions par rapport à ses incertitudes » et « sujets à explorer par rapport au cas ». (Nixon et al, 2014) Inspirée de la prescription pharmaceutique, la prescription pédagogique est rédigée et conservée par l’étudiant, avec une copie remise au superviseur. Elle est composée de trois éléments : l’énoncé de l’incertitude (sous forme d’un PICO - Patient, Intervention, Comparaison et « Outcome »), l’identité de l’étudiant, et la date d’échéance. Voici un exemple d’énoncé du problème : « (P :) Chez un enfant de 2 ans avec une gingivo-stomatite herpétique, (I :) est-ce que l’acyclovir oral (C :) versus un placebo (O :) diminue le risque de difficultés à manger et boire et de déshydratation? Avec la prescription en main, l’étudiant se met à la recherche de la réponse à la question posée et en discutera avec son superviseur selon l’échéancier fixé (par exemple, lors de discussions hebdomadaires en petit groupe ou lors de la prochaine supervision). Plus les questions sont claires, c’est-à-dire conformes au format PICO, plus les réponses seront de bonne qualité, c’est-à-dire précises, avec preuves à l’appui et comprenant l’énoncé d’une conduite privilégiée. (Nixon et al, 2014) La prescription pédagogique, en plus d’assurer un suivi quasi garanti, permet une rétroaction personnalisée et une évaluation objective des apprentissages de l’étudiant. Elle s’avère utilisable autant en milieu hospitalier qu’en clinique externe ou en cabinet de consultation.

En terminant, et pour en apprendre davantage sur le raisonnement clinique, ses difficultés et son apprentissage, nous vous suggérons quatre articles complémentaires : Bowen (2003), Nendaz et al. (2005), Audétat et al. (2011a,b) et Cook et al. (2018). Mettre en œuvre les stratégies proposées permettra une bonne supervision du raisonnement clinique, en sachant davantage sur quoi porter l’observation, comment stimuler la réflexion de l’étudiant et comment, concrètement, en assurer le suivi pédagogique.

 

Conflits d’intérêts : Les auteurs n’ont pas de conflits d’intérêts ; ils ont indiqué et référencé leurs sources.

 

AFFILIATIONS

1 College of Medicine, University of Illinois at Chicago
2 Faculté de médecine et des sciences de la santé, Université de Sherbrooke

 

CORRESPONDANCE

Dr. GEORGE BORDAGE

4021 Sumac Ct, Naperville, IL 60564, USA
bordage@uic.edu

 

RÉFÉRENCES

  1. Ark, TK, Brooks, LR, Eva, KW. Giving Learners the Best of Both Worlds: Do Clinical Teachers Need to Guard Against Teaching Pattern Recognition to Novices? Acad Med. 2006; 81:405–409. Ouvrir dans PubMed
  2. Audétat, MC, Laurin, S, Sanche, G. Aborder le raisonnement clinique du point de vue pédagogique. I. Un cadre conceptuel pour identifier les problèmes de raisonnement clinique. Péd Méd. 2011a; 12:223–229. Ouvrir dans PubMed
  3. Audétat, MC, Laurin, S, Sanche, G. Aborder le raisonnement clinique du point de vue pédagogique. II. Les difficultés de raisonnement clinique à l’étape du recueil initial des données et de la génération d’hypothèses. Péd Méd. 2011b; 12: 231–236.
  4. Bjork, EL, Bjork, RA. Making things hard on yourself, but in a good way: Creating desirable difficulties to enhance learning. In M. A. Gernsbacher, R. W. Pew, L. M. Hough, J. R. Pomerantz (Eds.) & FABBS Foundation, Psychology and the real world: Essays illustrating fundamental contributions to society. New York, NY, US: Worth Publishers. 2011, pp. 56-64. 
  5. Bordage, G, Lemieux, M. Semantic Structures and Diagnostic Thinking of Experts and Novices. Acad Med. 1991; 66:S70-72. Ouvrir dans PubMed
  6. Bordage, G. Elaborated Knowledge: A Key to Successful Diagnostic Thinking. Acad Med. 1994; 69: 883-885. Ouvrir dans PubMed
  7. Bowen, JL. Educational Strategies to Promote Clinical Diagnostic Reasoning. N Engl J Med 2006; 355:2217-25. Ouvrir dans PubMed
  8. Chang, R., Bordage, G., Connell, K. The Importance of Early Problem Representation During Case Presentation. Acad Med. 1998; 73:S109-S111. Ouvrir dans PubMed
  9. Connell, K, Bordage, G, Chang, R, Howard, B, Sinacore, J. Measuring the Promotion of Thinking during Precepting Encounters in Outpatient Settings. Acad Med. 1999; 74:S10-S12. Ouvrir dans PubMed
  10. Cook, DA, Sherbino, J, Durning, SJ. Management Reasoning Beyond the Diagnosis. JAMA. 2018; 319:2267-68. Ouvrir dans PubMed
  11. Cianciolo, AT, Williams, RG, Klamen, DL, Roberts, NK. Biomedical knowledge, clinical cognition and diagnostic justification: a structural equation model. Med Educ. 2013. 47:309-16. doi: 10.1111/medu.12096. Ouvrir dans PubMed
  12. Elstein AS, Shulman LS, Sprafka S. Medical Problem Solving. Cambridge: Harvard University Press; 1978.
  13. Kapur, M. Examining Productive Failure, Productive Success, Unproductive Failure, and Unproductive Success in Learning. Educ Psychologist, 2016; 51:289–299. 
  14. Mehlman, CT, Farmer, JA. Teaching Orthopedics on the Run : Tell me the Story Backward. Clin Orthopaedics and Related Research. 2003; 413:330-308. Ouvrir dans PubMed
  15. Nendaz, M, Charlin, B, LeBlanc, V, Bordage, G. Le raisonnement clinique : données issues de la recherche et implications pour l’enseignement. Péd Méd. 2005; 6:235-54. 
  16. Nixon LJ, Wolpaw, TM, Schwartz, A, Duffy, BL, Menk, J, Bordage, G. SNAPPS-Plus: an Educational Prescription to Facilitate Formulating and Answering Clinical Questions. Acad Med. 2014; 89:1174-9. Ouvrir dans PubMed
  17. Sherbino, J, Dore, KL, Wood, TJ, Young, ME, Gaissmaier, W, Kreuger, S, Norman, GR. The relationship between response time and diagnostic accuracy. Acad Med. 2012; 87:785-91. Ouvrir dans PubMed
  18. Williams, RG, Klamen, DL, Markwell, SJ, Cianciolo, AT, Colliver, JA, Verhulst, SJ. Variations in Senior Medical Student Diagnostic Justification Ability. Acad Med. 2014; 89:790-798. Ouvrir dans PubMed
  19. Wolpaw, T., Papp, K., Bordage, G. Using SNAPPS to facilitate the expression of clinical reasoning and uncertainties: a randomized comparison group trial. Acad Med, 2009; 84:517-524. Ouvrir dans PubMed
  20. Wolpaw, T, Cote, L, Papp, K, Bordage, G. Student Uncertainties Drive the Quantity and Type of Teaching during Case Presentations: More so with SNAPPS. Acad Med. 2012;87(9):1210-1217. Ouvrir dans PubMed
  21. Yudkowsky, R, Bordage, G, Lowenstein, T, Riddle, J. Residents anticipating, eliciting, and interpreting physical findings. Medical Education, 2006; 40:1141-42. Ouvrir dans PubMed
  22. Yudkowsky, R, Otaki, J, Lowenstein, T, Riddle, J, Nishigori, H, Bordage, G. A Hypothesis-Driven Physical Exam for Medical Students: Initial Gathering of Validity Evidence. Med Educ, 2009; 43:729-40. Ouvrir dans PubMed
  23. Yudkowsky R, Otaki J, Bordage G, Lowenstein T, Riddle J, Nishigori H. Hypothesis-driven Physical Examination Student Handbook. MedEdPORTAL; 2011. Disponible à: www.mededportal.org/publication/8294
  24. Yudkowsky, R, Park, YS, Riddle, J., Palladino, C., Bordage, G. Clinically Discriminating Checklists versus Thoroughness Checklists: Improving the Validity of Performance Test Scores. Acad Med. 2014; 89:1057-62. Ouvrir dans PubMed