L’alcool : du médicament au poison

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Jean-Claude Debongnie Publié dans la revue de : Juillet 2024 Rubrique(s) : Ama Contacts
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Résumé de l'article :

L’appétence pour l’alcool, la plus vieille drogue connue, a peut-être commencé avec les primates ce que suggère l’hypothèse du singe ivre (the drunken monkey hypothesis).

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L’appétence pour l’alcool, la plus vieille drogue connue, a peut-être commencé avec les primates ce que suggère l’hypothèse du singe ivre (the drunken monkey hypothesis). Les primates qui, comme les hommes, ont un gène ADH4 dont l’expression leur permet de métaboliser l’alcool, étaient attirés par les fruits qui, tombés, fermentaient naturellement, dégageaient des arômes facilitant leur découverte et la consommation de calories faciles. Cette attraction a été transmise aux hommes qui ont perfectionné le système et fabriqué des boissons fermentées. Outre leurs effets positifs sur l’humeur, la fatigue, la douleur, ces boissons offraient de multiples avantages. Jusqu’au XXe siècle leur caractère antimicrobien les rend plus sûres que l’eau. En ces périodes de nombreuses famines, elles apportent calories et vitamines B. Pour certains historiens, ces bienfaits suggèrent que les chasseurs-cueilleurs ont arrêté le nomadisme pour cultiver les grains afin d’obtenir des boissons fermentées. Pour ce faire, il a fallu à l’âge néolithique l’apparition du feu, de la culture des céréales, de la céramique et de l’usage de la poterie pour pouvoir produire la bière (plus présente dans le nord de l’Europe en raison du peu de fruits) et le vin (plus présent dans le sud en raison de la chaleur pour la vigne). L’étude génétique récente de plusieurs milliers de raisins permet de dater l’apparition du raisin à près de quatre cent mille ans. Après une période de glaciation et plusieurs subdivisions, deux branches sont restées à l’Est : l’une centrée sur la Géorgie, l’autre sur Israël et la Jordanie qui migrera vers l’ouest et qui après différents mélanges donnera les cépages actuels.

Et pourtant, la plus vieille trace de vin est en Chine et date de neuf mille ans: il s’agit d’un vin (ce que prouve la présence d’acide tartrique) à base de riz, de miel et de fruits. Les breuvages alcooliques ont été produits sur tous les continents comme la chicha en Amérique du Sud, produite à partir de maïs, comme le vin de palme en Afrique. En Mésopotamie, à Babylone, la bière était connue et avait sa déesse. En Égypte, il y avait de véritables brasseries pour encourager et nourrir les ouvriers des pyramides. En Syrie, chaque maison avait sa mini brasserie. La boisson fermentée d’alors ne ressemble pas à la bière d’aujourd’hui : il s’agissait plus d’une soupe contenant des résidus que d’un liquide clair comme aujourd’hui. L’usage médicinal de la bière est déjà décrit chez les sumériens pour nettoyer et désinfecter les plaies. Chez les égyptiens, la bière était mélangée aux épices (coriandre, cumin, safran), chaque épice ayant son indication thérapeutique.

En Grèce et à Rome, la préférence était donnée au vin. Hippocrate a inclus le vin dans sa pharmacopée : pur, dilué dans l’eau (pour lui, la meilleure eau était l’eau de pluie bouillie) ou mélangé à différentes herbes. Galien a écrit « Le Livre des vins », décrivant en véritable œnophile les vertus de différents vignobles. C’est aux romains qu’est due l’expansion du vin, parallèle à celle de l’empire. La viticulture, importante source de richesse, s’est étendue vers le Nord, à partir de Marseille et de la Provence.

Le christianisme conquit l’Europe occidentale en même temps que le vin. Lors de l’invasion barbare et de la chute de l’empire romain, évêques et moines sauveront la viticulture et assureront son développement. Outre son usage sacré avec la communion sous les deux espèces, le vin est festif pour le peuple (à une époque il y avait jusqu’à 150 jours de fête) et signe d’accueil : le « vin d’honneur » était offert par les évêques aux hôtes (comme le roi), par les moines aux pèlerins. Les cisterciens, grands propriétaires de vignes, ont créé le Clos de Vougeot. À la fin du Moyen Âge, la France entière était couverte de vignes. Sont apparus : le verre à boire (les plus précieux venaient de Murano), les spiritueux et plus tard le champagne. Dom Pérignon a pu réaliser la deuxième fermentation, en bouteille, grâce au bouchon de liège.

L’alchimie fait aussi partie de l’histoire de l’alcool et des médicaments. Elle a pour but de purifier, d’atteindre l’essence d’un élément, la quintessence c’est-à-dire le cinquième élément (les quatre autres étant la terre, l’air, l’eau et le feu). Outre la tentative de transformer les métaux en or, la distillation faisait partie des techniques, transformant le vin en un liquide clair comme l’eau que l’on appellera Aqua Vitae, eau de vie. Près du début de notre ère, la distillation sera utilisée en Chine, en Inde, en Égypte, perfectionnée en terre d’Islam et transmise en Occident via l’école de Salerne. À cette eau de vie, très bon solvant, seront ajoutées des herbes, des épices dont ce sera le premier usage, avant distillation pour donner différentes médications. Ainsi la Chartreuse (recette secrète de plus de 200 composants) et la Bénédictine étaient d’abord des remèdes. L’usage médicamenteux de l’alcool était encore très présent au XIXe siècle et a persisté jusqu’il y a peu : la potion de Todd, la teinture de laudanum par exemple.

Au XIXe siècle, la bière et le vin contribuèrent à la découverte de la théorie microbienne de Pasteur : Études sur le vin,1866 – Études sur la bière, 1876. Appelé par un brasseur pour découvrir pourquoi la bière tournait mal parfois, Pasteur détecte au microscope, outre les globules de levure assurant la fermentation alcoolique, des filaments, des « ferments de maladies » écrit Pasteur, qui sont invariablement associés à la fermentation lactique, au mauvais goût. Plus tard, Pasteur associe ces ferments, ces micro-organismes aux maladies animales (choléra des poules, charbon chez les ovins) et enfin aux infections chez l’homme.

L’alcool-médicament s’est longtemps maintenu dans notre thérapeutique. Au XIXe siècle, Laennec recommandait une once d’eau de vie au coucher, dans une infusion, à certains malades. Todd en Grande-Bretagne prescrivait l’alcool comme remède dans les maladies où l’adynamie dominait. La pharmacopée universelle de Paris incluait 164 vins. C’est dire que les médecins étaient des alcoolo-thérapeutes (efficaces). Le vin était aussi considéré comme un aliment, une bouteille étant presque l’équivalent de cinq cent grammes de viande de bœuf. En 1931, dans un livre de régimes Fiessinger écrit: «Rappelons-nous que si ceux qui se livrent à des abus excessifs meurent souvent jeunes, ceux qui suivent tout de suite pour le grand départ sont des buveurs d’eau. Les consommateurs modérés de vin, ce sont eux qui détiennent le palme de longévité». Sans doute, ceux qui savent gouter le vin savent gouter la vie. Devant les méfaits sociaux de la consommation croissante de spiritueux et après l’apparition des mouvements de tempérance, les alcools forts ont été distingués des «boissons hygiéniques» (bière et vin), distinction encore présente chez les patients (« docteur, je ne bois pas d’alcool, je ne prends que de la bière »). «Le vin chasse l’alcool», aphorisme du XIXe siècle était admis par les médecins catholiques des pays producteurs vinicoles. En 1930, le ministre de l’Instruction publique en France recommandait, avec l’appui d’illustres professeurs de médecine, aux maîtres de l’enseignement primaire d’expliquer la valeur biologique et hygiénique du vin, le meilleur médicament contre l’alcoolisme.

Ce n’est qu’au milieu du XIXe siècle que l’alcool devient un problème médical et que sa toxicité chronique est reconnue. «Alcoholismus chronicus» est publié en 1849 par Huss, clinicien suédois qui décrira par exemple la polynévrite alcoolique. La neurotoxicité de l’alcool (et ses aspects psychiatriques) sera la première reconnue : 1813 delirium tremens – 1881 encéphalopathie de Gayet-Wernicke – 1889 syndrome de Korsakoff. En ce siècle où les maladies infectieuses dominent, les critères de causalité sont inconnus et les premiers (critères de Koch) concerneront les infections. La cirrhose illustre le problème. Laennec a décrit cliniquement et histologiquement la cirrhose mais ne l’a pas attribuée à l’alcool. L’association alcool-cirrhose sera controversée jusqu’à la deuxième moitié du XXe siècle où l’apparition des statistiques médicales et de l’épidémiologie permettront à Pequignot d’établir formellement et de préciser ce lien de causalité. L’étiologie alcoolique de la pancréatite chronique et sa relation avec la pancréatite aigüe a été bien étudiée par Sarles il y a 50 ans. En 1968, P. Lemoine a décrit le syndrome d’alcoolisation fœtale, qui a pour corollaire l’abstinence complète recommandée aux femmes enceintes.

L’histoire de l’absinthe, concentre tous les aspects et les problèmes de l’alcool. L’absinthe est extraite d’une plante : Arthémisia absinthum (NB: Arthemisia anuum contient un composé à l’origine de l’artémisine, antimalarique). Des extraits ont été utilisés par les Egyptiens (papyrus d’Ebers), par Dioscoride comme vermifuge, au Moyen-Age comme remède contre la fièvre et fortifiant (Hildegarde Von Bingen). Au XIXe siècle, la distillation réalisée par Pernod a permis la liqueur d’absinthe qui s’est répandue entre autres dans les milieux artistiques à cause de son aspect psychostimulant : Musset, Maupassant, Verlaine, Baudelaire, Rimbaud, Apollinaire. Le rituel consistait à mettre au fond d’un verre un peu de liqueur de couleur verte, de mettre un sucre dans une cuillère percée et de laisser couler un peu d’eau sur le sucre qui diluait ainsi l’absinthe et en cachait le goût amer. En 1913, la production française était de 50 millions de litres. Mais le remède contenait un poison : la tuyone, un puissant neurotoxique. L’absinthe a été interdite en France en 1915 : la « fée verte » était devenue sorcière. C’est le seul exemple de prohibition réussie… et justifiée.

Alors, abstinence… et prohibition ou tempérance ? Au XIXe siècle apparaissent les mouvements de tempérance, d’abord aux USA et en Grande-Bretagne, ensuite en France où l’alcool est considéré comme une cause de dégénérescence et accusé d’avoir contribué à la défaite de 1870 face aux Prusses et aux excès des Communes. Aux Etats-Unis, le mouvement anti-alcool finira par obtenir un XVIIIe amendement à la Constitution, proclamant en 1920 la prohibition totale de l’alcool. Dans un premier temps, les effets positifs dominent : chute des hospitalisations pour alcoolisme, réduction de l’incidence de la cirrhose mais les effets négatifs suivent : fabrication d’alcools frelatés encore plus toxiques – fraude et contrebande (c’est la période d’Al Capone). La prohibition sera révoquée en 1933.

L’alcool n’est pas le seul exemple de « pharmakon » : médicament et poison suivant la dose, suivant l’usage Fin du XIXe siècle, l’héroïne a été synthétisée par Bayer comme antitussif avant d’être bannie comme remède et considérée parmi les poisons, parmi les drogues. La morphine, et d’autres opioïdes de synthèse, comme le fentanyl, analgésiques puissants sont à l’origine d’une épidémie de décès aux USA : plus de 100.000 décès annuels.

Alors, l’alcool, remède ou poison ? C’est peut-être un remède (non médical) dans la mesure, certainement un poison dans la démesure. Dans un article publié en août 2018 dans le British Medical Journal, une étude prospective de près de 10 000 personnes évalue le risque de démence, augmenté chez ceux qui consomment plus de 14 doses d’alcool par semaine, mais aussi chez les abstinents : effet protecteur de petites doses ? Une autre étude d’août 2018, dans le Lancet, revoit plusieurs centaines de publications et estime que les risques pour la santé sont toujours présents et proportionnels à la dose et donc commencent avec un verre !

L’alcool est resté un médicament … externe, un désinfectant. La solution hydro alcoolique, popularisée par Didier Pittet, infectiologue suisse, Semmelweys moderne (au XIXe siècle Semmelweys a montré que le lavage des mains réduisait la mortalité dans les maternités), a épargné des millions d’infections nosocomiales dans les hôpitaux, et probablement de nombreuses vies lors de la pandémie virale récente.