Les médecins de ma génération ont eu la chance d’être témoins et acteurs d’un demi-siècle de progrès extraordinaires de la science médicale, s’accompagnant d’un allongement significatif de l’espérance de vie en bonne santé. Ces progrès ne nous font toutefois pas oublier qu’un bon médecin doit aussi être un médecin bon, à l’écoute et empathique. Il y a entre les deux, entre la « médecine basée sur les preuves » et le colloque singulier, une heureuse tension qui est au coeur du bien-nommé « art de guérir ». Ce délicat équilibre n’est pas à l’abri de dérives. Parfois dans le sens d’une régression lorsque, par exemple, une nouvelle croyance remet en doute une avancée de la science médicale. Parfois dans le sens d’une transgression lorsque, par exemple, une nouvelle technique médicale va à l’encontre de l’éthique. « Science sans conscience n’est que ruine de l’âme » disait déjà Rabelais.
Ces thématiques sont abordées par les différents contributeurs de ce riche numéro de l’Ama Contacts, qui fait la part belle à l’histoire de la médecine.
A travers les figures emblématiques de Claude Galien - dont le parcours est résumé dans le grand entretien que Franz Philippart a accordé à Maurice Einhorn- et d’Alexis Carrell - dont la carrière est scrutée par Jean-Claude Debongnie-, c’est la naissance et l’essor de la science médicale qui nous sont contés. Claude Galien (130-200) peut être considéré comme le fondateur de la physiologie expérimentale ainsi que le père de la pharmacologie. Pas étonnant que les illustres Prix de Pharmacologie décernés de nos jours portent son nom. Avec l’invention de l’anastomose vasculaire, Alexis Carrell (1875-1944) est, quant à lui, un des pionniers de la transplantation d’organe. Ses nombreuses autres contributions aux progrès de la médecine sont passées en revue par J-Cl. Debongnie. Un des plus beaux fleurons de la science médicale est sans conteste l’éradication d’un certain nombre de maladies infectieuses grâce à la vaccination. Lorsque la maladie est très contagieuse, comme la rougeole, l’éradication n’est possible que si la couverture vaccinale est de 95%. Ce qui fut le cas dans nos pays dès l’an 2000. Puis vint le mouvement anti-vax, aujourd’hui propagé par les réseaux sociaux et leurs fake news… Le résultat en est alarmant : avec la chute du taux de couverture vaccinale, le nombre de cas de rougeole en Europe a été multiplié par 15 entre 2016 et 2018, les individus les plus exposés aux complications sévères étant les patients sous immunosuppresseurs qui pouvaient compter jusqu’ici sur l’immunisation solidaire du reste de la population (1). Maurice Einhorn analyse dans son billet les raisons de l’incroyable succès de cette idéologie de régression.
Une des révolutions médicales en cours est le décodage et plus récemment la maîtrise de la génétique. Mais les avancées du génie génétique et le développement des techniques de procréation ouvrent aussi la voie, comme on le sait, à la tentation de créer des êtres « parfaits » ou « sur-mesure »… Ce qu’une majorité des personnes considèrent comme une idéologie de transgression n’est pourtant pas qu’une utopie quand on sait que la Chine est en train de collecter l’ADN de ses surdoués afin de déterminer les variants associés à l’intelligence avec, à la clé, la sélection possible d’embryons dotés de ces variants… Ne nous voilà-t-il pas revenus aux thèses eugénistes qui avaient cours au début du XXème siècle et que des esprits aussi brillants qu’Alexis Carrell avaient adoptées avec la conviction de faire progresser l’humanité ? J-Cl. Debongnie évoque aussi cette facette de l’homme Carrell. Ce qui n’enlève rien à ses immenses qualités scientifiques. Ce qui doit par ailleurs être remis dans le contexte de l’époque : le courant eugéniste avait fait de nombreux adeptes dans les élites scientifiques (comme Charles Richet, lui aussi Prix Nobel de Médecine) et politiques (comme Winston Churchill, ce qu’on sait peut-être un peu moins). Mais ce qui explique tout de même que la personnalité d’Alexis Carrell a légitimement perdu la valeur exemplative qui lui était accordée. Revisiter l’histoire nous éclaire bien souvent sur les débats d’aujourd’hui. C’est tout le mérite d’un numéro de l’Ama Contacts comme celui-ci.
A ce propos, je profite de cette tribune dans le journal de notre Faculté pour regretter, comme Franz Philippart, que l’histoire de la médecine ne soit plus enseignée dans notre Alma Mater. Heureusement que nos collègues pharmaciens maintiennent en vie, autour du précieux héritage de la bibliothèque Couvreur, un Centre d’Etudes d’Histoire de la Pharmacie et du Médicament et que nos collègues de l’ULB ont créé en 1995, sur le campus Erasme, un intéressant Musée de la Médecine.
Cerise sur le gâteau, dans la rubrique « Art et Médecine », Chantal Daumerie nous fait partager le nouveau diagnostic que parait révéler à un œil médical sagace le portrait de Mona Lisa. Bonne lecture !
(1) Measles in 2019 – Going backward. Paules CI, Marston HD, and Fauci AS. N Engl J Med 2019 ; 380 : 2185